Tourisme tunisien : sortie de crise par le haut ?

Alors que le secteur peine à redécoller, les projets hôteliers de prestige fleurissent dans le pays. Pour attirer de nouveaux visiteurs, les professionnels misent sur un changement radical : du modèle low cost aux prestations de luxe.

(en haut) La Badira, à Hammamet, l’hôtel Movenpick Les Berges du Lac, à Tunis (à droite) le Steigenberger Kantaoui Bay (à gauche). © ONS ABID POUR JA

(en haut) La Badira, à Hammamet, l’hôtel Movenpick Les Berges du Lac, à Tunis (à droite) le Steigenberger Kantaoui Bay (à gauche). © ONS ABID POUR JA

Publié le 7 août 2017 Lecture : 10 minutes.

Six ans après la révolution, le tourisme tunisien fait toujours pâle figure, avec 5,7 millions de visiteurs et 2,3 milliards de dinars (935 millions d’euros) de recettes à la fin 2016. Une bien piètre performance, par rapport aux chiffres de 2010 – 6,9 millions de visiteurs internationaux et 3,5 milliards de dinars de revenus. Les incertitudes politiques et sociales, mais aussi et surtout les attaques terroristes de 2015 à Tunis, au musée du Bardo, et à Sousse sont passées par là. Ce secteur clé n’offre plus que 200 000 emplois directs, contre 300 000 il y a sept ans.

Sur la côte méditerranéenne, de Carthage à Djerba, les professionnels du tourisme évoquent un marasme dont ils ont du mal à sortir. Le déclassement est patent. En 2008, le Forum économique mondial classait le pays au 39e rang d’un index annuel de la compétitivité dans le secteur du tourisme prenant en compte des critères tels que la sécurité, l’hygiène et les infrastructures de transport. En 2017, la Tunisie a été reléguée au 87e rang mondial. La dégringolade intervient dans tous les domaines… sauf celui des prix : la Tunisie reste la 9e destination touristique la moins chère du monde, sur 136 pays. C’est sa marque de fabrique depuis les années 1960 : une offre balnéaire bas de gamme portée par une grande capacité hôtelière à bas coût.

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Un dégraissage nécessaire

Si la quasi-totalité des professionnels rencontrés font d’une montée en gamme la condition sine qua non d’une reprise durable, les établissements du pays peinent à trouver un autre modèle que celui du tourisme de masse, qui convient pourtant de moins en moins aux clientèles actuelles. « Sur quelque 650 hôtels, il n’y a pas plus de 20 palaces véritablement capables de proposer une prestation de luxe », estime Mouna Ben Halima, la secrétaire générale adjointe de la Fédération tunisienne de l’hôtellerie (FTH). Selon elle, un tiers des hôtels, hors d’âge et criblés de dettes, doivent être fermés.

 D’un quatre-étoiles à l’autre, les prestations varient du tout au tout. L’offre de la Tunisie n’est pas assez claire », regrette directeur du site d’information Destination Tunisie

Le dégraissage aurait déjà commencé : environ 15 % des établissements auraient mis la clef sous la porte. Hammamet, chef-lieu du balnéaire à bas coût, qui comptait avant la révolution une offre pléthorique de près de 200 hôtels, est particulièrement touchée.

Même certains établissements haut de gamme, n’ayant pas su tenir leur rang, sont affectés, à l’instar de l’emblématique Tamerza Palace, prestigieux établissement de luxe aux portes du désert, fermé début 2014. « D’un quatre-étoiles à l’autre, les prestations varient du tout au tout. L’offre de la Tunisie n’est pas assez claire », regrette Hédi Hamdi, le directeur du site d’information Destination Tunisie.

« Le début du redécollage » ?

Pourtant, au cabinet de la ministre du Tourisme, Selma Elloumi Rekik, on assure que le secteur connaît aujourd’hui « le début du redécollage ». Sur les six premiers mois de 2017, juste avant le pic habituel des mois de juillet et d’août, près de 2 millions d’entrées de touristes internationaux ont été recensées. C’est 40 % de plus qu’à la même période en 2015. Cette reprise devrait être favorisée par le retour des touristes britanniques et belges.

La reprise des investissement pourraient atteindre 2,38 milliards d’ici à 2027

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La Belgique et le Royaume-Uni ont en effet levé la plupart de leurs réserves liées à la sécurité dans le pays du Jasmin, respectivement le 23 février et le 26 juillet 2017. Le WTCC, organisation mondiale des professionnels du tourisme, est également optimiste pour la Tunisie : il prévoit une reprise des investissements dans le secteur, déjà passés de 1,5 milliard de dinars en 2013 à 1,7 milliard en 2016 et qui pourraient selon elle atteindre 2,38 milliards d’ici à 2027. Le WTCC table sur 11 millions de visiteurs annuels en Tunisie à cette date.

Les projets hôteliers haut de gamme sont d’ailleurs légion, signe que le secteur y croit. Des groupes tunisiens et internationaux résolument optimistes multiplient les chantiers de construction ou de rénovation. Tous misent sur davantage de qualité, encouragés par le récent code de l’investissement, censé simplifier les procédures administratives, veut-on croire dans les couloirs du ministère, à Tunis.

