Arts plastiques : Marilyn Douala Manga Bell, la princesse
Avec son mari, Didier Schaub, elle a contribué à faire palpiter le cœur artistique de Douala, irriguant le monde de la création contemporaine bien au-delà de la ville et du Cameroun. Portrait d’une combattante infatigable – deuxième d’une série de documents consacrés à trois femmes puissantes du continent et de la diaspora.
C’est une véritable princesse. Elle en a le sang et le port, l’apparente bienveillance aussi. Sous de faux airs d’Angela Davis – l’une de ses idoles –, la soixantaine insoupçonnée, Marilyn Douala Manga Bell (MDMB) n’est, de prime abord, que douceur. Pourtant, sa voix pleine d’assurance l’inscrit à juste titre dans la catégorie des femmes à poigne, riches de convictions. Avec son défunt mari, l’historien de l’art Didier Schaub, elle a installé au cœur de Bonanjo, l’ancien quartier colonial, l’un des centres d’art contemporain les plus dynamiques du continent : Doual’Art.
Depuis plus de trois décennies, le couple – puis MDMB seule – accompagne les artistes qui s’intéressent aux questions urbaines. Les expositions se succèdent à un rythme effréné : huit sont prévues sur l’année 2017. Au programme actuellement, la rétrospective Kanga Viking, figure de la jeune histoire de l’art contemporain au Cameroun. Elle remplace « Peregrinate », prêtée par l’Institut Goethe, qui a réuni au premier trimestre les photographes sud-africains Thabiso Sekgala (décédé en 2014 à l’âge de 33 ans) et Musa N. Nxumalo, ainsi que la Kényane Mimi Cherono Ng’ok.
Cohérents, Marilyn Douala Manga Bell et Didier Schaub ont créé le Salon urbain de Douala (SUD), une triennale qui alimente la ville en œuvres d’art – parfois signées des plus grands – et lui confère une identité singulière. Grâce à eux, Douala est l’une des rares cités capables d’aligner une collection de plus de 20 créations publiques, autant de mobiliers urbains, dans le centre comme dans les quartiers défavorisés.
Nous avons été dans l’utopie ensemble
Concrètement, Doual’Art organise des levées de fonds pour permettre à des artistes d’ériger sur la place publique des œuvres durables ou éphémères cédées à la municipalité lors du SUD. Les thématiques des précédentes éditions ont été élaborées par Didier Schaub (la ville dans tous ses états, l’eau et la ville, Douala métamorphoses), chacune donnant lieu à une lecture particulière et à des transformations de la cité. « Nous avons été dans l’utopie ensemble. Cette utopie suivant laquelle par l’art, la création, les idées, on pouvait changer le monde », déclare MDMB, qui prépare la quatrième édition du Sud pour décembre prochain. La première sans Didier Schaub, décédé en 2014.
Triennale
Ce ne sera pas facile. « Nous étions un couple fusionnel. Nous le restons par-delà la mort. » Au fil des années, tranquillement, il lui a transmis les clés, sans se poser en professeur. « L’art, l’architecture, c’était Didier Schaub ; Je suis Doual’, lui était Art », résume-t-elle. Une belle complémentarité pour celle qui assure ne pas avoir été initiée à l’art – elle a suivi des études d’économie du développement –, mais rappelle que son père, journaliste et écrivain, entre autres, écoutait de la musique classique européenne… Le SUD 2017 aura pour thème la place de l’humain dans l’espace public.
« Une problématique dictée, dit-elle, par l’inquiétude de voir les nouvelles générations à la marge de tout, n’ayant plus de considération pour elles-mêmes, ne sachant plus se poser comme personnes. » Plus question donc de transformation urbaine proprement dite, place à un parcours des droits de l’homme. MDMB a reçu les premières contributions. Comme celle de Jean-David Nkot, que l’auteur a dû retravailler. « Politiquement engagée, la première version allait trop loin ; il était allé trop vite », explique-t-elle.
Ce qui m’intéresse, c’est de voir les regards converger vers la création
Petite structure incapable de gérer un appel à candidatures international pour sa triennale, Doual’Art invite des artistes qui lui sont recommandés soit par des commissaires d’exposition, soit par d’autres artistes. Revendiquant une « subjectivité calculée », MDMB dit les sélectionner parfois lors d’autres événements artistiques auxquels elle est conviée. Seuls lui importent leur regard sur les choses, leur manière de les représenter. « Aucun artiste ne vient poser un acte artistique dans la ville sans avoir effectué une première résidence à Doual’Art. Il doit y séjourner et s’en imprégner. »
Selon la présidente du centre, les œuvres dialoguent et ouvrent de nouvelles perspectives aux habitants. Parfois, elles sont critiquées. « Ce qui m’intéresse, c’est de voir les regards converger vers la création, chacun l’interprétant comme bon lui semble. » Construite lors du SUD 2007, La Nouvelle Liberté a profondément marqué la ville. Diversement appréciée, elle a entraîné de nombreux débats.
