Espagne : les rois de la diplomatie en Afrique

Les rois d’Espagne nouent des liens étroits avec les chefs d’État de la planète et aident les entreprises nationales à remporter des marchés. Hier Juan Carlos, aujourd’hui Felipe… Et si les rois étaient les meilleurs ambassadeurs de leur pays ?

Felipe d’Espagne et sa femme Letizia Ortiz à leur descente de l’avion à Rabat, au Maroc, en 2014, avec le roi Mohammed VI. © Abdeljalil Bounhar/AP/SIPA

Felipe d’Espagne et sa femme Letizia Ortiz à leur descente de l’avion à Rabat, au Maroc, en 2014, avec le roi Mohammed VI. © Abdeljalil Bounhar/AP/SIPA

Publié le 13 juillet 2017 Lecture : 6 minutes.

C’est une tradition en Espagne. Tous les gouvernements, quelle que soit leur étiquette politique, s’appuient sur la personne du roi pour servir les intérêts du pays. Certes, dans une monarchie parlementaire, la marge de manœuvre d’un souverain est limitée. Mais beaucoup dépend du charisme de l’intéressé. Or Juan Carlos (qui a régné de 1975 à 2014) a acquis un grand prestige dans son pays comme auprès de l’opinion mondiale en s’opposant fermement, en 1981, à un coup d’État fomenté par des militaires nostalgiques du franquisme. Sa personnalité, la continuité de sa dynastie et les liens qu’il a noués avec d’autres souverains ou chefs d’État lui ont conféré un réel poids diplomatique.

Tel père, tel fils ? Il est un peu tôt pour le dire, mais Felipe VI marche sur ses traces. L’Espagne étant restée sans gouvernement pendant près d’un an (de décembre 2015 à novembre 2016), le jeune souverain (49 ans aujourd’hui) avait renoncé à tous ses déplacements à l’étranger.

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Un retard qu’il rattrape activement depuis. Il est d’abord allé chez le voisin portugais pour relancer les relations bilatérales. Puis a facilité la vente à l’Arabie saoudite de cinq navires de guerre, ce qui a permis à l’Espagne de remporter un contrat de plus de 2 milliards d’euros. Et, à la mi-juillet, il rendra visite à Élisabeth d’Angleterre. Au menu des discussions : le Brexit et la sempiternelle querelle de Gibraltar.

La dette de Madrid envers Omar Bongo Ondimba

L’intense activité diplomatique de la maison royale commence en 1972. Le général Franco, vieillissant, jette son dévolu sur le jeune prince Juan Carlos de Bourbon et son épouse, Sofía de Grèce, qu’il prépare à être ses héritiers. Invité par l’empereur Hailé Sélassié Ier, qui était venu en visite officielle à Madrid un an auparavant, Franco leur cède la place. Reçus en chefs d’État à Addis-Abeba, Juan Carlos et Sofía font ainsi leurs premiers pas sur la scène internationale. C’est une réussite.

À la fin des années 1970, le conflit qui oppose le Gabon à la Guinée équatoriale à propos de plusieurs îlots du golfe de Guinée riches en pétrole s’envenime. Madrid a une dette envers Omar Bongo Ondimba, qui, quelques années plus tôt et en qualité de président de l’UA, avait pris position en faveur de l’Espagne alors que l’Algérie soutenait un mouvement indépendantiste dans les îles Canaries. Le Gabonais avait aussi été le premier chef d’État africain à se rendre dans l’Espagne post-franquiste, en 1977.

Juan Carlos part donc pour le Gabon en décembre 1980 pour tenter une médiation entre Malabo et Libreville. Les négociations s’enlisent, et il faudra attendre trois décennies pour que les deux pays saisissent la Cour internationale de justice.

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Mais, entre-temps, Juan Carlos et Omar Bongo Ondimba ont lié amitié. En 2009, c’est sur la recommandation du roi que le président gabonais, atteint d’un cancer, se fait hospitaliser à la clinique Quirón de Barcelone. Il s’y éteint le 8 juin. Avant le transfert de sa dépouille mortelle à Libreville, le souverain fera déposer au pied de l’avion une couronne de lauriers.

Un safari qui coûte cher à l’Espagne

Le roi ne reviendra pas très souvent en Afrique subsaharienne : il y fera 13 visites officielles, contre 55 en Asie et 80 en Amérique latine. Il y abîme son image en fin de règne. En 2012, alors que son pays applique un plan de rigueur sans précédent, il chasse l’éléphant au Botswana.

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Ce safari à 30 000 euros, qui lui aurait été offert par son ami le roi Salman d’Arabie saoudite, lui vaut les foudres des écologistes, une fracture de la hanche et un piteux rapatriement.

Il est des épisodes plus heureux. Comme ses séjours au Maroc – le pays du continent où Juan Carlos s’est rendu le plus souvent durant son règne : quatre visites officielles auxquelles s’ajoutent de nombreux voyages privés, pour des vacances ou des déjeuners avec Mohammed VI.

Avec Hassan II déjà, le souverain espagnol entretenait des liens étroits. Le premier contact, en 1975, avait pourtant été un peu froid. L’Espagne souhaitait alors abandonner sa souveraineté sur le Sahara occidental, tandis que le Maroc voulait récupérer ce qu’il estimait lui appartenir.

