Nigeria : un Président peut en cacher un autre
Buhari malade, c’est sa doublure, Yemi Osinbajo, qui assure l’intérim. S’emparant de dossiers sensibles, il se révèle un successeur crédible en cas d’impeachment.
Il officiait en coulisses, le voici devenu le chef d’orchestre de l’un des géants du continent. Depuis le 9 mai, le vice-président Yemi Osinbajo assure à nouveau l’intérim du chef de l’État nigérian, Muhammadu Buhari, 74 ans, dont l’état de santé alimente les conjectures. Après un premier séjour médical à Londres de janvier à mars, le président de ce pays de 190 millions d’habitants, élu en mars 2015, se retrouve de nouveau dans la capitale britannique, et ce depuis plus de deux mois. Et le regard de ses compatriotes se tourne désormais vers sa doublure, qui a pris de l’envergure au cours des derniers mois. Une attitude qui tranche avec celle de Goodluck Jonathan, le prédécesseur de Buhari.
Lui aussi avait hérité des rênes de l’État en remplaçant un président malade – Umaru Musa Yar’Adua, longuement hospitalisé en Arabie saoudite – jusqu’à ce que le décès de ce dernier, en mai 2010, le place à la tête de la première puissance ouest-africaine. Durant son intérim, Jonathan s’était toutefois contenté de chauffer le siège suprême avant d’être formellement élu, un an plus tard.
Osinbajo, lui, fait feu de tout bois, dans un contexte où le Nigeria vit la pire crise économique de son histoire du fait de la chute des cours du baril de brut (principale source de recettes publiques et de devises), où s’accumulent les rivalités ethnico-religieuses et où le nord-est et le sud du pays subissent les attaques périodiques de Boko Haram et d’autres groupes armés.
Un tandem chrétien-musulman
D’après la Constitution, le vice-président dispose d’un pouvoir très relatif. S’il participe à toutes les réunions du cabinet présidentiel et aux différents conseils traitant de la sécurité, de la défense et de l’économie nationale, son rôle se limite généralement aux missions que lui délègue le président élu.
Osinbajo est peu à peu sorti de son pré carré pour s’emparer de dossiers géopolitiques et sécuritaires sensibles
« Les premiers pas d’Osinbajo n’ont pas été vraiment remarqués, car il s’occupait principalement des dossiers économiques et judiciaires, analyse Benjamin Augé, spécialiste du Nigeria à l’Institut français des relations internationales (Ifri). Mais il est peu à peu sorti de son pré carré pour s’emparer de dossiers géopolitiques et sécuritaires sensibles, comme celui du delta du Niger, la région d’où provient la quasi-totalité du pétrole et du gaz nigérians. »
Ce Yorouba de 60 ans est avant tout un magistrat au CV kilométrique. Diplômé de la prestigieuse London School of Economics, il fut ensuite responsable du département de droit public à l’université de Lagos, procureur général, puis ministre de la Justice de l’État de Lagos… Fin 2014, Muhammadu Buhari, alors candidat à la présidentielle, justifiait le choix de son vice-président par ses compétences professionnelles, sa réputation d’homme intègre et ses convictions religieuses.
Ce dernier point tenait compte de la règle non écrite imposant un tandem chrétien-musulman pour briguer le suffrage suprême. Or si Buhari est un fervent musulman de l’extrême nord du pays, son colistier est un pasteur respecté de l’Église chrétienne des rachetés de Dieu, dont le monumental édifice, à Lagos, peut accueillir 50 000 fidèles.
Deux hommes, deux méthodes
Hormis ces considérations confessionnelles, force est d’admettre qu’Osinbajo a fait merveille dans son rôle de président intérimaire lors du premier séjour médical de son mentor au Royaume-Uni, entre janvier et mars, y compris après le retour de ce dernier, trop diminué pour assister aux Conseils des ministres. « La répartition des rôles a été claire dès le départ : Buhari s’occupait du Nord pendant qu’Osinbajo gérait le Sud », affirme Marc-Antoine Pérouse de Montclos, de l’Institut de recherche pour le développement (IRD).