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Changement de stratégie

Plutôt que de compter, comme par le passé, sur les grands tour-opérateurs tels que TUI ou Thomas Cook, dont la mainmise sur la filière et sur les prix est critiquée, plusieurs groupes tunisiens ont préféré signer des contrats de gestion avec de grandes marques internationales reconnues dans le bassin méditerranéen.

C’est le cas du Groupe Marhaba, détenu par la famille Driss, qui gère une vingtaine d’hôtels et 12 000 lits dans le pays (5 % de la capacité nationale), fondé en 1965. Zohra Driss, PDG de trois établissements du groupe, a confié à l’allemand Deutsche Hospitality (anciennement Steigenberger) la gestion de l’ex-Hôtel Imperial Marhaba de Sousse, auparavant géré par l’espagnol RIU (groupe TUI), où 38 touristes internationaux avaient été tués le 26 juin 2015.

L’ex-Hôtel Imperial Marhaba de Sousse affiche plus de 70 % de taux d’occupation en juillet 2017

Après un an et demi de fermeture et 2 millions d’euros d’investissement dans la réfection de la réception et la sécurité, le Steigenberger Kantaoui Bay – son nouveau nom – affichait plus de 70 % de taux d’occupation en juillet 2017. Et ce alors qu’il avait été littéralement déserté après le drame. « Steigenberger est pour nous un gage d’une meilleure commercialisation et de l’application de normes internationales plus élevées », fait valoir Zohra Driss, dont la famille a déjà confié un second établissement au groupe allemand.

Une stratégie également suivie par son cousin, Moez Driss, propriétaire de Maklada Group, cette fois avec la marque Radisson Blu : ses Chams El Hana et El Hana Beach, dans la région de Sousse, vont prochainement passer sous l’enseigne internationale appartenant au groupe américain Rezidor, déjà bien implanté à Djerba et à Hammamet. Le chantier du premier, dans le quartier de Boujaafar, touche déjà à sa fin. Sur place, des dizaines d’ouvriers mettent la dernière touche aux 225 chambres. Les doubles y coûteront 350 dinars la nuit. Quatre restaurants et trois bars ouvriront aussi, avec un tunnel reliant le sous-sol à la plage.

Un secteur qui attire toujours les investisseurs

Attirés par ces perspectives dans le haut de gamme, des entreprises tunisiennes font aussi leur entrée dans la gestion hôtelière, portant de fortes ambitions. C’est le cas du groupe de construction Neifar – 1 000 salariés et 500 millions de dinars de chiffre d’affaires au compteur –, qui a déjà bâti pour ses clients une quarantaine d’hôtels ou de centres de congrès dans le pays. C’est désormais pour son propre compte qu’il fait sortir de terre un palace aux Berges-du-Lac, le quartier d’affaires de Tunis.

L’investissement n’est pas négligeable : 100 millions de dinars, que le groupe règle sur fonds propres. Après avoir approché l’américain Marriott, l’allemand Kempinski et Rotana, basé à Abou Dhabi, Fathi Neifar, le propriétaire du groupe qui porte son nom, a signé un contrat de gestion avec le suisse Mövenpick. C’est Nicolas Pezout, débarqué à Tunis après avoir officié pour le groupe helvétique à Ramallah et à Dubaï, et auparavant à l’Hôtel de Crillon, à Paris, qui aura la haute main sur les 189 chambres. L’ouverture est attendue en 2018.

On peut imaginer un modèle avec moins de touristes, mais dépensant beaucoup plus

Les investisseurs viennent aussi du Moyen-Orient. À Tabarka, près de la frontière avec l’Algérie, le groupe qatari La Cigale, qui exploite à Doha un gigantesque palace du même nom, a racheté à Tunisian Travel Service (TTS) le Tabarka Beach et son golf de bord de mer, pour y investir plusieurs millions de dinars, et l’a également renommé La Cigale. « Nous ne voulions plus supporter des pertes d’exploitation annuelles importantes », explique Karim Miled, le fils d’Aziz Miled, le fondateur de TTS, soulagé de jeter l’éponge, pour concentrer ses efforts sur la rénovation de son navire amiral, le Phénicia de Hammamet.

« On peut imaginer un modèle avec moins de touristes, mais dépensant beaucoup plus », estime l’ex-ministre du Tourisme Slim Tlatli. Le chemin à parcourir est encore long pour la Tunisie : selon nos calculs, en 2015, 144 dollars ont été dépensés en moyenne par chacun de ses 5,3 millions de touristes alors que ceux du Maroc ont déboursé 500 dollars chacun, soit près de quatre fois plus !

Pour réussir sa mue, le secteur doit impérativement améliorer son offre de formation. Un défi crucial qui incombe notamment à l’Office national du tourisme tunisien, actuellement en pleine restructuration (lire ci-contre). Faute d’écoles hôtelières reconnues par les investisseurs internationaux, les groupes présents dans le pays préfèrent aujourd’hui envoyer leurs salariés se former ailleurs, à l’image de Rezidor, qui prévoit d’organiser un stage intensif à Marrakech pour douze de ses cadres tunisiens.

