Arts plastiques : Seyni Awa Camara, la « potière de Casamance »

Ses œuvres sont exposées partout et présentes dans les collections les plus prestigieuses. Pourtant, la « potière de Casamance » vit toujours dans son village de Bignona, entourée d’une fascinante aura de mystère… Portrait d’une artiste fondamentale – premier d’une série de documents consacrés à trois femmes puissantes du continent*.

L’artiste dans l’atelier où elle modèle ses « enfants ». © fatou kande senghor

L’artiste dans l’atelier où elle modèle ses « enfants ». © fatou kande senghor

Publié le 23 juin 2017 Lecture : 10 minutes.

Âgée d’environ 75 ans, Seyni Awa Camara, la « magicienne de la terre » de Bignona (Basse-Casamance), n’a cessé de produire ses sculptures anthropomorphes en terre cuite évoquant la maternité et la sexualité.

Révélée au monde occidental par l’exposition parisienne de Jean-Hubert Martin, en 1989, stimulant l’appétit des collectionneurs et de galeristes qui voyaient en elle une créatrice authentique, spirituelle, mystique cadrant bien avec une certaine idée de l’Afrique, elle demeure cette femme un peu chamane sous les pieds de laquelle le marché de l’art et le goût des autres ont façonné une île étrange, bordée d’une rivière de prudence alimentée par les villageois, et connectée à la terre ferme par la liaison d’interprètes-intercesseurs, les fils de ses coépouses, qui l’assistent, préparent l’argile et les aires de cuisson, retirent les lourdes pièces du feu, et sont devenus de redoutables intermédiaires.

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Il existe aujourd’hui autant de Seyni Awa Camara que de personnes qui l’ont approchée. Massamba Mbaye, philosophe et critique d’art, auteur d’un catalogue monographique édité en 2016 avec la galerie Kemboury (Dakar) et le musée privé Khelcom (Mbour), observe : « Je ne l’ai pas rencontrée pour écrire mon texte. Je ne l’ai jamais rencontrée. Que m’aurait, au fond, apporté un face-à-face avec elle ? Tout au plus j’aurais pu la décrire. »

 La première question que poserait un expert est : combien d’enfant a-t-elle eu ?

Construit-elle son mystère sciemment, déjouant l’appareil critique de l’art et semant ses instances et supports de médiation, devenus si puissants qu’ils peuvent totalement éclipser l’individualité d’un artiste ? Seyni Camara prône-t-elle un droit à l’opacité, comme le suggère la chercheuse américaine Silvia Forni ? Agit-elle, avec son entourage, inconsciemment, spontanément, en cohérence avec de multiples différences, culturelles, générationnelles, linguistiques ?

Massamba Mbaye analyse : « La première question que poserait un expert est : combien d’enfant a-t-elle eu ? Mais Seyni Awa Camara ne peut pas répondre à cette question. Il n’est pas dans les usages de demander à une femme combien d’enfants elle a. Parce qu’aujourd’hui vous pouvez avoir deux enfants, mais demain, seulement un seul. »

L’enfantement, clé de compréhension de son oeuvre

Ce n’est pas un hasard si Massamba Mbaye choisit d’évoquer ce sujet, car l’enfance et l’enfantement sont des clés de compréhension de l’œuvre. L’anthropologue Michèle Odeyé-Finzi raconte dans Solitude d’argile qu’enfant Seyni aurait disparu dans la forêt avec ses jumeaux jusqu’à ce qu’on cesse de les chercher, s’en remettant à Dieu. La mère de Seyni Camara aurait enfanté des triplés.

