Philippines : la justice expéditive et sanguinaire du président Rodrigo Duterte

Dans le Nord, Rodrigo Duterte a déclenché contre le narcotrafic une croisade qui a déjà fait 10 000 morts. Dans le Sud, pour réduire la rébellion islamiste,il a instauré la loi martiale.

Arrestation de dealers présumés, à Manille, en octobre 2016. © DANIEL BEREHULAK/NYT-REDUX-REA

Arrestation de dealers présumés, à Manille, en octobre 2016. © DANIEL BEREHULAK/NYT-REDUX-REA

Publié le 28 juin 2017 Lecture : 6 minutes.

C’est un dimanche ordinaire dans ce cimetière du nord de Manille qui est aussi un immense bidonville de plus de cinquante hectares. Comme d’habitude, des caravanes de corbillards blancs en remontent les allées exiguës. Ici, les croque-morts ne chôment pas. Depuis un an, « on enterre parfois plusieurs dizaines de personnes en une seule journée », nous raconte un jeune homme qui gagne sa vie en portant des cercueils. Comme 10 000 autres Philippins, il s’est installé dans ce cimetière où les pauvres vivent au milieu des morts. Et, depuis l’élection du président Rodrigo Duterte, les morts sont légion. L’ancien maire de Davao s’est rendu célèbre dans le monde entier en raison de son langage outrancier. Pour lui, Barack Obama est un « fils de pute ». Et lui-même se voit comme le continuateur d’Adolf Hitler. Il a promis de remplir la baie de Manille des corps sans vie des quelque 3 millions de toxicomanes que compte le pays.

Les vigilantes, une véritable armée de tueurs à gages

Pour l’instant, on recense 10 000 victimes de l’impitoyable guerre contre la drogue engagée par les autorités. Certaines sont enterrées dans ce cimetière du nord de la capitale philippine, sans qu’on sache toujours très bien quelle balle les a tuées. Pour mener sa sanglante croisade, Duterte a levé une véritable armée de tueurs à gages, les vigilantes. Certains sont payés par la police, d’autres par les autorités locales, d’autres encore sont d’anciens malfrats reconvertis en justiciers. Nous avons rencontré plusieurs d’entre eux. Tous se présentent masqués.

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« Je déteste la drogue, confie l’un d’eux, un colosse à la corpulence impressionnante qui revendique plusieurs dizaines d’exécutions. On ne peut pas laisser ce pays pourrir par la faute des dealers, il faut agir. Le gouvernement est trop lent, alors on prend les choses en main. »

Certains ne cachent pas leurs accointances dans la police. D’autres affirment être sous contrat. Duterte lui-même a avoué avoir exécuté de ses mains un trafiquant à l’époque où il était maire de Davao. En vingt ans de mandature, ses escadrons de la mort ont transformé cette ville aux allures de coupe-gorge en oasis de calme.

Dans cette ambiance de guerre civile, la justice n’a plus guère de sens. Amnesty International accuse le chef de l’État de crimes contre l’humanité, les Nations unies demandent l’ouverture d’une enquête indépendante, et le Parlement européen s’étrangle d’indignation. « De quoi vous mêlez-vous ? » réplique Duterte, fort de sa popularité stratosphérique.

Un an après son élection, 80 % des Philippins continuent de soutenir Duterte

Chaque week-end, dans son fief de Davao, il convoque les journalistes pour des conférences de presse improvisées et carrément surréalistes. Il traite les présidents étrangers de tous les noms et s’en prend même au pape, suprême sacrilège dans ce pays profondément catholique. « Il vient du peuple et parle comme le peuple, nous explique l’un de ses amis, le journaliste Erwin Tulfo. Chaque matin, sur Radyo 5, il anime une émission intitulée Punto Asintado [“droit au but”], dans laquelle il défend bec et ongles le président et traite les auditeurs mécontents de “fils de pute”. » Pour lui, aucun doute : « Un an après son élection, 80 % des Philippins continuent de soutenir Duterte. »

Les anciens présidents n’ont fait que laisser mourir leur peuple et s’en mettre plein les poches. Et ce sont les mêmes qui, aujourd’hui, accusent Rodrigo d’être un meurtrier ?