La Badira, un exemple à suivre ?

« Une place est à prendre dans le luxe, à condition de savoir répondre aux attentes d’une clientèle extrêmement exigeante », fait valoir Mouna Ben Halima, dirigeante de la FTH, mais aussi d’un groupe hôtelier familial à Hammamet, propriétaire de La Badira.

La vraie réussite, ce ne sont pas les chiffres mais le fait d’avoir prouvé que le service de mauvaise qualité n’est pas une fatalité

Ce palace, dans lequel elle a investi 35 millions de dinars, reproduit l’architecture blanche et épurée de cet ancien village de pêcheurs, prisé au début du XXe siècle pour son hiver doux et sa saison des agrumes, entre octobre et mai. Les suites Claudia-Cardinale ou Jean-Cocteau affichent un prix de 280 euros la nuit, qui n’effraie pas les touristes internationaux. Trois ans après son ouverture en 2014, le cinq-étoiles est rentable, selon sa fondatrice, enregistrant un chiffre d’affaires de 12 millions de dinars par an.

« La vraie réussite, ce ne sont pas les chiffres mais le fait d’avoir prouvé que le service de mauvaise qualité n’est pas une fatalité », fait-elle valoir. La Badira a été sélectionnée pour faire partie du très select Leading Hotels of The World, une sélection des hôtels de standing les plus prestigieux, reconnue dans la profession touristique.

Comptant déjà plus de 375 établissements dans le monde, elle est un gage de belles retombées commerciales. Jusqu’alors, La Mamounia et le Royal Mansour de Marrakech y étaient les seuls représentants du Maghreb. Si certains des nombreux projets d’hôtels de luxe en cours parvenaient, à l’image de La Badira, à tenir leurs promesses, la montée en gamme du tourisme tunisien serait enfin lancée.

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Vent de critiques contre Tunisair

Lundi 17 juillet, le ministre du Transport tunisien, Anis Ghedira, et son secrétaire d’État, Hichem Ben Ahmed, étaient attendus à Bruxelles pour parapher un accord open sky avec l’Union européenne, arlésienne de la libéralisation de l’espace aérien, dont il est question depuis au moins une décennie au pays du Jasmin. Patatras, nouveau report sine die et sans explication officielle, ce qui fait enrager tout le secteur touristique, qui y voit le principal verrou à son développement.

D’autant plus que Tunisair accumule les dysfonctionnements, comme ce Paris-Djerba retardé de vingt-quatre heures début juillet sans explication. Objectif de l’accord, s’il venait un jour à être signé : l’ouverture à la concurrence des lignes entre les pays membres de l’UE et les aéroports du pays, pour l’heure trustées par la compagnie nationale, qui partage le marché avec seulement deux principaux concurrents, Air France et NouvelAir. Et faire chuter les prix.

En attendant, un aller-retour vers la Tunisie reste onéreux pour les touristes européens : en moyenne 400 euros pour un Paris-Tunis début juillet, soit au moins 100 euros de plus que pour se rendre dans une station touristique marocaine telle que Marrakech ou Agadir, desservies par les low-cost easyJet et Ryanair, notamment. Mais l’État est peu enclin à accélérer la cadence pour protéger Tunisair, en pleine restructuration ; le dossier est considéré comme socialement et politiquement sensible.

30 %

C’est la part des recettes générées en 2016 par les visiteurs tunisiens dans leur propre pays, selon le ministère, alors qu’elle n’atteignait que 10 % en 2013. Un score comparable à celui du tourisme intérieur au Maroc

ONTT : enfin la réforme

« Une usine à gaz qui doit être démantelée. » C’est ainsi que Hédi Hamdi, le directeur du site d’information Destination Tunisie, qualifie l’Office national du tourisme tunisien (ONTT), piloté depuis juillet par Neji Ben Othman. C’est peu dire que le bras armé de l’État dans ce secteur, avec ses 1 500 salariés et ses 14 représentations à l’étranger, n’a guère les faveurs des professionnels. Sa restructuration, attendue depuis des années, a finalement été mise sur les rails, avec l’implantation de trois agences, chacune chargée d’une grande mission de l’Office. En juin 2017, une agence de la formation aux métiers du tourisme a été fondée.

Elle sera dirigée par Mohamed Ridha Mlika. Huit écoles et instituts de formation hôteliers passeront dans son giron, et les professionnels du secteur seront étroitement associés à la définition des cursus qui y seront suivis, promet-on à l’ONTT. La création des deux autres agences suivra : l’une consacrée à l’investissement, l’autre à la promotion et à la communication.

Cette dernière devra gérer le Fonds de développement de la compétitivité dans le secteur touristique, censé promouvoir la Tunisie à l’international, dont il faudra réformer le financement, jusqu’ici assuré essentiellement par une taxe sur les hôtels et les agences de voyages. « Les aéroports, les compagnies aériennes, les opérateurs de téléphonie et les banques, qui bénéficient également des entrées touristiques, pourraient y contribuer », suggère Hédi Hamdi.

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