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« Ce qui est tout à fait rare, d’autant que ces triplés ont survécu et grandi ensemble au village, alors que chez les Diolas de Casamance les naissances gémellaires appartiennent au monde animal et sont considérées avec aversion. La coutume veut qu’on rejette au moins un jumeau pour retrouver l’harmonie avec la nature », analyse John Lucas Eichelsheim, anthropologue et amateur d’art installé à Ziguinchor, qui possède une dizaine de statuettes de Seyni Camara. Les enfants seraient finalement revenus au village au bout de quatre mois, une poterie entre les mains…

Quatre maternités douloureuses

On peut aussi entendre une version plus prosaïque de l’histoire, selon laquelle Seyni Camara aurait appris la poterie en imitant les gestes de sa mère « à l’âge de 12 ans », d’après Moustapha Sall, du département d’histoire de l’université Cheikh-Anta-Diop. La fable veut que Seyni ait fabriqué en cachette des statuettes avant de les glisser dans l’aire de cuisson, à l’insu des potières, lesquelles auraient pris la fuite en découvrant ces figurines « habitées par un génie ».

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Mariée trop jeune, à 15 ans, Seyni Camara aurait vécu quatre maternités douloureuses, et sa santé fragile lui a valu d’être renvoyée au domicile familial. Celui qui l’a soignée et est devenu son nouveau mari, Samba Diallo (décédé en 2004), l’a laissée renouer avec la pratique familiale de la poterie, jouant le rôle de médiateur avec les visiteurs, comblant les silences de l’artiste.

La question de la maternité est centrale, les corps se boursouflant d’autres corps& © Courtesy/CAAC/The Pigozzi Collection

La question de la maternité est centrale, les corps se boursouflant d’autres corps& © Courtesy/CAAC/The Pigozzi Collection

La mise au monde d’un enfant vivant est pour une femme le seul moyen d’accéder à un véritable statut social

« Dans la région de Seyni Awa Camara, les femmes se préparent dès leur prime jeunesse à devenir maman. C’est pourquoi lorsque l’on est stérile ou que l’on enterre souvent ses enfants un processus très ravageur d’autoculpabilisation s’amorce, écrit Massamba Mbaye. Moi je crois que Seyni Camara a quelque chose d’une “kagnalène”. C’est pour ça que presque toutes ses statuettes de terre cuite ont des enfants, des bébés sur le dos, la poitrine… », observe Eichelsheim.

Il explique : « La culture du riz en pays diola nécessite une multitude de bras pour travailler la terre, ce qui donne une grande responsabilité aux géniteurs, renforçant par ailleurs les cultes et les systèmes de représentations orientés vers la fertilité des terres et la fécondité des femmes. La mise au monde d’un enfant vivant est pour une femme le seul moyen d’accéder à un véritable statut social. Dans cette culture, ne pas avoir d’enfant est une catastrophe. Le rite kagnalène est le seul qui appartienne en propre aux femmes. Il est marqué par le long exil de la mère malheureuse, son changement d’identité et la rigueur des épreuves subies. Tout à la fois esclave et bouffonne rituelle, la kagnalène tente de détourner la malédiction qui frappe l’enfant à naître… »

Il est reconnu à Seyni Camara une sorte de défi aux interdits ancestraux, et son histoire la place dans une fausse marginalité

Massamba Mbaye souligne que les statuettes de Seyni Camara ne sont que grossesses cumulées, sous toutes leurs formes. La poterie est chez elle thérapie et exutoire. « Que serait-elle devenue si elle n’avait pas eu la poterie ? poursuit-il. Il est reconnu à Seyni Camara une sorte de défi aux interdits ancestraux, et son histoire la place dans une fausse marginalité. Elle est à la marge, mais de cette marge qui tend incessamment vers le centre parce qu’elle est visitée. Les êtres visités peuvent tout se permettre. »

Aujourd’hui, plusieurs rumeurs infondées circulent sur la mort de Seyni Camara, qui aurait été remplacée par une usurpatrice, tandis que des sculptures continuent de sortir de l’« atelier ». Fatou Kandé Senghor, réalisatrice du film Giving Birth, consacré à l’artiste, rapporte combien les « fils » qui servent Seyni – et se servent d’elle, dans une relation d’interdépendance très forte et vraisemblablement consentie – souffrent aussi de ne pouvoir être formés à son art. Ils essayent d’imiter, mais les poteries s’effritent.

