Crise du Golfe : un dilemme africain

Après la brutale mise au ban du Qatar par l’Arabie saoudite, les réactions sur le continent vont du soutien à Riyad à la neutralité gênée. Revue de détail, par région et par pays.

La corniche qui longe la baie de Doha, capitale du Qatar. © Calle Montes/Photononstop/AFP

La corniche qui longe la baie de Doha, capitale du Qatar. © Calle Montes/Photononstop/AFP

ProfilAuteur_SamyGhorbal

Publié le 15 juin 2017 Lecture : 10 minutes.

La Mauritanie et les Comores qui emboîtent le pas à l’Arabie saoudite, aux Émirats et à leurs alliés, en rompant leurs relations diplomatiques avec le Qatar ; le Sénégal et le Tchad qui rappellent « pour consultation » leurs ambassadeurs à Doha ; le Gabon qui publie un communiqué virulent contre le Qatar ; la Tunisie et le Maroc, terriblement embarrassés, qui ne pipent mot : l’onde de choc de la crise qui secoue les États du Conseil de coopération du Golfe (CCG) a atteint l’Afrique de plein fouet. Exception faite de la Libye, théâtre d’une guerre par procuration entre le Qatar et les Émirats, les pays africains sont en réalité assez peu concernés par cette querelle d’émirs qui a pour toile de fond la rivalité atavique entre les familles Al Saoud, Al Nahyane et Al Thani et l’attitude à adopter face aux Frères musulmans et à l’Iran.

Mais la volonté des Saoudiens et des Émiratis de punir et d’isoler le Qatar, le virage belliqueux pris par les diplomaties de ces deux États, qui s’est renforcé depuis l’avènement du roi Salmane et l’élection de Donald Trump, en 2016, les leviers de pression économiques et politiques dont ils disposent expliquent le dilemme auquel sont aujourd’hui confrontés les partenaires traditionnels de Riyad et d’Abou Dhabi sur le continent. Comment ne pas s’attirer les foudres saoudiennes sans fâcher ou froisser le Qatar, devenu, au fil des années, un partenaire économique important, voire essentiel ? Les réactions, forcément en ordre dispersé, vont du soutien à Riyad à la neutralité gênée. Revue de détail, par région et par pays.

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Le Maghreb écartelé

  • La Tunisie, proche du Qatar

L’embarras est le plus palpable en Tunisie, où les dirigeants sont écartelés entre des partenaires du Golfe tous indispensables et qu’ils souhaitent tous ménager. La Tunisie n’a pas réagi officiellement mais ne souhaite surtout pas rompre avec Doha. Alors que l’élection de Béji Caïd Essebsi (BCE), en décembre 2014, laissait présager une lune de miel avec les Émiratis, les relations entre Tunis et Abou Dhabi sont allées de mal en pis, et les ressortissants tunisiens ont même un temps été interdits de voyage aux Émirats. Sous l’impulsion de BCE, la Tunisie, qui espérait des contreparties sonnantes et trébuchantes, s’est placée dans l’orbite de Riyad.

L’émir du Qatar, Tamim Ibn Hamad Al Thani, avec le président tunisien, Béji Caïd Essebsi, le 29 novembre 2016, à Tunis. © Nicolas Fauqué pour JA

L’émir du Qatar, Tamim Ibn Hamad Al Thani, avec le président tunisien, Béji Caïd Essebsi, le 29 novembre 2016, à Tunis. © Nicolas Fauqué pour JA

Ce flirt très poussé s’est traduit par un soutien (verbal) à l’action, pourtant illégale, de la coalition arabe au Yémen et par le vote de résolutions émanant du conseil des ministres arabes de l’Intérieur et des Affaires étrangères, condamnant les agissements de l’Iran et du Hezbollah, et qualifiant ce dernier d’organisation terroriste. L’affaire avait provoqué un vif émoi dans l’opinion, qui voit dans le mouvement chiite libanais le fer de lance de la résistance à Israël. Tunis, cependant, n’a jamais envisagé une rupture avec Téhéran. La relation avec le Qatar est devenue un enjeu de politique intérieure après la révolution.