Mais, contrairement au titulaire du poste, sa doublure a privilégié les déplacements dans les régions pétrolifères du Sud-Est, où des attaques répétées contre les installations sont perpétrées par les Vengeurs du delta du Niger, un groupe armé réclamant une meilleure répartition des ressources de l’or noir. Si Buhari avait délaissé ce dossier au profit de la lutte contre Boko Haram, laissant la situation s’aggraver, son numéro deux s’est vite penché sur cette épineuse question. Alors que la méthode Buhari – militaire de formation – se résumait à envoyer troupes, navires armés et avions de combat pour lutter contre les rebelles, la stratégie d’Osinbajo consiste au contraire à promouvoir une plateforme de dialogue et à proposer un pacte à ces derniers, leur assurant un accès à l’emploi et la légalisation des raffineries sauvages.
Osinbajo apporte une bouffée d’air frais
« Osinbajo apporte une bouffée d’air frais. Il comprend parfaitement que l’alternative entre le laisser-aller et la manière forte ne fonctionne plus », avance Cheta Nwanze, du think tank SBM Intelligence. L’acting president s’est également rendu dans l’État de Kaduna, dans le Nord, théâtre de troubles intercommunautaires. En juin, des groupes de jeunes musulmans de la région y exigeaient le départ des Igbos – chrétiens originaires du Sud. Afin d’enterrer la hache de guerre, Osinbajo a reçu à Abuja les leaders religieux de cet État.
Un candidat sérieux à la présidentielle
Avec la validation tant attendue, à la mi-juin, d’un budget de 7 000 milliards de nairas (19 milliards d’euros) pour 2017, la puissance régionale se remet à rêver de croissance. Un après-Buhari semble donc possible. De quoi faire de Yemi Osinbajo un challenger sérieux pour la présidentielle de 2019, à condition que les coups ne viennent pas de son propre camp.
Le Congrès des progressistes (APC, au pouvoir) veut en effet conserver son hégémonie sur le Nord et éviter le scénario survenu en 2010, à la mort de Yar’Adua, lorsque le Sudiste Goodluck Jonathan avait accédé à la magistrature suprême.
Pour l’heure, selon Benjamin Augé, « Osinbajo travaille à ce que le Sud, à dominante chrétienne, et notamment le delta du Niger, le soutienne ». Pour séduire les élites musulmanes, il pourra notamment compter sur son parrain, Bola Tinubu, un ancien gouverneur de Lagos influent dans cette communauté.
Secret médical
Depuis sa dernière apparition publique, le 5 mai, Muhammadu Buhari n’a donné signe de vie qu’une fois, par un message vocal (en haoussa) à l’occasion de l’Aïd-el-Fitr. Sa voix a paru affaiblie, ce qui n’a pas rassuré ses compatriotes. Au Nigeria, les appels à la démission se multiplient. L’opposant Ayo Fayose, gouverneur de l’État d’Ekiti, dans le Sud-Ouest, et membre du Parti démocratique populaire (PDP), déclarait à la presse fin juin que le président était sous assistance respiratoire, sans fournir le moindre élément corroborant cette affirmation. Dans un tweet du 5 juillet, il rappelait qu’en 2010 Buhari lui-même avait réclamé une mesure d’impeachment à l’encontre du président Yar’Adua. Le parti présidentiel ajoutait à la confusion en annonçant le rétablissement de Buhari. Mais, trois jours plus tard, son porte-parole confessait à la télévision tout ignorer de son état de santé. Le 12 juillet, Osinbajo s’est rendu au chevet londonien de son mentor. « Nous devons nous attendre à son retour très prochainement », a-t-il assuré à la presse, sans forcément convaincre.
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