Une tradition réservée aux femmes

Et Seyni est incapable de transmettre. Ou ne le souhaite pas. « Elle ne peut pas, c’est trop profond, trop ancré, c’est un don », commente Fatou Kandé Senghor, qui, tout au long du tournage qui a duré plus d’un an, ne lui a connu aucun disciple. « Elle ne peut pas car c’est un pouvoir féminin – elle modèle des corps de femmes, des grossesses –, et la poterie est traditionnellement réservée aux femmes », ajoute Massamba Mbaye.

Seyni elle-même aurait témoigné auprès de Moustapha Sall : « Je change de modèle fréquemment. Aussi je ne décide de façonner un modèle de statuette que la veille. Cela fait que les quelques personnes qui ont tenté de travailler avec moi ont vite fait de renoncer. » Elle se détourne en la matière des usages dans les régions rurales et touristiques telles que la Casamance, fondés sur la transmission.

S’extrayant de la sphère artisanale et de l’art dit touristique, l’artiste se dérobe aussi au monde de l’art contemporain. Oui, elle a été exposée à de nombreuses reprises et l’est actuellement à Paris et à Avignon. La célèbre artiste américaine Louise Bourgeois aurait fait le déplacement jusqu’à Bignona et écrit un texte sur Seyni, en 1996. Fatou Kandé Senghor rapporte même que Seyni aurait été invitée aux États-Unis et aurait fait le voyage. Rien ne l’atteste – si ce n’est qu’au village, on en parlerait encore…

Artiste et étrangère au milieu de l’art

Toujours selon la réalisatrice, Seyni ne se serait jamais fait expliquer le « monde » de l’art, ses salles de ventes, ses galeries, ses musées, ses commissaires. Seyni Awa Camara aurait en quelque sorte été exhibée, mise en scène, et serait rentrée chez elle avec très peu d’argent. Elle reste ainsi étrangère au milieu de l’art, et lorsqu’elle se nomme elle-même artiste ce n’est, de l’avis de beaucoup, que par mimétisme avec les discours que l’on tient sur elle.

La plupart, pour ne pas dire la totalité, des étrangers qui veulent l’approcher sont contraints de le faire par le biais des fils de la famille. Cette interposition vaut aussi pour les experts sénégalais. Les invitations répétées faites à Seyni Awa Camara par la galerie Kemboury pour la convier au vernissage de l’exposition organisée dans le cadre du programme off de la biennale de Dakar de 2016 se sont soldées par une remarquable absence. Les fils ont invoqué son état de santé, mais on rapporte que le courrier d’invitation n’aurait pas été à leur convenance…

« Ce qui est sûr, c’est que Seyni a eu un jour envie de montrer ses sculptures. Il n’y a pas d’espace d’exposition là-bas. Lorsque l’on a quelque chose à montrer, c’est au marché. Il y a des touristes partout, et un touriste occidental a dû acheter une ou plusieurs pièces, pour les mettre chez lui. C’est comme ça que l’histoire a commencé, et, en 1989, elle était exposée à la Grande Halle de la Villette », raconte Massamba Mbaye. « Je l’ai rencontrée plusieurs fois chez elle, à Bignona, se souvient John Lucas Eichelsheim. Elle avait un stand au marché central. Quand son mari n’était pas là, elle était beaucoup plus accessible. »

La plupart achètent Seyni Camara parce qu’il faut avoir du Seyni Camara dans une collection d’art africain…

Du marché central de Bignona, la potière magicienne a intégré le marché de l’art international. Ses interprètes ont acquis la maîtrise du prix des œuvres et ses pièces se vendent désormais relativement cher, en moyenne 5 000 euros pièce.

