Sameh Choukri : « Le Qatar doit prouver qu’il a renoncé à armer des mouvements terroristes »
Développement, sécurité intérieure, conflit libyen, crise du Golfe, candidature à la direction de l’Unesco… Le ministre des Affaires étrangères s’exprime sur les grands dossiers de la diplomatie cairote.
Diplomate de carrière, ancien ambassadeur d’Égypte auprès des Nations unies à Genève (2005-2008) puis aux États-Unis (2008-2012) et, enfin, ministre des Affaires étrangères depuis l’investiture d’Abdel Fattah al-Sissi à la présidence en juin 2014, Sameh Choukri, 64 ans, sait nommer ses ennemis et ménager ses alliés. Après un passage par Bruxelles, où il a signé un accord de partenariat stratégique entre son pays et l’Union européenne, il était à Paris du 24 au 26 juillet et a répondu aux questions de Jeune Afrique.
Jeune Afrique : Comment l’Égypte se porte-t‑elle ?
Sameh Choukri : Elle va bien ! Nous sommes résolument engagés sur la voie des réformes politiques, sociales et économiques. Dans ce dernier domaine, les mesures prises avec le soutien du FMI commencent à porter leurs fruits, même si cela se fait au coût, élevé, d’une forte inflation [+ 30,9 % en mai, en glissement annuel]. Le cours de la monnaie a été libéré à ce prix, mais le peuple égyptien est confiant et résilient. Il sait que des décisions difficiles doivent être prises.
Il reste aussi de nombreuses étapes à franchir, nous devons corriger des décennies de distorsions économiques, auxquelles aucun des précédents gouvernements n’a osé s’attaquer tant la tâche est lourde.
Quelles distorsions ?
En premier lieu, celles qui se rapportaient aux subventions alimentaires et énergétiques, qui creusent le déficit budgétaire, et que nous sommes en train de réduire. Certaines entreprises à capitaux publics doivent par ailleurs être restructurées pour devenir compétitives et attirer les investisseurs privés et internationaux.
Nous impliquons progressivement la sphère du privé dans le domaine public, et elle apporte désormais une importante contribution à la transformation de l’économie égyptienne.
La sécurité reste le premier défi du pays. Le rythme des attaques terroristes meurtrières ne faiblit pas…
Vous ne pouvez pas dire qu’il ne faiblit pas. La fréquence de ces attentats a diminué ces dernières années, c’est un fait. Et grâce au travail des forces de sécurité et à la solidarité des Égyptiens, nous sommes sur la voie de l’éradication.
Mais ces attaques viennent d’organisations terroristes importantes, résolues à diviser et à déstabiliser l’Égypte, et malheureusement soutenues par des entités puissantes et par certains États.
Alors que Daesh s’effondre au Moyen-Orient, avez-vous constaté l’arrivée de jihadistes de cette région dans le Sinaï, où l’une de ses branches sévit ?
Cette menace existe. Nous avons cependant observé que ces éléments se dirigeaient essentiellement vers la Libye, qui leur offre un environnement plus propice. Nous notons parfois l’arrivée de certains éléments, mais pour des missions de coopération ponctuelles avec les organisations terroristes. En général, ils repartent comme ils sont venus.
Étant vous-même présent à Paris, avez-vous pris part à l’organisation du sommet « surprise » entre les deux hommes forts du conflit libyen, le maréchal Khalifa Haftar et le Premier ministre, Fayez el-Sarraj, organisé par les autorités françaises le 24 juillet ?
Pas directement, non. Mais l’Égypte, par son investissement constant depuis un an et demi dans la résolution de la crise libyenne, a participé à cet aboutissement. Le maréchal Haftar est le chef de l’Armée nationale libyenne, et le président du Conseil présidentiel, Sarraj, a le soutien du Conseil de sécurité des Nations unies. Étant donné la stature et les réseaux d’influence des deux hommes, l’accord trouvé marque un progrès important.
Il reste cependant de nombreux détails à traiter, et beaucoup d’autres protagonistes doivent encore être associés à ce processus.
N’avez-vous pas trouvé déplacé que la France organise cette rencontre sans y avoir impliqué les États les plus concernés, voisins de la crise ?
