Télés privées au Maghreb : le Maroc est-il vraiment ouvert ?
Au royaume chérifien, la libéralisation a été officiellement annoncée en 2002. Dans les faits, l’État garde la main, et les opérateurs privés se lancent en ligne ou depuis l’étranger. Le public, lui, se tourne vers la radio et les chaînes étrangères.
La révolution des télévisions privées au Maghreb
La libéralisation du secteur de l’audiovisuel a été accélérée par le printemps arabe dans les pays du Maghreb. Apparition de nouvelles chaînes, mises en place de nouvelles règles de régulation, modèle économiques en construction… Jeune Afrique fait le point sur un secteur en pleine évolution au Maroc, en Tunisie et en Algérie.
Le scandale n’a pas tardé à éclater : Daribate al chouhra (« la rançon de la gloire »), l’émission phare de Télé Maroc, chaîne de télévision satellitaire lancée en juin 2017, avait rapidement acquis la réputation de ne pas ménager ses invités. Mais les questions de la présentatrice Bouchra Ddeau à l’icône militante Aïcha Ech-Chenna, au sujet de sa virginité, ont fini par choquer.
Pourtant, et malgré les appels à davantage de sévérité, aucune autorité ne semble pour le moment pouvoir se saisir du dossier. Et pour cause : l’émission en darija est certes produite au Maroc, mais la chaîne émet depuis l’Espagne. Autrement dit, la Haute Autorité de la communication audiovisuelle (Haca), le gendarme marocain du secteur créé par décret royal en 2002, ne dispose que de peu de moyens d’action.
La solution offshore
Rachid Niny, célèbre journaliste et fondateur de Télé Maroc, n’est pas le seul à tenter d’innover dans un paysage audiovisuel marocain très consensuel. Problème : impossible aujourd’hui d’œuvrer depuis le royaume, où la libéralisation a bien été annoncée en 2002 mais tarde à devenir effective.
Si Niny a opté pour l’offshore et le satellite, Younes Boumehdi, un sage et brillant fils de bonne famille, fondateur et PDG de Hit Radio, a, lui, opté pour la Toile en lançant en 2016 Hit TV. « Cela fait des années que nous envoyons des demandes à la Haca pour ouvrir des chaînes. Nous restons sans réponse. Alors on s’est lancés. »
Pour le moment, la chaîne propose surtout des clips musicaux, et ses journalistes sillonnent le pays de festival en festival pour constituer un stock d’interviews. Un bon moyen pour se roder… et signifier à la Haca, dont l’une des missions consiste à accompagner la libéralisation du paysage audiovisuel marocain (PAM), qu’il faudrait accélérer la procédure.
Nouveaux talents
Autre exemple avec Jawjab, initiative incarnée par Younes Lazrak, animateur populaire qui s’est longtemps imposé comme l’incarnation de la jeunesse sur la chaîne publique 2M. Soutenue par Ali n’, la maison de production du réalisateur Nabil Ayouch, Jawjab propose en ligne notamment des feuilletons humoristiques, d’un niveau souvent inférieur aux programmes du pôle public.
C’est également sur Jawjab que le public a découvert Bouchra Ddeau, qui, avant de l’irriter, l’a beaucoup amusé en se baladant, micro à la main, à la poursuite des hommes politiques pour leur soumettre des questions osées. Une liberté de ton et de format qu’on retrouve peu sur le PAM. D’autres projets sont en cours : le patron de la populaire station radio Chada FM est par exemple dans les starting-blocks pour le lancement d’une chaîne en ligne.
Business model
Quid des polémiques nées avec ces nouvelles offres ? Rachid Niny joue, lui, la carte de l’autorégulation et concède, faute d’arbitre institutionnel, se fier avant tout au goût du public : « C’est aussi une sorte d’exercice qui permet de cerner les attentes des téléspectateurs. » Son business model est fondé sur la publicité, donc l’audience, sur laquelle il demeure discret. À peine révèle-t-il les bons chiffres réalisés par les vidéos partagées sur YouTube après leur diffusion satellitaire : entre 500 000 et 1 million de vues pour chaque vidéo.
