Tunisie : comment l’armée est en train de changer
Équipements, renseignements, formation… Depuis deux ans, l’armée nationale tunisienne s’est considérablement renforcée et modernisée. Et assure d’autant plus efficacement ses missions.
«Nous avons une armée pour défiler le 20 mars seulement », expliquait le chef du gouvernement tunisien, Youssef Chahed, dans une interview au quotidien La Presse le 4 juin dernier. Une petite phrase qui, si elle n’a pas fait ciller l’état-major de la grande muette, a mis en émoi ceux qui l’ont servie.
« Malgré les contraintes de toute nature qui lui ont été imposées, l’armée nationale s’est toujours honorablement, professionnellement et dignement acquittée de sa mission institutionnelle, à savoir la défense de l’intégrité territoriale du pays et de son indépendance. Mieux, elle a aussi largement contribué à l’effort de développement national par la réalisation de très nombreux projets d’infrastructures et à l’élévation de la place de la Tunisie dans le concert des nations », écrit le général à la retraite Mohamed Meddeb dans un vibrant plaidoyer diffusé sur les réseaux sociaux.
Protéger les ressources principales du pays
Si l’institution militaire est à l’échelle du pays – petits effectifs et manque de moyens –, c’est bien à elle que, dans son discours du 10 mai 2017, le président de la République et commandant en chef des forces armées, Béji Caïd Essebsi, a confié la charge de sécuriser les sites d’exploitation des ressources principales du pays, dont les hydrocarbures.
Cette décision a enflammé les protestataires – qui bloquaient le site d’El Kammour (Sud) – et semé le trouble dans la région de Tataouine (Sud). « Nous sommes donc en zone militaire », persiflaient les uns.
Leur crainte est pourtant largement injustifiée
« On va nous appliquer la loi martiale », pestaient les autres, oubliant qu’une large frange du Sud tunisien avait été décrétée zone militaire durant le mandat de Moncef Marzouki à Carthage, en 2012.
Leur crainte est pourtant largement injustifiée. Cette mission, qui entre dans les prérogatives du contingent, n’est pas une première. L’armée l’a déjà assurée à maintes reprises en période de fortes tensions.
Après le soulèvement de 2011, elle a veillé sur les institutions pendant de longs mois, comme elle a assuré à trois reprises dans son histoire un service de maintien de l’ordre et la protection du régime : grève générale du 26 janvier 1978, début d’insurrection armée menée par des opposants avec le soutien de Kadhafi le 26 janvier 1980 à Gafsa et émeutes du pain en janvier 1984. Mais elle n’a jamais été sur le pied de guerre, sauf pendant le bombardement de Sakiet Sidi Youssef, en 1958, et la bataille de Bizerte, en 1961.
Entre critiques et popularité
L’armée a en outre été maintenue à distance du champ politique depuis sa création, en 1956, par le premier chef de l’État de la Tunisie indépendante, Habib Bourguiba – qui la redoutait, surtout après la tentative de coup d’État de 1962 à l’instigation de huit officiers –, mais aussi par son successeur, le général Zine el-Abidine Ben Ali, pourtant issu de ses rangs, mais qui misait plutôt sur les forces de police pour contrôler le pays et protéger le régime.
L’affaire dite de Baraket Essahel, en 1991, où 244 militaires avaient été poursuivis à tort pour complot contre l’État, et la disparition dans le crash d’un hélicoptère, en avril 2002, de 13 officiers et sous-officiers, dont le général Abdelaziz Skik, chef d’état-major de l’armée de terre, ont marqué au fer rouge l’institution militaire. Laquelle cependant jouit, depuis 2011, d’une immense popularité.
Après un premier accrochage avec des jihadistes à Errouhia (Nord-Ouest) l’armée est devenue la cible des islamistes radicaux
« Notre armée est patriote, loyale et l’a démontré lors de la chute de Ben Ali en protégeant les citoyens et en restant au-dessus des mêlées politiques ou idéologiques », souligne Fatma, une habitante de Bizerte, qui peut témoigner que les soldats n’ont pas tiré sur les manifestants durant la révolution.
Après un premier accrochage avec des jihadistes à Errouhia (Nord-Ouest), le 18 mai 2011, qui coûta la vie à un officier et à un sous-officier, l’armée est devenue la cible des islamistes radicaux, qui la considèrent comme une force au service du taghout, l’État tyran et impie, selon le lexique salafo-jihadiste.
Avec 68 morts et 135 blessés, elle a payé un lourd tribut à la guerre domestique engagée contre le terrorisme, essentiellement dans les massifs montagneux du Nord-Ouest. Et a mis en échec en mars 2016 à Ben Guerdane (Sud) une tentative de prise de la ville par des jihadistes de Daesh.
Carences
Mais les interventions et opérations de l’armée, pour efficaces qu’elles furent, ont aussi mis au jour ses carences, notamment en matière d’équipements, de renseignements et de formation, contraignant les différents gouvernements, depuis 2011, à revoir à la hausse le budget qui lui était alloué : de 760 millions de dinars en 2010, il est passé à 2 milliards en 2017 (d’environ 400 millions d’euros à plus de 800 millions).
Une augmentation significative, mais qui reste en deçà des montants destinés à l’Intérieur et à l’Éducation. Au vu du déficit des finances publiques, l’État a cependant consenti un effort important en destinant 25 % de ces fonds à l’équipement. Une priorité et une urgence que le gouvernement met en avant pour justifier ses difficultés budgétaires dans ses négociations avec le FMI.
Entre 2011 et 2015, le pourcentage des dépenses militaires par rapport au PIB a en effet augmenté de presque 50 %.
