Peut-on rire de tout (et avec tout le monde) en Afrique ?
Jusqu’où peut-on pousser le bouchon quand on est un petit humoriste, seul en scène face à une armée de pisse-froid aux ego chatouilleux ? Jouer avec les limites, en équilibre sur d’ondoyantes lignes rouges, peut en certains lieux se révéler périlleux.
À l’école du rire africain
Les amuseurs publics parviennent désormais à vivre (plus ou moins bien) de leurs blagues sur le continent. Indispensables à la bonne santé des populations, ils restent tout de même surveillés du coin de l’œil.
Susceptibilité des uns, sensibilité des autres, elle est bien vaste, la foule des empêcheurs de pouffer en rond ne supportant pas que l’on (se) rie d’eux. L’autodérision, malheureusement pour l’humanité, est sans doute la chose la moins partagée du monde, et le rire s’effrite souvent aux frontières de l’ego. En Afrique comme partout, il est des sujets dangereux auxquels le fait de s’attaquer comporte des risques. La politique. La religion. Le sexe. Surtout.
En 2015, en Tunisie, l’humoriste Wassim Migalo se fit passer au téléphone pour le président Béji Caïd Essebsi auprès d’un homme d’affaires proche du clan Ben Ali. Il fut aussitôt arrêté, tout comme le producteur Moez Ben Gharbia, pour offense au chef de l’État, usurpation de titre et escroquerie. C’est quasi universel : les grands chefs n’aiment pas en prendre pour leur grade.
Tourner en dérision
Oualas, humoriste maroco-ivoirien, résume bien le problème : « Pour vous expliquer les choses avec une métaphore, je vais vous raconter une blague. Un Français rencontre un Ivoirien et lui dit : “Moi, je peux aller à l’Élysée et gueuler ‘Macron, je l’emmerde’.” »
L’Ivoirien réplique : “Mais moi aussi je peux ! Je peux aller au Palais présidentiel d’Abidjan et dire ‘Macron, je l’emmerde’.” » L’Ivoirien Adama Dahico nuance à sa manière : « Les tabous dépendent des pays. Ici, on peut tout tourner en dérision, la guerre, le président, mais il faut le faire dans la subtilité, sans blesser les gens. » Voilà tout de même une sacrée limite, valable en bien des lieux et sur bien des sujets.
Originaire du Congo, Titus Kosmas ne dit pas autre chose : « Je ne m’attarde pas trop sur la politique, non pas parce que j’ai peur – je n’ai jamais eu ma langue dans ma poche –, mais parce que je trouve qu’il y a des sujets beaucoup plus intéressants que la pauvreté, les guerres, la dictature des chefs d’État. C’est vrai que l’artiste est un objecteur de conscience qui doit mener un combat contre les inégalités, mais un humoriste doit aussi panser les plaies par la magie thérapeutique du rire. Or, quand on évoque ces sujets, il faut beaucoup de dextérité pour éviter que ça n’évoque un mauvais souvenir à quelqu’un du public. »
Ce n’est pas tout. « De plus, quand quelqu’un a le courage de tourner en dérision un régime politique, les gens peuvent croire qu’il a été payé par les opposants, ou même qu’il est une marionnette du régime chargée de faire croire qu’il existe une liberté d’expression, poursuit Kosmas. Je préfère donc parler de sujets qui touchent directement ma société, comme la prolifération des Églises, qui deviennent de véritables fonds de commerce, l’obscénité dans la musique, le niveau scolaire de plus en plus médiocre, etc. » Tout cela n’est tout de même pas sans risque.
Toute la difficulté rester d’ironiser sur les sujets les plus graves… sans blesser son public
En 2013, Kosmas écrit un sketch intitulé Tu veux réussir ? Fais-toi pasteur. L’humoriste se produit dans certaines églises sans problème, tandis que dans d’autres… « Une fois, un pasteur est venu me voir et a déclaré devant plusieurs personnes qu’il allait prier pour que l’Éternel me tue parce que j’étais un blasphémateur du Très-Haut. »
Mêmes précautions pour Oualas : « Certains sujets sont trop blessants pour en rire. Je ne m’en prendrai pas à Mohammed VI, car je sais que c’est un sujet délicat. En France aussi ; même si les Français se l’avouent moins, ils ne peuvent pas rire de tout. Prenez par exemple Dieudonné Mbala Mbala, condamné pour antisémitisme… »
« On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde »
Codifié par la tradition, restreint par la loi, dépendant de la culture, l’humour n’a rien d’universel.
« Lorsque nous avons été invités au Marrakech du rire, j’ai donné la consigne de ne pas faire de blagues sur le système politique local, confie Mamane. Par correction, nous ne devions pas mettre en difficulté les organisateurs. Cela ne nous empêchait pas de brocarder nos propres dirigeants. » De là à dire qu’il serait possible de s’exprimer presque librement partout, il y a un pas.
« Je n’ai jamais adapté mon spectacle en fonction des pays dans lesquels j’ai tourné… mais je n’ai jamais été invité à jouer au Tchad, au Cameroun ni au Congo-Brazzaville, poursuit Mamane. Dans ce dernier pays, j’ai été approché, mais bizarrement tout a été annulé au dernier moment sans qu’on s’explique pourquoi. Là-bas, mon film Bienvenue au Gondwana a fait un carton. »
Un seul mot placé dans un mauvais contexte peut briser votre carrière
La plupart des humoristes aiment à citer le Français Pierre Desproges – « On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde » – et, forts de cette maxime, s’appliquent à s’autocensurer. Dans une interview au Petit Journal de Canal+, l’Ivoirien Observateur Ébène reconnaissait notamment avoir renoncé aux propos homophobes, seulement parce qu’ils sont mal vus des Occidentaux.
« L’autocensure est un réflexe que tout humoriste devrait avoir, car un seul mot placé dans un mauvais contexte peut briser votre carrière, affirme Titus Kosmas. Je connais les dangers que je peux encourir si je dérape. L’humour est puni par la loi lorsqu’il bascule dans la diffamation, l’incitation à la haine raciale, la discrimination et l’injure… »
Tout, au fond, semble être une question d’équilibre : savoir se tenir sur le fil qui sépare la provocation de l’offense, un fil bien fin qui ne cesse d’ondoyer selon les a priori de chacun. « Je suis contre les terroristes extrémistes, déclare encore Kosmas, mais je ne pourrais jamais me déguiser en Mohamed avec un turban à bombes, je n’irais pas jusque-là. »
Ce qui fait rire dans une rédaction parisienne ou danoise peut de facto déclencher de destructrices pulsions de mort chez certains… Pour Desproges, la limite se posait ainsi : « Il vaut mieux rire d’Auschwitz avec un Juif que de jouer au Scrabble avec Klaus Barbie. »
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