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« Bien sûr, il y a des dérapages, concède-t-il. On ne sait pas toujours très bien ce qui se passe la nuit dans les bidonvilles. Mais, vous savez, la parole d’un dealer ou d’un toxicomane n’a pas beaucoup de valeur. Les Philippines ont connu des décennies de corruption. Les anciens présidents n’ont fait que laisser mourir leur peuple et s’en mettre plein les poches. Et ce sont les mêmes qui, aujourd’hui, accusent Rodrigo d’être un meurtrier ? Lui qui traite les Philippins comme ses propres enfants ! » Et notre « confrère » de comparer les exécutions sommaires à des gifles distribuées à des garnements récalcitrants…

Depuis plusieurs mois, une commission sénatoriale enquête sur le dossier. « On ne s’attendait pas à ces crimes, à ces exécutions extrajudiciaires, explique Leah Tanodra-Armamento, commissaire aux droits de l’homme. Si ça continue, cette politique insensée va détruire les fondements mêmes de notre société, qui a toujours été soumise au règne de la loi. » Désormais, la légalité, c’est Duterte, et lui seul. S’il menace d’instaurer la loi martiale, c’est, dit-il, parce que les mafias et les trafiquants de drogue contrôlent tous les rouages de la société. Une grande partie de la police est selon lui corrompue, et les milices séparatistes qui contrôlent le sud de l’archipel achèvent de rendre la situation incontrôlable.

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Où vont les Philippines ? Trente ans après la fin de la dictature de Ferdinand Marcos, un président encore plus autoritaire et sanguinaire a fait main basse sur le pays et l’a transformé en champ de bataille. Dans les bidonvilles, où vit la moitié des habitants de la capitale, rien n’a changé. Les gangs sont toujours aux commandes, les enfants abandonnés continuent d’inhaler des solvants en pleine rue, et les drogues de synthèse (méthamphétamines) se vendent partout à moins de cinq euros la dose. « La seule différence, c’est qu’à présent on a peur de tout le monde, nous explique un habitant. Peur de se faire tuer par la police, peur d’un règlement de comptes, peur de l’avenir… »

Davao, 3 000 prisonniers pour une capacité d’accueil de 300

Duterte veut rétablir la peine de mort et abaisser à 9 ans la majorité pénale. Du coup, les prisons sont dramatiquement surpeuplées. Dans celle de Davao, 3 000 prisonniers s’entassent dans des locaux prévus pour en accueillir 300. Ils dorment à même le sol et, pour seul vêtement, l’administration leur remet un tee-shirt jaune. Pour le reste – manger, se laver ou se soigner –, ils doivent se débrouiller seuls. « Nous sommes au bord de l’explosion », juge un gardien qui ne sort plus guère de sa guérite et a toujours son fusil-mitrailleur à portée de main.

Aux Philippines, l’incarcération préventive dure six années. Dans les affaires de drogue, aucune libération anticipée n’est jamais prononcée. Dans six ans, la plupart des prisonniers n’auront toujours pas été présentés à un juge. La plupart ne sont que des toxicomanes qui finiront leur vie dans la prison de Davao. Ou au cimetière.

À tous les râteliers

Depuis son élection, en mai 2016, Rodrigo Duterte a opéré un virage diplomatique à 180 degrés, abandonné son traditionnel allié américain et, en dépit de graves problèmes frontaliers en mer de Chine méridionale, s’est rapproché de Pékin. Il spécule sur l’octroi par la République populaire de milliards de dollars d’aide et d’investissements qui lui permettraient notamment de développer des infrastructures il est vrai très défaillantes.

Pourtant, la menace islamiste dans le Sud a aussi contraint Duterte à renouer le contact avec les Forces spéciales américaines. Selon nos informations, celles-ci sont de retour à Davao, où elles tentent de donner un coup de main aux soldats philippins englués à Marawi. Mais, simultanément, le chef de l’État a aussi demandé à la marine chinoise de patrouiller au large des côtes philippines pour prévenir toute infiltration des frégates d’Abou Sayyaf. C’est ce qui s’appelle manger à tous les râteliers.

Comme au temps de Marcos

Marawi, dans le sud du pays, est depuis un mois sous le feu des combattants islamistes d’Abou Sayyaf, dont certains viennent de Tchétchénie et de Libye. Le groupe indépendantiste, qui a prêté allégeance à l’État islamique, tient tête à l’armée régulière, qui bombarde inlassablement ses positions. Bilan provisoire : 300 victimes, dont une soixantaine de militaires. Plus de 200 000 réfugiés ont fui la zone des combats.

Les troupes gouvernementales piétinent. C’est une aubaine pour Rodrigo Duterte, qui, non content d’avoir lancé ses escadrons de la mort à la poursuite des toxicomanes et des trafiquants, a mis à profit la menace islamiste pour imposer la loi martiale dans le Sud. Et rêve de l’étendre au reste du pays. Les défenseurs des droits de l’homme dénoncent un retour aux années noires de la dictature de Ferdinand Marcos. Celui-ci avait maintenu la loi martiale deux décennies durant. Jusqu’à la révolution de 1986.

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