Musique : les Gnaouas à l’épreuve du star-système

Médiatisés depuis vingt ans grâce au Festival d’Essaouira, ces musiciens autrefois marginalisés oscillent entre respect des rituels traditionnels et adaptation aux canons de l’industrie musicale.

Des musiciens en représentation lors du festival d’Essaouira en 2012. © Magharebia/CC/Flickr

Des musiciens en représentation lors du festival d’Essaouira en 2012. © Magharebia/CC/Flickr

leo_pajon

Publié le 11 juillet 2017 Lecture : 6 minutes.

Quand on tente de l’interviewer dans l’un des coquets riads de la médina, on ne réussit à obtenir que huit minutes de conversation… Mehdi Nassouli, tout sourire, aimerait être plus disponible, mais les confrères de la presse marocaine et internationale se bousculent déjà derrière nous, il faut céder la place. Et plus tard dans la soirée, sur la grande scène du Festival d’Essaouira, place Moulay-Hassan, l’artiste confirme son statut de chouchou du public.

Il entre sur scène flamboyant : costume traditionnel vert brodé, tiare rouge, la bandoulière de son guembri (sorte de basse à trois cordes) parée de cauris, petits coquillages qui ont longtemps eu un rôle divinatoire… Le jeune prodige (31 ans) de la nouvelle scène gnaoua est accueilli par des acclamations fiévreuses.

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Insensible aux rafales de vent qui balaient le plateau, on le voit improviser face au guitariste français – et complice depuis plusieurs années – Titi Robin, courbé sur son instrument, dans une attitude qui évoque celle d’une rock star. Nassouli entre en fusion.

Et le show produit ce soir-là avec le chanteur indien Shuheb Hasan et le percussionniste brésilien Ze Luis Nascimento est à juste titre l’un des plus ovationnés de tout le festival.

Que de chemin parcouru en quelques dizaines d’années ! L’anthropologue disparu Georges Lapassade, spécialiste des rites de possession, rappelait dans un entretien à Africultures à quel point les rituels et la musique de ces groupes traditionnels étaient mal considérés au Maghreb dans les années 1960, précisant même que « le stambali [version tunisienne des cérémonies] était méprisable parce que le Noir l’était » !

Des marginaux devenus idoles

Parfois en butte au racisme et à la défiance vis‑à-vis de leurs pratiques animistes, les Gnaouas marocains étaient surtout un peu snobés parce qu’ils ne s’intégraient pas à la tradition musicale classique arabo-andalouse. Georges Lapassade observait en outre une « folklorisation manifeste » des spectacles gnaouas donnés dans les marchés, dans des fêtes officielles ou durant des tournées où les musiciens pratiquaient des activités aumônières.

Les Gnaouas étaient auparavant marginalisés, leurs rites vus avec autant de défiance que le candomblé au Brésil ou le vaudou en Haïti

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Il a fallu attendre les années 1970 pour que des groupes marocains tels que Nass El Ghiwane s’inspirent de cet héritage, le popularisent et le modernisent… tandis que des jazzmen tels que le pianiste américain Randy Weston s’en imprégnaient et l’exportaient sur les scènes occidentales.

La création du Festival gnaoua d’Essaouira, en 1998, marquait une étape déterminante dans la reconnaissance de cette tradition. « Les Gnaouas étaient auparavant marginalisés, leurs rites vus avec autant de défiance que le candomblé au Brésil ou le vaudou en Haïti, précise la fondatrice et productrice de l’événement, Neila Tazi.

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Certains vivaient de mendicité… Aujourd’hui, ils bénéficient d’une reconnaissance internationale et sont devenus une source de fierté pour tous les Marocains. » Pour la femme forte de la manifestation, la tagnaouite est d’autant plus populaire dans le pays qu’elle a été encouragée au début des années 2000 par le jeune roi Mohammed VI.

Une identité en mutation

Mais cette popularité soudaine a aussi eu un impact sur la musique gnaoua et ses interprètes. Comme le rappelle l’ethnologue Abdelhafid Chlyeh dans un essai de référence, Les Gnaouas du Maroc (éd. Le Fennec), les maalem (les maîtres gnaouis) tiraient traditionnellement fierté et légitimité du rite de possession.

L’animation de spectacles sur la place publique, si elle a toujours permis aux musiciens d’améliorer leurs revenus, était considérée comme une activité annexe moins gratifiante. Aujourd’hui, les lignes bougent, d’autant que les cachets proposés aux maalem pour de grands concerts sont bien supérieurs à leurs sources de revenus habituelles.