La proximité affichée entre l’ancien émir, Cheikh Hamad, son épouse, Cheikha Moza, et Moncef Marzouki, le prédécesseur de BCE, aurait pu laisser craindre une prise de distance marquée. Mais les autorités tunisiennes, pragmatiques, ont opté pour le reset (remise des compteurs à zéro). Les Qataris ont fait des gestes, en investissant, notamment dans le secteur hôtelier (plus de 400 millions de dollars, soit près de 356 millions d’euros), en multipliant les dons et en acceptant de différer le remboursement d’un prêt de 500 millions de dollars contracté en 2012 et qui arrivait à échéance en 2017. Le Qatar a parrainé, avec la France, la conférence Tunisie 2020 sur l’investissement, et l’émir, Cheikh Tamim, est venu à Tunis pour l’occasion.

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Les islamistes d’Ennahdha, qui se savent dans le collimateur d’Abou Dhabi, sont également partisans d’une ligne d’apaisement et de désescalade. Ils ont dit, le 7 juin, leur vive préoccupation et ont encouragé les efforts de médiation du Koweït. Très soutenus par le Qatar du temps de la troïka (décembre 2011-janvier 2014), ils avaient réussi à se rabibocher avec Riyad après l’avènement de Salmane. En septembre 2016, le monarque avait même invité personnellement Rached Ghannouchi au hajj (le pèlerinage)…

  • Le non-alignement algérien

Fidèle à sa doctrine de non-alignement, l’Algérie observe une neutralité sourcilleuse. Alger, traditionnellement, se tient à équidistance des différents adversaires dans les conflits et contentieux opposant les pays arabes-musulmans. En novembre 2011, l’Algérie avait été l’un des rares États de la Ligue arabe à voter contre l’exclusion de la Syrie, au grand dam, à l’époque, de Doha et de Riyad… Elle a refusé d’intervenir au Yémen et prône inlassablement le dialogue.

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Les motifs de frictions avec le Qatar n’ont pourtant pas manqué. Le soutien diplomatique apporté par l’émirat aux Frères musulmans irrite, comme d’ailleurs ses initiatives sur le terrain libyen. Al-Jazira n’a jamais obtenu l’autorisation d’ouvrir un bureau à Alger, où on lui reproche sa partialité et des campagnes de dénigrement répétées à l’encontre du régime. Même si, à travers l’opérateur de téléphonie Ooredoo, les Qataris comptent parmi les plus gros investisseurs du pays. Et même si les deux États, grands producteurs de gaz naturel, ont des intérêts communs, toute idée de chantage économique est à écarter, rappelle-t‑on à Alger.

L’argument est valable aussi pour les prétentions saoudiennes et émiraties. On ne transige pas sur les principes, surtout en politique étrangère. Cette affaire n’en reste pas moins sensible, eu égard à la grande proximité qui a existé entre le président Abdelaziz Bouteflika et la famille régnante d’Abou Dhabi, les Al Nahyane. C’est en effet dans la capitale des EAU que le proscrit d’Alger avait trouvé refuge, en 1980, quelques mois après la mort de Boumédiène. Bouteflika et feu Cheikh Zayed, le père de Cheikh Mohammed, l’actuel prince héritier, étaient devenus très proches.

  • Le Maroc temporise

Au même titre que la Jordanie, le Maroc souhaite temporiser. En 2009, le royaume, par solidarité avec Bahreïn, avait rompu ses relations diplomatiques avec l’Iran, accusé de vouloir propager le chiisme. Cette fois, signe de la gêne, Rabat n’a pas publié de communiqué officiel, mais le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, a déclaré que le royaume était « pour la retenue et la neutralité ».

