Comment les Marocains tentent de s’approprier la mémoire nationale

Les magazines et documentaires sur l’Histoire rencontrent un véritable succès, qui traduit l’envie des Marocains de revisiter leur passé, lointain ou contemporain. Sans tabous.

Détail de l’affiche de « Mohamed V, les chemins de la liberté ». © DR

Détail de l’affiche de « Mohamed V, les chemins de la liberté ». © DR

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Publié le 9 août 2017 Lecture : 5 minutes.

Le drapeau marocain. © Cuivie/CC/Pixabay
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Maroc : double vitesse

Le royaume a reformé ses institutions, son économie et est en passe de réussir son pari industriel. Mais la classe politique, elle, peine à suivre le mouvement…

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Ils s’appellent Zamane (« temps »), Dîn wa Dunia, « le magazine des cultures et des religions », ou encore Des histoires et des hommes… Des revues et séries documentaires qui ont investi un nouveau créneau, celui de l’Histoire, dont les Marocains se sont révélés particulièrement friands ces dernières années. Elles leur permettent de revisiter leur passé dans toutes ses dimensions et sa pluralité, sans démagogie, sans tabous.

Né à la fin de 2009, le mensuel Zamane en est le doyen. Avec un capital de 1 million de dirhams (environ 90 000 d’euros), le journaliste Youssef Chmirou et l’un de ses amis décident de créer un titre spécialisé dans l’Histoire, un peu à l’image du titre français Historia. Le plébiscite est immédiat : 7 350 exemplaires vendus sur un tirage de 10 000.

Je ne pouvais pas croire un seul instant que Zamane cartonnerait à ce point dès son lancement

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« Lorsque mon distributeur m’a communiqué les ventes de ce premier numéro, je l’ai appelé pour lui dire qu’il s’était trompé de destinataire. Je ne pouvais pas croire un seul instant que Zamane cartonnerait à ce point dès son lancement », raconte Youssef Chmirou.

Le succès du magazine, édité en arabe et en français, n’a depuis cessé de se confirmer. En mai 2013, son dossier sur l’histoire des Juifs du Maroc (« Maroc : terre juive ») est en rupture de stock : aucun retour sur un tirage de 15 000 exemplaires, dont un grand nombre ont voyagé jusqu’en Israël. Trois mois plus tard, un dossier sur Moulay Abdellah, le frère de Hassan II, fait exploser les compteurs avec 22 000 exemplaires vendus.

Les Marocains y découvrent un prince – « un spectre, une silhouette élégante et raffinée qui rappelle celle de son père, le roi Mohammed V », écrit Zamane – qu’ils ne voyaient que sur les photos officielles, alors raconté pour la première fois par son fils, Moulay Hicham, qui levait ainsi une partie du voile de mystère entourant son père.

« La société a mûri »

Détenu aujourd’hui par l’homme d’affaires et ministre de l’Industrie Moulay Hafid Elalamy et par Youssef Chmirou, son directeur de publication, Zamane a réussi à s’inscrire dans ce long processus de réconciliation des Marocains avec leur histoire. Un processus qui a commencé en 1997, sous Hassan II, lorsque ce dernier a pour la première fois permis à la gauche d’accéder au pouvoir. En 2004, son fils, Mohammed VI, met en place l’Instance Équité et Réconciliation (IER), qui a exorcisé les années de plomb.

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Puis il y a eu le Mouvement du 20-Février, né dans le sillage des révolutions arabes de 2011, qui a fait tomber le mur de la peur. Cette année-là a vu la transformation en profondeur de la société marocaine et a été couronnée par une nouvelle Constitution, qui a reconnu la diversité culturelle du royaume (arabe, juive, africaine…).

« La société a mûri. Les gens veulent s’approprier leur mémoire nationale, retrouver leurs origines », explique Reda Benjelloun, directeur des magazines et des documentaires de 2M, la deuxième chaîne publique. Des histoires et des hommes (H&H), le documentaire qu’il dirige, diffusé tous les dimanches à 21 heures, attire en moyenne 1,5 million de téléspectateurs.