Guerre asymétrique
La Tunisie, désignée en 2015 par Washington comme un « allié majeur non membre de l’Otan », statut qui permet une coopération militaire renforcée, est devenue un marché, bien qu’étroit, pour l’industrie de l’armement, essentiellement américaine, et un important récipiendaire de l’aide internationale. « Aujourd’hui, les militaires ont commencé à s’adapter sur le plan stratégique et logistique.
Ils ont compris qu’ils étaient confrontés à une guerre asymétrique appelée à durer », explique l’élue Leila Chettaoui, ancien membre de la commission défense et sécurité de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Dès 2014, avec le gouvernement Mehdi Jomâa, les autorités ont engagé une modernisation de l’armée avec la remise en état de 12 chasseurs-bombardiers F-5E et F-5F Tiger, l’achat de drones à même de survoler les zones de combat et d’avions de transport de type Hercules, ainsi que de 100 véhicules de transport Kirpi de fabrication turque en remplacement des chars M60, peu maniables.
Dans cet état d’alerte permanent, la marine n’est pas en reste
Mais les commandes les plus importantes concernent des hélicoptères à vision nocturne. Sur 24 unités d’une valeur de 100 millions de dollars (90 millions d’euros), « 8 OH offensifs C4 et 8 Black Hawk ont été réceptionnés. Nous avons intégré le fait que la guerre est désormais technologique », précise Belhassen Oueslati, porte-parole du ministère de la Défense, qui reconnaît que la mise en place d’un système de surveillance électronique de la frontière avec la Libye à partir de 2018 soulagera le contingent déployé dans l’espace saharien.
Dans cet état d’alerte permanent, la marine n’est pas en reste. Sollicitée pour surveiller les eaux territoriales mais également les flux de clandestins, elle a reçu 4 navires de l’armée américaine et travaille en étroite coopération avec l’Italie, qui lui a fourni des vedettes et des navires spéciaux tels que le Zarzis A710 pour soutenir les opérations sécuritaires en Méditerranée.
Jusqu’en 2015, entre les prêts et les dons, l’armée a bénéficié d’une aide globale de 160 millions de dollars émanant des États-Unis et de pays européens sous forme d’équipements d’urgence – dont du matériel de détection d’engins explosifs – et de cycles de formation, ainsi que d’une assistance médicale aux soldats blessés.
Vers une armée de métier
Formée de professionnels et de conscrits, la grande muette, seul corps auquel l’ARP n’a pas demandé de comptes, devrait, à moyen terme, franchir une étape pour devenir une armée de métier, selon des experts auprès du chef du gouvernement ; mais, pour l’instant, priorité est donnée à la mise à niveau de ses effectifs et du dispositif du renseignement.
Outre la formation dispensée aux officiers par l’armée de terre américaine pour l’Afrique (Usaraf), notamment au Centre de préparation interarmées multinationale (JMRC), en Allemagne, 70 militaires américains ont vulgarisé l’usage des drones, tandis que des formateurs français sont régulièrement intervenus, de 2015 à 2016, au centre de Bizerte.
Selon un sondage du think tank Jossour réalisé en mai, 88 % des Tunisiens estiment que l’armée se désintéresse du pouvoir
Avec un focus sur les forces spéciales et le renseignement dans le contre-terrorisme, la France, tous domaines de coopération confondus, a mobilisé 20 millions d’euros pour 2016 et 2017. Disposer de moyens et d’hommes est important, mais l’armée n’en doit pas moins accomplir une indispensable transition, laquelle demeure tributaire d’une volonté politique quelque peu récalcitrante.
Pourtant, selon un sondage du think tank Jossour réalisé en mai, 88 % des Tunisiens estiment que l’armée se désintéresse du pouvoir. À telle enseigne que la loi électorale accorde désormais aux militaires et aux forces de l’ordre le droit de vote, mais uniquement aux scrutins locaux, comme les prochaines municipales, prévues en décembre 2017. Une nouveauté qui a suscité de nombreuses polémiques au sein de l’ARP en mars.
Pour les uns, cette mesure risque d’inciter les militaires à s’intéresser de près au monde politique et serait contraire à l’exigence constitutionnelle de neutralité totale des institutions. Pour d’autres, elle permet aux militaires d’être des citoyens à part entière. « L’ARP a posé un acte symbolique. En réalité, nous avons, en tant qu’individus, nos opinions, mais nous n’avons aucun poids réel pour influer sur un vote quel qu’il soit. L’essentiel est notre loyauté envers le pays, elle lui est acquise.
Là est notre citoyenneté », assure un officier de l’hôpital militaire de Tunis.
Justice militaire … indépendante
Organes judiciaires sous la tutelle du ministère de la Défense depuis 1957, les trois tribunaux militaires permanents de Tunis, de Sfax et du Kef se partagent les compétences territoriales et ne statuent que sur l’action publique. Tout en ayant une organisation semblable mais distincte, justice civile et justice militaire ont recours à la même Cour de cassation.
Compétent en matière d’atteinte à la sûreté de l’État depuis la disparition de la Cour de la sûreté de l’État en 1987, le tribunal militaire de Tunis a notamment siégé dans une affaire impliquant les islamistes, en 1993. Peu connus, les tribunaux militaires inquiètent le grand public, qui y entend des bruits de bottes.
Pourtant, celui de Tunis a instruit plus de 18 dossiers de malversations concernant Ben Ali et ses proches ; celui du Kef s’est saisi du dossier des martyrs de la révolution, avec la mise en accusation de 43 personnes – contre 68 à celui de Sfax – dans 336 affaires. « La justice militaire est plus indépendante que la justice civile pénale, d’autant qu’elle se fonde sur l’arsenal juridique de cette dernière et que des magistrats civils siègent dans ses tribunaux », estime le juge Ahmed Souab.
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