Le Maroc a témoigné d’un soutien sans faille à l’Arabie saoudite en rejoignant la coalition arabe contre la rébellion houthiste du Yémen

Les liens stratégiques avec les pays du Golfe sont intenses et le Qatar est devenu le premier investisseur arabe. On imagine cependant que les pressions de tous ordres doivent être fortes. Mohammed VI et le prince héritier des Émirats, Cheikh Mohamed Ibn Zayed, sont amis depuis l’enfance. Les monarchies marocaine et saoudienne sont alliées de longue date. Salmane a fait de Tanger l’un de ses lieux de villégiature privilégiés et y a même marié l’un de ses fils, à l’été 2016.

Confronté à une conjoncture économique post-Printemps arabe difficile, Mohammed VI était revenu avec 5 milliards de dollars de dons d’une tournée dans les pays du Golfe en 2012 (le Qatar avait versé son écot au même titre que les autres). Le Maroc, en retour, a témoigné d’un soutien sans faille à l’Arabie saoudite en rejoignant la coalition arabe contre la rébellion houthiste du Yémen et en déployant des unités combattantes. Et a fermé le bureau local d’Al-Jazira, accusée de se montrer trop complaisante à l’égard des islamistes radicaux du mouvement Justice et Bienfaisance.

Du Sahel à l’océan Indien : des réactions en ordre dispersé

Les pays du Sahel, comme le Mali et le Niger, ont observé une prudence confinant au mutisme. Ils sont pourtant confrontés, depuis le début de la décennie, à la menace d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) et du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), ainsi qu’à celle de la katiba de Mokhtar Belmokhtar. Or des informations convergentes émanant de services de renseignements occidentaux suggèrent l’implication de parties qataries dans le soutien, financier et matériel, à ces mouvements. Les présidents Ibrahim Boubacar Keïta et Mahamadou Issoufou avaient participé au sommet arabo-islamo-américain de Riyad les 20 et 21 mai dernier.

  • Le Sénégal soutient l’Arabie Saoudite

Leur réserve contraste avec l’attitude du Sénégal de Macky Sall (présent lui aussi à cette rencontre), qui s’est fendu d’un communiqué pour dire « sa vive préoccupation face à la situation en cours dans la région du Golfe » et pour exprimer « sa solidarité agissante à l’Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis, à Bahreïn et à l’Égypte ». Dakar a rappelé pour consultation son ambassadeur à Doha. Cette prise de position, qui n’a pas provoqué de grands débats, le pays étant accaparé par la campagne pour les législatives du 30 juillet, a cependant déconcerté les observateurs.

Certes, le Sénégal a apporté son soutien à l’action de la coalition arabe au Yémen et déployé 2 000 soldats en Arabie saoudite pour protéger les installations pétrolières, et les relations avec Riyad sont au beau fixe. Mais le pays s’était, dans le même temps, beaucoup rapproché du Qatar. Cheikh Tamim n’avait pas hésité à mettre la main à la poche, en 2015, pour aider à boucler le financement du sommet de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) de Dakar. Il avait aussi joué de ses bons offices dans l’affaire Karim Wade et avait accueilli à Doha l’ex-pensionnaire de la prison de Rebeuss.

Djibouti dépend étroitement de Riyad, qui l’a aidé à surmonter une brouille persistante avec les Émirats

  • Le Tchad et Djibouti s’éloignent du Qatar…

Le Tchad d’Idriss Déby Itno a également choisi de rappeler son ambassadeur pour consultation alors que Djibouti, qui offre des facilités logistiques à l’aviation de la coalition arabe antihouthiste, a, pour sa part, décidé de « réduire le niveau de sa représentation diplomatique à Doha », sans aller jusqu’à la rupture. Le pays d’Ismaïl Omar Guelleh n’a pas vraiment le choix : il dépend étroitement de Riyad, qui l’a aidé à surmonter une brouille persistante avec les Émirats (Dubaï a longtemps été le principal investisseur étranger à Djibouti, avant d’être supplanté par la Chine).