Si les initiatives alternatives à la diffusion hertzienne fleurissent, c’est que, depuis la libéralisation formelle des ondes, une seule chaîne, Medi1, de régime mixte (mi-publique, mi-privée), a vu le jour, en 2006. Pourtant, entre le mois de mai de cette dernière année et 2009, deux vagues de licences ont été accordées pour le lancement de radios privées, mais la télévision, elle, est restée aux mains de l’État à travers la Société nationale de radiodiffusion et de télévision (SNRT).
Concurrence des médias étrangers
Le pôle public, certes, ne compte pas ses efforts pour faire face à la concurrence étrangère et pour répondre aux attentes des téléspectateurs, qui zappent souvent de France 24 à Al-Jazira ou d’Al-Arabiya à TV5 Monde, accessibles par satellite. « On ne dispose pas des chiffres, mais on sait que le taux de pénétration de ces chaînes est très important », explique Mohamed Douyeb, journaliste et consultant médias. Les relookings sont réguliers et, en 2010, le PAM a accueilli une huitième chaîne, consacrée à la promotion de la culture amazighe.
il existe également une forme de frilosité politique de l’État
Ce piétinement de la Haca nourrit les incompréhensions. L’institution reste pour le moins discrète sur les raisons de ce blocage. Officiellement, elle invoque un plateau publicitaire trop étroit, que le privé pourrait cannibaliser au détriment du pôle public. En off, un fonctionnaire de la Haca concède : « C’est un constat : 2M, la chaîne leader avec environ 30 % de parts d’audience, vit à environ 80 % de la publicité. Mais il existe également une forme de frilosité politique de l’État. »
Lignes rouges préservées
Pourtant, les projets qui voient le jour, s’agissant de celui de Niny ou de Boumehdi, ne franchissent aucune des fameuses lignes rouges bien connues de tous les Marocains (respect de la monarchie, des dogmes religieux et de l’intégrité territoriale), et leur audace s’exprime souvent dans leur manière de traiter l’actualité, plus moderne et plurielle que sur les chaînes publiques.
Les Marocains se tournent vers les chaînes étrangères accessibles par satellite
« Le lancement de ces différents projets de télévision en ligne ou à l’étranger a un peu secoué la Haca, estime cependant un fonctionnaire de l’institution. De manière inattendue, fin janvier 2017, elle a publié coup sur coup deux décisions ouvrant la voie aux dépôts de dossiers. » Mais, échaudé par de multiples refus, plus grand monde aujourd’hui ne tente sa chance. Même le très riche banquier Othman Benjelloun, parmi d’autres, s’était vu opposer une fin de non-recevoir pour un projet porté entre 2008 et 2009.
Déficit de programmes répondant à la demande
« En attendant, les Marocains se tournent vers les chaînes étrangères accessibles par satellite et restent fidèles à la radio, assez libre de ton et jouissant d’une réelle diversité », remarque Mohamed Douyeb. Boumehdi, lui, insiste : « De réels manques perdurent. Les enfants marocains n’ont pas d’émissions de divertissement pensées pour eux. Ils doivent se tourner vers les offres européennes ou arabes. Le public a des attentes, et maintenant il faut y répondre. »
Ce manque de diversité a même été soulevé dans un rapport de la Cour des comptes publié en avril : « Malgré la diversification de l’offre publique et privée qu’a connue le paysage audiovisuel national durant ces dernières années, l’image que reçoit le citoyen marocain des travaux de ses représentants reste réduite aux retransmissions des questions orales, assurées par la SNRT, dans le cadre de ses obligations de service public, ou encore à quelques programmes conjoncturels consacrés à l’institution législative. » Un constat sévère, mais que partagent bon nombre de Marocains.
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