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Il raconte l’histoire de personnages marocains oubliés ou refoulés dans la mémoire collective, comme les cheikhates, ces chanteuses populaires qui ont osé chanter l’amour dans une société conservatrice, ou encore des dizaines de milliers de Juifs du Sud marocain qui ont migré vers Israël dans les années 1950 et 1960 sans jamais oublier leur pays d’origine (Tinghir-Jérusalem, les échos du Mellah, réalisé par Kamal Hachkar).

De l’utilité du documentaire

Depuis son lancement, en 2011, H&H a déconstruit des préjugés enracinés dans la société. Il a démontré, entre autres, que le Maroc a existé avant l’Islam et qu’il a été gouverné par des figures féminines, dont la plus connue, la Kahina, s’est farouchement opposée à la dynastie des Omeyyades dans sa progression pour envahir l’Afrique du Nord. Il a aussi rendu une fière chandelle, en les réhabilitant, à ces soldats des montagnes qui ont combattu les colonisateurs français et espagnols.

Chaque semaine, le public est au ­rendez-vous. Comme ce dimanche soir du 20 janvier 2013, H&H a diffusé la version restaurée – avec le soutien du réalisateur américain Martin Scorsese – du film El Hal (Transes, en VF) réalisé en 1981 par Ahmed El Maanouni sur le Nass El Ghiwane, groupe culte formé dans les années 1970 et surnommé « les Beatles marocains ». Le documentaire a tellement mobilisé et captivé les télé­spectateurs qu’on les entendait crier, applaudir et chanter depuis les rues, comme pour les matchs de foot.

Le documentaire est un outil de citoyenneté, il permet de mesurer l’état de santé d’un pays

En 2015, ils ont été plus de 2,8 millions à suivre l’histoire des musiciens gnaouas et de leurs rites de possession. Du jamais-vu depuis le lancement du programme. « Le documentaire est un outil de citoyenneté, d’affirmation de soi. Il est vrai, réel. Il permet de mesurer l’état de santé d’un pays », affirme Réda Benjelloun. Certes, les sources bibliographiques sont rares dans un pays qui apprend seulement à conserver ses archives.

Très souvent, les journalistes et les équipes de tournage doivent se déplacer hors du pays pour recueillir des références, des précisions, des confirmations ou des témoignages, qu’ils font ensuite authentifier par un comité scientifique afin d’éviter toute erreur et pour se démarquer de la presse people et des travers de la chasse aux scoops ou au sensationnalisme. « Je préfère avoir un public réduit qui me permet à peine de payer mes charges plutôt que de publier des informations approximatives qui décrédibiliseraient à jamais mon magazine », fait remarquer Youssef Chmirou.

Réconciliation avec le passé

En 2012, l’Institut royal pour la recherche sur l’histoire du Maroc (IRRHM), un think tank instauré par Mohammed VI, a publié un ouvrage de référence qui retrace la genèse du pays depuis la préhistoire jusqu’à la fin du XXe siècle. Intitulé Histoire du Maroc, réactualisation et synthèse, il doit servir de base à une réforme des manuels scolaires.

La réconciliation du Maroc avec son passé pluriel passe désormais par des canaux divers (publics, privés, officiels ou confidentiels, locaux ou étrangers), via des genres et des modes différents (enquêtes, témoignages, biographies, sagas), dans des domaines variés (pouvoir, religions, arts…), et mobilise un très large public. Autant de signes qui confirment que cette réconciliation est bien engagée.

Une couverture large

En mai 2013, un dossier sur l’histoire des Juifs du Maroc est en rupture de stock. Trois mois plus tard, c’est Moulay Hicham, fils de Moulay Abdellah et neveu de Hassan II, qui fait exploser les ventes avec un entretien exclusif dans lequel il lève une partie du voile de mystère entourant son père. Novembre 2016 : les raisons de la colère des Rifains. Puis, en mars, les révélations sur la CIA espionnant le Maroc

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