 Il fallait faire un choix, les Comores choisissent l’Arabie saoudite, même si le Qatar est un pays frère plus qu’un pays ami

En privé, les officiels djiboutiens ne cachaient pas leur exaspération face aux résultats décevants d’une médiation menée par le Qatar au sujet de militaires djiboutiens capturés par l’Érythrée, jugeant Doha trop complaisant avec Asmara.

  • …et les Comores choisissent la rupture

Les Comores, membres de la Ligue arabe, comme Djibouti, ont pour leur part choisi la rupture. Mais les termes employés par le président Azali Assoumani traduisent son embarras face à une décision qui semble autant subie que voulue : « Il fallait faire un choix, les Comores choisissent l’Arabie saoudite, même si le Qatar est un pays frère plus qu’un pays ami. » Il a ajouté, comme pour se justifier, que l’Arabie saoudite était « le lieu choisi pour faire naître l’islam » et que, à ce titre, « [c’était] aussi notre pays ». En 2015, sous l’impulsion d’Ikililou Dhoinine, Moroni avait déjà rompu avec Téhéran.

  • Le Gabon condamne le Qatar

Si le Soudan d’Omar el-Béchir a « regretté la décision des cinq pays arabes frères », la réaction la plus vive est venue du Gabon. Libreville s’est rangé sans ambages dans le camp saoudo-émirati, publiant un communiqué virulent « condamnant les agissements récurrents du Qatar en faveur du terrorisme » et invitant les autorités de Doha à « tout mettre en œuvre pour se conformer aux obligations internationales dans l’intérêt sécuritaire de la région ».

La politique étrangère relevant exclusivement de la présidence de la République, la prise de position, endossée par le cabinet du ministre des Affaires étrangères, traduit la position d’Ali Bongo Ondimba. Dirigeant d’un État non arabe où la majorité de la population est chrétienne, il s’est converti à l’islam dans les années 1970, dans le sillage de son père, Omar. Le Gabon bénéficie depuis cette époque de la sollicitude et des largesses des monarchies du Golfe et, en premier lieu, de l’Arabie saoudite.

Son appartenance à la famille islamique constitue un des éléments du rayonnement international gabonais. Ali Bongo a d’ailleurs participé au récent sommet réunissant Donald Trump et une cinquantaine de dirigeants arabes et musulmans dans la capitale saoudienne. Même si aucun contentieux n’existe entre Libreville et Doha, l’alliance avec Riyad l’emporte sur toute autre considération. Un soutien d’autant plus précieux aujourd’hui que le Gabon a pris quelques distances avec la France et l’Union européenne.

Nouakchott tranche dans le vif

La Mauritanie est l’un des seuls pays, avec l’Égypte, les Comores et les Maldives, à avoir décidé de couper tout lien avec le Qatar. Leurs ambassades respectives ont été fermées dès le 7 juin. Nouakchott s’attendait à des mesures de rétorsion : plusieurs centaines de Mauritaniens officient en qualité de cadis (juges islamiques) ou de professeurs de français dans l’émirat gazier et pourraient être expulsés.

Le bureau régional d’Al-Jazira, anciennement installé dans la capitale marocaine et qui couvre aussi le Sénégal, devrait être fermé à Nouakchott, tout comme les antennes des fondations qataries, ainsi que la représentation locale de la Qatar National Bank (QNB). Un grand projet immobilier, en phase de démarrage, dans la zone de l’aéroport sera également suspendu. Le président Mohamed Ould Abdelaziz prend donc un risque calculé. Son pays, qui traverse une situation budgétaire difficile et qui a essuyé les critiques du FMI, a cruellement besoin d’appuis financiers, qu’il pense pouvoir trouver du côté de Riyad : les Saoudiens ont la réputation d’être plus généreux que les Qataris.

Il aurait également été confronté à des éléments suggérant que Doha aurait soutenu en sous-main ses opposants islamistes du parti Tawassoul, proches des Frères musulmans. Un argument qu’il pourrait bien opportunément sortir de sa manche si la campagne pour le référendum constitutionnel, prévu le 5 août, s’envenimait.

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