Ndoumbe Lô, marchand d’art dans la région de Ziguinchor témoigne : « Des fois j’envoie des pièces en Europe. Je pars à Bignona, je prends les photos, les galeries traitent avec l’artiste des prix, ils paient ma commission et j’achète pour eux les œuvres que j’envoie direct à Paris. » John Lucas Eichelsheim a acquis la plupart de ses pièces au début des années 2000 : « À ce moment-là, elle était connue, mais accessible. Maintenant ce n’est presque plus possible, les prix se sont envolés. »

Thérèse Turpin Diatta observe : « Il y a des acheteurs sénégalais, mais la plupart achètent Seyni Camara parce qu’il faut avoir du Seyni Camara dans une collection d’art africain… » Au marché de l’art international, Seyni Camara a opposé opacité, silence et sédentarité. Fatou Kandé Senghor rapporte que l’argent ne semble pas lui parler. Elle regretterait même que ses acheteurs soient partis avec ses enfants, tandis qu’elle se retrouve seule, comme orpheline d’eux. « Ils [les acheteurs] ne m’ont rien laissé en échange », aurait-elle déclaré.

L’artiste a commencé par montrer ses Suvres au marché. © fatou kande senghor

L’artiste a commencé par montrer ses Suvres au marché. © fatou kande senghor

Au-delà des clichés avec  le documentaire Giving Birth

Essentiel, le documentaire Giving Birth transmet un peu de la personnalité de Seyni, au-delà des clichés sur le « magicien de la terre », laissant affleurer à l’écran une forme d’excentricité, notamment le goût de Seyni pour les accessoires flashy, les films de kung-fu et les accoutrements inattendus. Lors du tournage, Fatou Senghor raconte l’avoir trouvé vêtue d’un treillis militaire. Et à l’occasion de sa dernière exposition à l’Alliance française de Ziguinchor, en 2016, elle s’est présentée voilée. Le royaume d’Oussouye, où elle est née, est essentiellement animiste et chrétien ; mais, pour Silvia Forni, Seyni Awa Camara se présente comme une musulmane.

Pour autant, dans un contexte où les artistes sont contraints d’assurer leurs revenus et dont « les références sont moins une esthétique négro-africaine que les opportunités du marché » (Massamba Mbaye, dans l’exposition « Terre de lumière »), Seyni Camara prend appui sur des savoir-faire ancestraux. C’est d’ailleurs le sujet d’un projet de recherche, d’exposition et d’édition porté par l’Ifan (Dakar), qui propose une étude comparative entre la céramique depuis les origines et la création de Seyni Camara, avec le commissariat du conservateur Malick Ndiaye.

Le projet aura pour ambition d’explorer les similarités entre les poteries de l’Ifan, acquises avec une approche ethnographique, et les créations de Seyni. Articuler patrimoine et création sera alors autant un moyen de contribuer à écrire l’histoire de l’art du Sénégal que de renouveler l’approche du musée d’art africain au XXIe siècle. Rendez-vous à l’Ifan en octobre.

Partout présente et pourtant si rare

Exposée partout, visible nulle part. À part si vous habitez en Casamance (Sénégal) et que vous fréquentez souvent le marché de Bignona, peu de chances de croiser un jour Seyni Awa Camara. Les vernissages et les grands raouts de l’art contemporain ? Très peu pour elle. Pourtant, ses œuvres stupéfiantes font un retour en force, à l’occasion des multiples expositions consacrées à l’art africain contemporain en France.

Des sculptures exposées en France

Ainsi, nombre de ses fascinantes sculptures sont présentées par la Fondation Louis-Vuitton, dans la partie intitulée Les initiés de l’exposition « Art/Afrique, le nouvel atelier » (jusqu’au 28 août). Appartenant à la collection de Jean Pigozzi, elles représentent le travail de l’artiste à son meilleur. D’étranges sculptures de terre ocre, parfois hautes de 1,50 m, représentant de troublantes figures de maternité ou de fécondité. Des corps boursouflés d’autres corps, extrêmement vivants et expressifs, sans aucune comparaison avec d’autres œuvres connues…

Des créations plus petites, mais tout aussi remarquables, sont, elles, présentées au palais des Papes, à Avignon, à l’occasion de l’exposition « Les Éclaireurs », jusqu’au 14 janvier 2018. Celles-là font partie de la collection de l’homme d’affaires français Jean-Paul Blachère. Enfin, Seyni Awa Camara est aussi exposée à l’observatoire du BHV Marais, dans une sélection avisée du marchand d’art Jean-Philippe Aka.

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