« Un amas d’ordure »
« Pour la bourgeoisie de la ville, reconnaît MDMB, ce n’était rien de plus qu’un amas d’ordures, et un Rodin à la place aurait été préférable. » Elle se souvient d’un délégué du gouvernement nouvellement arrivé se demandant « comment démonter ce machin ». Au fil des ans, le « machin » est devenu l’emblème de la ville. Entendre un vendeur de journaux à la criée confesser qu’il fait chaque jour un détour par cette place parce que l’œuvre l’inspire suffit au bonheur de MDMB. Comme d’écouter certains s’émerveiller de ce « qu’avec rien on puisse faire de si grandes choses. »
Verser son sang
Une consolation d’autant plus forte que Didier Schaub est parti persuadé d’être incompris. Après sa mort, les habitants lui ont organisé de belles funérailles sur la scène du Théâtre Source, œuvre de Philip Aguirre qu’ils ont décidé de rebaptiser Théâtre Source Didier-Schaub. De même, bien qu’il ait été enterré en France, les rituels au pied de La Nouvelle Liberté du rond-point Deido en ont fait sa stèle. Décriée par les natifs de Douala, l’œuvre avait provoqué des paroles extrêmes contre Schaub, le journal extrémiste Elimbi appelant à « verser son sang ».
« Des membres très proches de notre cercle d’amis le jalousaient : lui agissait tandis qu’eux, avec les mêmes ambitions, ont tenté mais n’ont jamais été au bout de leurs démarches. Didier a fait des enfants à la ville, qui lui a finalement reconnu ce mérite à titre posthume, poursuit MDMB. Ceux qui se sont opposés à lui pour différentes raisons ont enfin accepté son influence sur l’âme de Douala. »
Efforts sans relâche
Même si les choses n’ont pas toujours été simples, le couple a eu plus de facilité à agir au Cameroun qu’en France, où tout est codifié. Et être l’arrière-petite-fille du résistant Rudolf Douala Manga Bell, roi pendu par l’Empire allemand, a son importance. Complètement isolé, ignoré des pouvoirs publics, Doual’Art a pu repousser des frontières et s’immiscer dans la politique municipale. « On a travaillé d’arrache-pied, soulevé des montagnes : à deux, nous abattions un travail de dix personnes. C’était difficile physiquement, gratifiant intellectuellement. » MDMB dit être « devenue un tout : une gestionnaire, une mère fouettarde (du vivant de Schaub [elle était] la gentille), celle qui dirige, exige, terrorise l’équipe en retirant [son] gant de velours ».
Du plasticien Barthélémy Toguo au commissaire d’exposition Simon Njami en passant par Pascale Marthine Tayou, le monde de l’art salue en MDMB la pionnière, « la mère courage protectrice, qui a osé s’aventurer dans un ghetto de fous ». Tayou décrit Doual’Art comme un joli tube à essai, dans lequel chaque graine d’artiste peut germer sans pression. « Je sais d’où je viens : Doual’Art m’a offert des couches. J’avais besoin d’être protégé à cause de mes convictions, Doual’Art l’a fait. »
Marilyn et Didier ont été les premiers à acquérir l’une de ses œuvres. « Pour donner un coup de pouce, ils peuvent être tour à tour découvreurs de talents, galeristes, collectionneurs. C’est inestimable. » À en croire MDMB, Didier Schaub considérait Pascale Marthine Tayou comme un fils. « Lors de crises avec des artistes qui ne nous comprenaient pas, comme par hasard, Tayou était présent au Cameroun. Quand il repartait, mon mari disait : “C’est pour des personnes comme lui que je me bats.” »
S’il avait souhaité quitter le Cameroun, j’aurais respecté son choix
Les rapports avec les artistes n’ont pas toujours été au beau fixe. Le couple a affronté la médisance et les dénonciations de quelques-uns, qui les accusaient de s’enrichir sur leur dos. « Cela s’est accompagné de scènes de rupture, comme dans un divorce », témoigne la princesse. Pour autant, ce couple qui s’était rencontré place du Tertre, à Montmartre, où Marilyn vendait des tableaux, n’a eu envie de tout plaquer pour retourner en France qu’une fois : après la tentative d’enlèvement d’un de leurs deux fils.
« J’ai laissé à Didier le soin de décider. S’il avait souhaité quitter le Cameroun, j’aurais respecté son choix. » À ceux qui leur reprochent de n’avoir pas cherché à s’épanouir dans des capitales africaines avec un marché de l’art plus florissant, MDMB affirme que leur implication n’a été effective que parce qu’il s’agissait de la ville de Douala.