Le jeune prince de Bourbon partit à Laayoune, capitale du Sahara espagnol, et demanda à ses troupes de se retirer. Cette visite éclair eut l’effet escompté : Hassan II, qui lança dans la foulée la Marche verte afin de hâter le processus de récupération de la colonie, apprécia ce geste, et la confiance s’établit.

M6 l’appelle « mon oncle »

Une fois sur le trône, Juan Carlos ne cessa d’œuvrer au renforcement des relations avec le royaume chérifien. « Un pays clé en matière de coopération dans la lutte antiterroriste et dans la gestion des flux migratoires », souligne Miguel Fernández-Palacios, représentant de l’Espagne au Parlement européen et ex-ambassadeur en RD Congo.

Madrid est l’un des premiers partenaires commerciaux d’Alger, mais sa proximité avec Rabat est plus grande

« Madrid est l’un des premiers partenaires commerciaux d’Alger, mais sa proximité avec Rabat est plus grande, tout simplement parce que l’Algérie est une république », avance le journaliste espagnol Ignacio Cembrero, spécialiste du Maghreb et du Moyen-Orient.

L’amitié entre les deux familles royales a créé des liens indéfectibles. Lors des funérailles de Hassan II, en 1999, celui que le monarque alaouite appelait affectueusement « mon frère » a pleuré aux côtés de Mohammed VI.Et, depuis, il rend régulièrement visite à M6, qui, lui, l’appelle « mon oncle ».

Certes, la crise de l’îlot Leila-Persil, en 2002, a failli mettre à mal ces relations. Mais, en juillet 2013, M6 a fait un geste inédit : alors que leur voyage a été organisé à la dernière minute et en plein ramadan, il a accueilli le souverain ainsi que six ministres et une trentaine d’hommes d’affaires espagnols, n’hésitant pas à rappeler à Rabat et à Casablanca des entrepreneurs marocains qui étaient partis en vacances. Autre fait significatif : c’est le Maroc que Felipe VI choisit pour son premier voyage officiel.

Les rois « font sortir les foules dans la rue »

« Le roi est le meilleur ambassadeur de l’Espagne. Recevoir un roi, ce n’est pas comme recevoir un président : il y a un côté spectaculaire qui fait sortir les foules dans la rue », soutient le journaliste José Apezarena, spécialiste de la famille royale.

Bien qu’elle n’ait pas officiellement de rôle diplomatique, la reine Letizia accompagne son mari dans toutes ses visites d’État à l’étranger et, par son glamour, contribue à leur médiatisation. La souveraine, qui fut avant son mariage une journaliste vedette, a en outre son propre agenda et se consacre prioritairement aux questions d’éducation et de santé.

Depuis son abdication, Juan Carlos remplace son fils dans nombre d’événements en Amérique latine (inauguration du nouveau canal de Panama, funérailles de Fidel Castro, prestations de serment de chefs d’État, signature de l’accord de paix avec les Farc en Colombie…), tandis que Sofía se consacre à la fondation sociale et culturelle qui porte son nom.

« À chacun de ses voyages officiels, le roi s’entoure d’entrepreneurs pour ouvrir de nouvelles portes au commerce espagnol », ajoute Apezarena. Par exemple, pour le projet de train à grande vitesse reliant La Mecque à Médine, l’intervention de Juan Carlos s’était révélée décisive.

Juan Carlos s’est toujours bien entendu avec les monarques du Golfe

En 2011, elle permit à un consortium espagnol de l’emporter sur le français Alstom-SNCF et de décrocher un contrat de 6,7 milliards d’euros : le plus gros jamais obtenu par des entreprises espagnoles hors de leurs frontières.

Cette décision n’est pas étrangère à l’amitié que portait le défunt roi Abdallah au souverain espagnol. « Juan Carlos s’est toujours bien entendu avec les monarques du Golfe, précise Ignacio Cembrero. Il allait souvent voir le roi d’Arabie quand ce dernier passait ses vacances à Marbella. »

Ces liens vont-ils se distendre avec Felipe VI ? « La différence d’âge pourrait jouer en sa défaveur, et il n’a pas la même sensibilité orientale que son père », prédit Cembrero.

Felipe présent au sommet de l’UA

Quarante-trois ans après la visite de Juan Carlos et de Sofía en Éthiopie, Felipe a choisi, pour son deuxième voyage en Afrique, de se rendre à Addis-Abeba, en janvier 2015, à l’occasion d’un sommet de l’UA.

Il entendait ainsi remercier les Africains d’avoir soutenu la candidature de l’Espagne au Conseil de sécurité de l’ONU. « Les chefs d’État africains ont été impressionnés par son attitude, raconte Miguel Fernández Palacios, qui était à l’époque ambassadeur en Éthiopie et représentant de l’Espagne à l’UA.

Alors que beaucoup de dirigeants occidentaux arrivent juste avant leur discours et repartent aussitôt après, Felipe est arrivé le matin à la première heure et a écouté toutes les interventions, alors que la sienne n’avait lieu que le soir. » Il en a surtout profité, dans son discours, pour rappeler que les investissements de son pays sur le continent ne cessent de croître depuis dix ans…

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