Les cachets varient actuellement entre 500 et 7 000 euros, que ce soit pour une lila ou pour un concert, « pour les Gnaouas les plus populaires »

Abdelhafid Chlyeh parlait, en 1998, de versement d’arrhes variant de 200 à 500 dirhams (de 20 à 50 euros environ) pour la lila, la cérémonie rituelle, plus des dons en nature (des parties de l’animal sacrifié pendant la cérémonie, du sucre, du thé…).

Cet état de fait condamnait les musiciens à exercer une autre profession plus rémunératrice : Hassan Boussou, fils d’un des grands noms du genre, Hmida Boussou, par exemple, a profité de ses connaissances en abattage pour travailler temporairement en tant que boucher.

Les stars, aujourd’hui, ne cumulent plus forcément les casquettes. Selon Neila Tazi, en fonction du contexte, les cachets varient actuellement entre 500 et 7 000 euros, que ce soit pour une lila ou pour un concert, « pour les Gnaouas les plus populaires ». Une prestation scénique pour le festival est quant à elle rémunérée entre 2 500 et 3 000 euros.

De nouveaux horizons

Autre bouleversement de taille, les maalem évoluent dans un univers mondialisé. Connus auparavant au niveau régional ou même local, rechignant à jouer avec des musiciens venus d’autres horizons, les maîtres sillonnent dorénavant les scènes internationales et se frottent à tous les styles.

Pour la première fois cette année, le Festival d’Essaouira s’est même offert, en mars, une tournée spéciale passant par de grandes scènes, à Washington et à New York pour les États-Unis, ainsi que dans la salle parisienne du Bataclan à Paris.

Même si nous sommes respectueux de notre héritage, nous faisons des rencontres qui nous amènent à essayer des choses nouvelles

Pour des grands noms comme Hassan Boussou ou Mehdi Nassouli, qui habitent en France, la fusion est « naturelle ». « Même si nous sommes respectueux de notre héritage, nous faisons des rencontres qui nous amènent à essayer des choses nouvelles », souligne Boussou, qui s’est ouvert aux musiques africaines, au jazz, au blues, au reggae et à l’afrobeat.

Son dernier projet, très réussi, élaboré avec le percussionniste français Laurent Clipet, consiste à retrouver les racines de la musique gnaoua, partant des sons traditionnels de la forêt guinéenne pour guider l’auditeur jusqu’à Sidi Ali Ben Hamdouch (saint du XVIIe siècle célébré en pèlerinage par les Gnaouas).

Une perte d’authenticité ?

Inscrits dans l’industrie musicale profane, jouant sur toute la planète en fusionnant avec d’autres musiciens, les Gnaouas ont-ils perdu leur âme ?

Il faut que nous restions vigilants pour ne pas les attirer sur le chemin du vedettariat à l’occidentale et ôter à cette musique sa vraie fonction, qui est spirituelle » explique le pianiste Ray Lema

« Ce n’est pas parce que nous évoluons dans un monde moderne que nous ne respectons pas notre héritage, rétorque Mehdi Nassouli. Quand j’étais enfant, j’ai autant écouté Nirvana, Metallica et Snoop Dogg que la musique traditionnelle. J’ai toujours été convaincu que je pourrais m’ouvrir à d’autres cultures en restant fidèle à moi-même : il y a même des liens avec la musique électronique, qui peut être une musique de transe ! L’important, pour savoir où l’on va, c’est de ne pas oublier d’où l’on vient. »

Le pianiste de jazz d’origine congolaise Ray Lema, invité cette année pour la quatrième fois à jouer avec les Gnaouas, se montre également rassurant. « Ils ont gardé leur humilité, ils ne sont pas dans la compétition comme beaucoup de musiciens occidentaux, note le pianiste.

Quand ils jouent, ils ont cette joie intérieure, cette authenticité, que l’on retrouve rarement sur d’autres scènes. Mais il faut que nous restions vigilants pour ne pas les attirer sur le chemin du vedettariat à l’occidentale et ôter à cette musique sa vraie fonction, qui est spirituelle. »

Ce qui compte c’est le respect de la culture, de la musique gnaoua, pas de les faire jouer avec de grosses stars

C’est également tout le souci de Neila Tazi, pour qui « ce qui compte c’est le respect de la culture, de la musique gnaoua. Pas de les faire jouer avec de grosses stars qui attireraient peut-être du public mais dénatureraient leur univers ».

Et la directrice d’expliquer que, pour l’heure, les têtes d’affiche internationales sont plus fascinées par les Gnaouas que l’inverse. « Ce sont eux qui insistent pour aller manger un tajine ou un couscous dans les chalets de vacances de l’OCP [géant du phosphate marocain] qui sont mis à notre disposition pour héberger les troupes qui viennent en nombre de tout le Maroc. »

À l’inverse, c’est vrai, on n’a pas repéré de maalem faisant le pied de grue devant les hôtels cinq étoiles des stars qui bordent la plage d’Essaouira.

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