Promoteurs
Pour le commissaire d’exposition Simon Njami, « Doual’Art ne s’est pas borné à faire éclore des talents camerounais. Il a fait rayonner toute l’Afrique. Et la vision de ses promoteurs a décomplexé les Africains. » Il loue aussi leur travail d’accompagnement, essentiel : « Le talent ne fait pas tout. Avoir des gens qui ne demandent qu’à vous accompagner, vous guider, vous éviter de tomber dans les pièges de la jeunesse, est une chance. »
Le plus appréciable, ajoute Njami, c’est qu’ils ne se sont jamais considérés comme des galeristes ni comme des agents, mais comme grand frère, grande sœur, oncle et tante. Leur rapport aux artistes n’est pas seulement « professionnel ». Promoteur de Bandjoun Station, autre centre d’art du Cameroun, le plasticien Barthélémy Toguo dit avoir un temps collaboré avec Doual’Art avant la création de son lieu de rencontres, notamment en 2010, lors de l’exposition de la collection du Fonds national d’art contemporain (Fnac). La présidente de Doual’Art déplore que ces relations soient presque inexistantes désormais.
Il a une culture d’autopromotion et de positionnement
« On gravite autour des mêmes artistes, mais on n’a pas de relations. Même dans la ville de Douala, il y aurait de la place pour d’autres opérateurs. Plus il y aura de centres, plus les artistes en bénéficieront, et chacun trouvera sa place. Il y a des artistes que nous ne présenterons jamais, d’autres qu’on aimerait présenter plusieurs fois, mais on ne peut pas. On n’est pas dans un secteur concurrentiel, et il y a un vrai besoin. »
Elle rappelle que le regretté Goddy Leye, créateur en 2003 du centre de développement pour la création contemporaine expérimentale ArtBakery, était « lui aussi dans l’évitement. Comme un adolescent pressé de s’affranchir de la tutelle parentale… »
Le bout du chemin reste à parcourir
À ceux qui la jugent puissante, MDMB répond qu’elle est encore dans la quête d’elle-même. « Je suis très loin de ce que j’aimerais être. Les artistes demandent beaucoup, et je suis frustrée de ne pouvoir leur en donner plus. » Elle voudrait surtout pouvoir mener un dialogue équilibré avec son entourage. « Je voudrais les emmener à mon niveau, qui reste imparfait ; je suis loin de ce que j’aimerais être, mais je commence à avoir moins peur. »
Simon Njami, qui se dit « en connivence avec le couple », exhorte les décideurs africains à prendre la mesure du travail accompli. « Ailleurs dans le monde, Doual’Art serait une institution. Il serait temps que l’État prenne sa part ! » Réponse élégante de la princesse à son compatriote : « L’attention dont bénéficie l’art contemporain africain aujourd’hui permet de souligner qu’il existe une autre Afrique, créative et dynamique. C’est le fruit du travail de titan de certains commissaires… »
Peut-être y a-t-il des codes que je ne maîtrise pas ?
Si Doual’Art est toujours à la recherche d’un équilibre financier, son infatigable promotrice dit bénéficier d’engagements de partenaires occidentaux (99 % de son budget). Ce socle lui permet d’assurer le fonctionnement. Elle ne s’autorise pour l’instant aucun projet nouveau et compte bien décrocher des financements camerounais. Elle qui avoue ne pas être une pro de la négociation devra peut-être s’appuyer sur ses enfants, lesquels ont pourtant été jaloux de la place qu’occupait Doual’Art dans la vie de leurs parents.
« Peut-être y a-t-il des codes que je ne maîtrise pas ? Je ne sais pas forcément m’adresser au ministère des Arts et de la Culture… » MDMB entend aussi mettre en œuvre une vraie stratégie de recherche de sponsoring auprès des entreprises, pour qu’elles participent également à l’animation de cette ville, dont elle porte le nom et fait battre le cœur.
Ville d’art
Parmi les ouvrages les plus emblématiques réalisés grâce au concours de Doual’Art, la statue La Nouvelle Liberté (quartier Deido), de Joseph-Francis Sumégné, est une œuvre monumentale de 12 m de hauteur en matériaux de récupération. Mais il y a aussi La Colonne Pascale (quartier New Bell), de Pascale Marthine Tayou, faite de marmites empilées les unes sur les autres. Les artistes impliqués sont à la fois des locaux vivant sur place, des Camerounais de la diaspora et des étrangers de renom.
Le Marocain Faouzi Laatiris a ainsi érigé une pyramide de 9 m baptisée Sud Obelisk. L’arbre à palabres, du Français Frédéric Keiff, de métal et de verre, figure aussi parmi les œuvres d’artistes étrangers exposées à Douala. Le Sud 2013, « Douala Métamorphoses », invitait les artistes à transformer des sites, quelquefois en renforçant leur qualité esthétique organique. Il en est sorti, notamment, un amphithéâtre de plein air où se montent des spectacles et où l’accès à l’eau potable est amélioré (le Théâtre Source).
Les ouvrages, construits en fonction du site et de l’environnement sont offerts uniquement au terme d’une négociation entre les responsables du centre d’art, les artistes et les riverains du site d’implantation, l’idée étant d’associer ces derniers au projet afin qu’ils se l’approprient et en deviennent les principaux gardiens.
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