Tunisie : Youssef Chahed et les contrebandiers

Le 23 mai, le Premier ministre lançait une vaste opération « mains propres », marquée par une vague d’arrestations spectaculaires. Deux mois plus tard, si les têtes de réseaux du marché parallèle sont tombées, les gros bonnets de la corruption semblent avoir été épargnés. Pour le moment…

Visite surprise de Youssef Chahed, le 14 juin, chez les douaniers du port de Radès, à Tunis. © Hichem

Visite surprise de Youssef Chahed, le 14 juin, chez les douaniers du port de Radès, à Tunis. © Hichem

Publié le 15 août 2017 Lecture : 5 minutes.

Lors de son investiture à la primature, le 27 août 2016, Youssef Chahed, comme ses prédécesseurs, a déclaré la guerre à la corruption. Le 23 mai dernier, il est passé à l’offensive et a voulu frapper fort, avec une première vague d’arrestations. Passé l’effet de surprise et l’euphorie des Tunisiens, qui attendaient de telles mesures depuis longtemps, ce qui paraissait être une campagne d’envergure se solde, au bout de deux mois, par une vingtaine d’interpellations. Trop peu, selon certains.

Doublée du démantèlement des étals anarchiques qui écoulaient les produits de contrebande dans les grandes villes depuis 2011, l’opération a pourtant fait vaciller les réseaux du marché parallèle. Mais désormais un sentiment de malaise prime : la grande expédition contre la corruption semble avoir perdu son cap et s’être concentrée uniquement sur les patrons de l’économie « grise ».

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« Nous nous attendions que des grosses têtes tombent, comme celles qui trempent dans l’attribution des marchés publics. Pour finir, les motifs des mises en examen vont de l’atteinte à la sûreté de l’État à l’extorsion de fonds en passant par le commerce illicite et les délits douaniers, mais cela brouille notre perception de la corruption », explique un chef d’entreprise qui a soutenu l’initiative de Chahed, estimant que les cibles visées ne sont pas celles auxquelles les Tunisiens s’attendaient.

Des efforts insuffisants

Chawki Tabib, le président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc), qui, depuis sa création fin 2011, a traité 14 000 dossiers, dont 120 transmis au ministère public – mais qui n’a étrangement pas été sollicité par l’exécutif dans cette opération –, confirme : « Les dossiers des personnes arrêtées sont, dans 90 % des cas, liés à la contrebande.

Il reste la corruption en relation avec les marchés publics, la corruption administrative et les soupçons de corruption de certains partis politiques. D’autres dossiers impliquent des personnalités des médias et des hommes d’affaires. »

71 % des sondés estiment que la campagne anticorruption… ne touche pas les corrompus. À défaut, on neutralise les corrupteurs.

À la Kasbah, un collaborateur de Youssef Chahed tente une justification : « Les contrebandiers ne peuvent exercer leur activité qu’au moyen de la corruption, essentiellement celle d’agents de l’État, mais il n’est pas évident d’agir contre les pratiques de l’Administration. » Selon une enquête sur la perception de cette campagne, réalisée en juillet par Joussour, think tank spécialisé dans l’évaluation des politiques publiques (lire p. 38), 71 % des sondés estiment que la campagne anticorruption… ne touche pas les corrompus. À défaut, on neutralise les corrupteurs.

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Le coup de filet a tout de même ramené quelques gros poissons (lire ci-dessous). C’est le cas de Chafik Jarraya et de Yacine Chennoufi, pour lesquels le gouvernement a appliqué les mesures exceptionnelles autorisées par l’état d’urgence, ce qui permet de les maintenir au secret pour atteinte à la sûreté de l’État. Les anciens gradés de la douane Ridha Ayari et Samir Ben Rached sont poursuivis pour corruption.

Enfin, une quinzaine d’opérateurs, du formel ou de l’informel, sont inculpés de commerce illicite et de trafic douanier : Mongi Ben Rbah, Kamel Ben Ghoulem Fraj, Nejib Ben Ismail, Ali Griri, Mondher Jenayah, Hlel Ben Massaoud Bchir, Habib Houas, Sahbi Saadallah, Kamel et Slaheddine Chemli, Chokri Berriri, Mabrouk Khenchaoui…

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Une immixtion de l’informel dans le formel

« Mon client subit une très grosse injustice. Le dossier est vide, totalement vide. Rien ne justifie l’émission d’un mandat de dépôt ! » assène Nizar Ayed, l’avocat de l’homme d’affaires Nejib Ben Ismail, spécialisé dans l’importation de fruits secs mais également investisseur dans les eaux minérales et l’aquaculture et patron d’une société de construction d’autoroutes en Côte d’Ivoire (il avait d’ailleurs accompagné Youssef Chahed lors d’une tournée en Afrique de l’Ouest en mars).

On est loin du contrebandier qui fait franchir les frontières à sa marchandise à bord de puissants véhicules tout-terrain – à l’image des frères Wachwacha à Mednine (Sud), qui, paradoxalement, ont été libérés alors qu’ils ont avoué être à la tête d’un trafic d’armes avec la Libye.

La contrebande flirte, aussi, avec la légalité : les opérateurs de l’informel importent des biens sous le couvert de sociétés qui créent des emplois bien réels

En attendant les conclusions des instructions, les autres sont tous soupçonnés d’avoir « réalisé des profits de manière illégale », et leurs biens et avoirs ont été confisqués, comme le confirme le président de la commission chargée des confiscations au profit de l’État, Mounir Ferchichi. Les avocats, eux, soulignent que ce contexte n’est pas rassurant pour les investisseurs, notamment étrangers.

Car la contrebande flirte, aussi, avec la légalité : les opérateurs de l’informel importent des biens sous le couvert de sociétés qui créent des emplois bien réels ; ils maquillent les déclarations en douane moyennant des pots-de-vin, puis injectent ces marchandises dans les circuits de distribution, y compris formels…

Selon un représentant de la douane, depuis 2011, les délits douaniers portent sur près de 1 milliard de dinars (350 millions d’euros), un cruel manque à gagner pour les finances de l’État.

Depuis le début de l’opération, le 23 mai, le manque de communication a nourri la confusion. « Dans tout État de droit, le procureur général s’exprime, il est de son ressort d’exposer les faits. Cela n’a pas été le cas, et les ambiguïtés autour de ce qui est ou n’est pas de la corruption sont nombreuses », estime l’avocat d’affaires Malek Lamloum.

Prise de conscience des tunisiens

Les Tunisiens se sont cependant forgé une opinion. Sur le banc des accusés, ils mettent la justice, pour sa lenteur et ses sentences souvent dérisoires, ainsi que l’Administration, pour l’omerta et la solidarité qui règne entre ses différents corps.

Ils considèrent par ailleurs que si Youssef Chahed veut faire la guerre, il ne peut éviter les conflits avec les partis et devra briser le tabou de la corruption politique, l’un des verrous du système. Ainsi, Slim Besbes, ancien ministre des Finances et député d’Ennahdha, estime « inconsidérée » l’arrestation pour délit douanier des frères Chemli, proches des islamistes.

Malgré les maladresses et les embûches, malgré le manque d’outils (la loi de protection des témoins adoptée en février n’est pas encore en vigueur faute de décret d’application), beaucoup veulent croire qu’une longue bataille vient de s’engager et ne doutent pas de son issue.

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