Turquie : qu’est-ce qui fait marcher l’opposant Kemal Kiliçdaroglu ?

Pour dénoncer l’autoritarisme du régime, Kemal Kiliçdaroglu a parcouru 400 km à pied. À son arrivée, il a été accueilli par près de 2 millions de personnes. Un premier pas vers la présidentielle de 2019 ?

Le leader du CHP lance des fleurs à la foule, à Istanbul, le 9 juillet. © Lefteris Pitarakis/AP/SIPA

Le leader du CHP lance des fleurs à la foule, à Istanbul, le 9 juillet. © Lefteris Pitarakis/AP/SIPA

JOSEPHINE-DEDET_2024

Publié le 20 juillet 2017 Lecture : 3 minutes.

On le croyait sans charisme, dépourvu de cette faconde populiste qui réussit si bien au président Recep Tayyip Erdogan. Or, depuis un mois, Kemal Kiliçdaroglu a mangé du lion ! C’est vêtu et coiffé aux couleurs de la Turquie – chemise et casquette blanches barrées du mot adalet (« justice ») en lettres rouges – que, le 9 juillet, le chef du Parti républicain du peuple (CHP) a parcouru les derniers mètres du périple qui l’a conduit d’Ankara à Istanbul.

Quelque 2 millions de personnes l’attendaient, scandant : « Hak, hukuk, adalet ! » (« droit, loi, justice ! »), seuls mots d’ordre de cette marche qu’il avait voulue exempte de tout insigne partisan.

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Une marche pour la justice

Avec cet exploit physique (à 68 ans, il a parcouru à pied 430 km en vingt-cinq jours), celui que l’on surnomme Gandhi pour sa ressemblance avec le Mahatma a poussé le mimétisme jusqu’à s’inspirer de la « marche du sel » lancée en 1930 pour arracher aux Britanniques l’indépendance de l’Inde. Son idée : créer le rassemblement le plus large possible autour d’une valeur dans laquelle chacun se reconnaît.

Kiliçdaroglu répond à l’inquiétude d’une partie de la population

Le déclic ? La condamnation à vingt-cinq ans de prison d’Enis Berberoglu, un député du CHP accusé d’avoir fourni au journal Cumhuriyet des vidéos montrant des camions acheminant des armes à des groupes islamistes syriens sous escorte des services secrets turcs.

Or, depuis le coup d’État manqué du 15 juillet 2016, dont le pouvoir attribue la paternité à l’imam Fethullah Gülen (ex-allié d’Erdogan devenu son pire ennemi), le président a décrété l’état d’urgence, remporté un référendum qui lui confère des pouvoirs élargis et évincé les ouailles de Gülen de tous les rouages de l’État.

Mais sa chasse aux sorcières (150 000 fonctionnaires limogés) s’étend au-delà des « Fetö » et cible tous les opposants. Environ 50 000 personnes, parmi lesquelles des députés et dirigeants du parti HDP (prokurde), des militants des droits de l’homme et 150 journalistes, croupissent en prison en attendant leur procès.

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En dénonçant « le pouvoir d’un seul homme » et l’arbitraire d’une justice aux ordres, Kiliçdaroglu répond à l’inquiétude d’une partie de la population. Ce coup tactique lui permet de s’imposer comme celui qui croisera le fer avec Erdogan lors de la présidentielle de 2019 et, au passage, d’étouffer les critiques au sein de son parti, dont il espère élargir l’audience. Un défi alors que l’AKP rafle entre 40% et 50% des voix à chaque scrutin, quand le CHP plafonne à 25%.

L’homme que la Turquie n’attendait pas

Élu il y a sept ans à la tête de ce navire amiral de l’opposition fondé en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk, Kiliçdaroglu, regard doux et manières affables, aura mis du temps à renverser la table. Il avait même fort mal commencé : faute d’avoir signalé son changement de domicile, il n’avait pu voter lors du référendum de 2010, s’attirant les railleries de ses compatriotes.

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Tout se passait comme si cet homme discret, qui attendit sa retraite pour entrer en politique (il travailla au ministère des Finances puis, de 1992 à 1999, dirigea l’organisme qui gère la Sécurité sociale), avait voulu prendre le contre-pied de Deniz Baykal, son fougueux prédécesseur, écarté à la suite d’un scandale sexuel.

Avec méthode, Kiliçdaroglu a pourtant repris la main sur un CHP divisé en deux courants : l’un, ultranationaliste, exclut tout dialogue avec le HDP, prône une laïcité de combat et a longtemps été un fervent soutien de l’armée ; l’autre tient un discours moins excluant et plus conforme aux valeurs sociales-démocrates que le parti, membre de l’Internationale socialiste, est censé incarner. Sa marge de manœuvre est étroite.

Erdogan devrait se méfier du placide « Gandhi », qui a déjà brisé la carrière de plusieurs responsables de l’AKP

Natif de Tunceli, Kiliçdaroglu appartient en effet à la minorité zaza (kurde) alévie (une branche très libérale du chiisme), ce qui peut être dissuasif pour les électeurs sunnites dont Erdogan ne cesse de flatter les ardeurs religieuses et nationalistes.

Le rusé président s’efforce en outre d’aviver les antagonismes (Turcs/Kurdes, sunnites/alévis) pour empêcher tout rapprochement entre ses opposants. Il devrait toutefois se méfier du placide « Gandhi », qui a déjà brisé la carrière de plusieurs responsables de l’AKP en fournissant des preuves de leur corruption, et a averti que sa marche est la première d’une longue série. Il est arrivé sous d’autres cieux que des « marcheurs » soient élus présidents…

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