Nous en avions été informés et avons compris ses raisons. Nous soutenons toute initiative qui aide les Libyens à surmonter leurs différends. Nous croyons aussi que des efforts et une coordination accrus doivent être engagés entre la France et l’Égypte, comme entre la France et les voisins de la Libye, mais aussi entre la France et d’autres intervenants sur la scène libyenne. Le fait est que nous devrions tous partager la même vision pour le rétablissement de la sécurité en Libye.
Aujourd’hui homme d’affaires et chef de parti mais hier camarade de Ben Laden, Abdelhakim Belhadj est aussi un acteur important de la scène libyenne. Parlez-vous à un tel personnage ?
L’Égypte ne discute et ne s’engage qu’avec les protagonistes libyens qui ont rompu tout lien avec l’extrémisme et les idéologies fondamentalistes. Ses actions passées pour Al-Qaïda et ses associations actuelles parlent pour lui… N’oublions pas non plus que ce personnage a pris et occupé Tripoli par les armes, ni que son instrumentalisation politique de l’islam est un moyen de contourner la volonté du peuple libyen qui a manifesté son rejet des personnalités associées à des organisations radicales.
Actuellement dans la ligne de mire du Caire, le Qatar résiste à l’embargo mis en place par l’Égypte, l’Arabie, les Émirats arabes unis et Bahreïn en refusant de se plier à leurs exigences. Comment jugez-vous cette position ?
Doha s’obstine à ne pas voir que nous ne tolérerons plus que nos intérêts nationaux soient méprisés et menacés par la politique du Qatar et par son soutien à des organisations terroristes. Nous ne nous sommes jamais ingérés dans les affaires d’autrui, et il ne revient qu’aux Égyptiens de déterminer leurs orientations, les marches à suivre et leurs limites.
C’est maintenant au Qatar de prendre les mesures nécessaires pour nous rassurer
Toutes les exigences formulées renvoient à de profondes inquiétudes partagées par nos quatre États, et c’est maintenant au Qatar de prendre les mesures nécessaires pour nous rassurer et prouver qu’il a renoncé à armer et à abriter des mouvements terroristes, ainsi qu’à promouvoir leur idéologie.
Proche allié du roi d’Arabie saoudite, le roi Mohammed VI du Maroc a envoyé une aide humanitaire au Qatar. Le désapprouvez-vous ?
Toute assistance apportée au peuple du Qatar, qui est notre frère et que nous ne visons pas, est le bienvenu. Mais le roi du Maroc, comme les autres dirigeants arabes, est bien au fait des politiques déstabilisantes du Qatar. Et nous devrions tous rester solidaires si nous voulons que le Qatar change de comportement.
Le Caire est par ailleurs en concurrence avec Doha pour l’élection à la direction générale de l’Unesco, prévue en octobre. Le poste est censé revenir à un représentant du monde arabe (aucun ne l’a jamais obtenu). Parmi les quatre candidatures que ce dernier présente, pensez-vous avoir vos chances ?
Elles sont très bonnes, car nous présentons aussi l’unique candidature africaine et avons le soutien de l’Union africaine, qui l’a réaffirmé récemment lors de son sommet à Addis-Abeba.
L’heure est venue pour l’Afrique d’assumer des responsabilités dans les arènes multilatérales
Les États du continent participant au comité exécutif montrent une grande solidarité et, après l’élection de notre frère éthiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus à l’Organisation mondiale de la santé, il me semble que l’heure est venue pour l’Afrique d’assumer des responsabilités dans les arènes multilatérales. Concernant les trois États arabes du comité de l’Unesco, hormis le Liban qui se présente aussi, je suis persuadé qu’ils s’uniront autour de la candidature la plus forte… Et la nôtre bénéficie déjà du soutien africain.
Comment avez-vous accueilli la candidature française d’Audrey Azoulay ?
Elle a été une grande surprise, survenue à la dernière heure. D’autant plus surprenante que nous avions des signes positifs sur le soutien de Paris quand nous y avions présenté notre projet de candidature. Vu la relation privilégiée de nos deux pays, nous étions pleins d’espoir.
Pays hôte de l’Unesco, la France a déjà assuré sa direction, tout comme nombre de ses partenaires européens et occidentaux. L’Asie, l’Amérique latine, l’Europe de l’Est ont aussi pu assumer cette responsabilité. Les Arabes, jamais. Il est temps d’y remédier en élisant le candidat arabo-africain.
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