Rwanda : questions sur un champion
Alors que son pays fait figure de modèle africain en matière de développement, la popularité du président ne se dément pas : Paul Kagame vient d’être réélu avec plus de 98 % des voix. Mais pourra-t‑il encore longtemps capitaliser sur le redressement économique amorcé il y a plus de vingt ans ?
Paul Kagame avait donc raison. Le scrutin présidentiel du 4 août était bien « joué d’avance », comme le chef de l’État rwandais l’avait plusieurs fois sous-entendu lors des trois semaines de campagne officielle. Réélu avec 98,63 % des suffrages, celui qui dirige le pays depuis 2000 fait encore mieux que lors des élections précédentes de 2003 et de 2010, où il avait respectivement rassemblé 95 % et 93 % des voix. Ses deux opposants, l’indépendant Philippe Mpayimana et Frank Habineza, candidat du Parti démocratique vert du Rwanda (RDGP), n’ont récolté que des miettes. Vingt mois après avoir approuvé à 98 % le référendum constitutionnel qui autorisait Paul Kagame à briguer, à 59 ans, un troisième mandat, les Rwandais viennent potentiellement de lui confier les rênes du pays jusqu’en 2034.
Les observateurs peuvent bien douter de la spontanéité d’un tel vote dans une société fermement encadrée par un Front patriotique rwandais (FPR) omniprésent et alors que la rumeur voudrait que chaque fonctionnaire ait dû mettre la main à la poche pour financer la campagne du chairman, la population semble savoir ce qu’elle doit à son président. « À commencer par la plus longue période de paix jamais connue par le pays », rappelle le politologue Jean-Paul Kimonyo. Période mise à profit pour redresser économiquement un pays tombé au plus bas au lendemain du génocide de 1994. Stabilisé, réconcilié et de nouveau unifié après avoir été débarrassé officiellement de toutes distinctions ethniques, le Rwanda fait même figure de modèle en matière de développement pour le reste du continent.
Une renaissance économique fulgurante
« C’est un des rares pays africains à avoir été capable d’améliorer structurellement sa situation depuis vingt ans, en alignant des taux de croissance solides et en luttant efficacement contre la pauvreté et les inégalités », note Yasser El-Gammal, directeur de la Banque mondiale pour le Rwanda.
Dans les campagnes, le résultat est spectaculaire. Chacun des 30 districts est dorénavant équipé de dispensaires et d’écoles, de marchés couverts ou de minoteries. Le long des grands axes bitumés, les collines ont été arasées et terrassées pour étirer un peu plus les surfaces agricoles du pays le plus dense d’Afrique.
Les avancées sont encore plus frappantes dans le Nord, pourtant fief des génocidaires », précise un cadre du FPR
Les toits en tôle des silos de stockage tout neufs réfléchissent le soleil derrière les bananeraies, pendant que les canaux d’irrigation et les lignes à haute tension courent dans les champs de maïs et de haricots. « Et les avancées sont encore plus frappantes dans le Nord, pourtant fief des génocidaires », précise un cadre du FPR.
Mais c’est Kigali qui symbolise à elle seule la métamorphose du pays, comme un résumé grandeur nature du traitement de choc appliqué au Rwanda depuis l’accession au pouvoir du « boss », ses réussites les plus évidentes comme ses penchants autoritaires et sécuritaires.
Dans le centre-ville, les tours de verre ne cessent de pousser. Et dans le quartier de Kimihurura, débarrassé de ses mendiants et de ses vendeurs à la sauvette, les ministères jouxtent les immeubles de bureaux autour du Convention Center, inauguré en juillet 2016, qui illumine les hôtels multi-étoilés, les boutiques et les restaurants chics. Même si les vigiles sont, pour l’instant, plus nombreux que les clients.
Rwanda, « le Singapour de l’Afrique »
Prémices du futur « Singapour de l’Afrique » cher à Paul Kagame et développé, dès son arrivée au pouvoir, dans sa « Vision 2020 » ? « Grâce à sa feuille de route, le Rwanda est un des rares pays du continent à avoir respecté les Objectifs du millénaire pour le développement définis par les Nations unies, mais il n’atteindra certainement pas l’émergence à la date prévue par le document », estime le représentant local d’une des principales institutions financières internationales.
Tiré essentiellement par le secteur du BTP au moment où le pays se reconstruisait, le PIB a été multiplié par six en vingt ans, pour atteindre aujourd’hui 9 milliards de dollars, avec un taux de croissance supérieur à 7 % chaque année.
Le revenu moyen par habitant et par an est remonté à 700 dollars (environ 595 euros), après être tombé à 150 dollars en 1994, et même les ruraux, qui constituent 75 % de la population, ont vu leurs gains augmenter d’un tiers sur la même période.
Pourtant, près de 40 % de la population vit encore au-dessous du seuil de pauvreté et la hausse de l’inflation, qui a dépassé 7 % l’année dernière, menace de paupériser davantage les campagnes. D’autant plus que, grâce à l’amélioration de certains indicateurs sociaux, comme la chute des deux tiers de la mortalité infantile, le Rwanda va voir sa population doubler à l’horizon 2050, pour atteindre les 22 millions de personnes.
Paul Kagame veut voir son pays s’imposer comme un « hub » de la finance, des technologies de l’information, du tourisme ou encore de l’économie de la connaissance
« Faute de foncier disponible, il y a urgence à sortir les gens des collines pour qu’ils partent travailler en ville dans le secteur des services », observe le délégué d’une agence onusienne. Et c’est exactement la stratégie appliquée par Paul Kagame qui, après avoir modernisé l’agriculture et tenté de la réorganiser autour de quelques grandes filières de rente (café et thé notamment), veut voir son pays s’imposer comme un « hub » de la finance, des technologies de l’information, du tourisme ou encore de l’économie de la connaissance.
Avec une certaine réussite. Le secteur touristique est devenu, ces trois dernières années, la principale source de devises du pays, en rapportant 400 millions de dollars en 2016, contre à peine 20 millions de dollars en 2002. Quant au virage numérique, il a déjà été pris avec succès par le Rwanda, comme en témoignent la dématérialisation, de plus en plus généralisée, des services administratifs ou la création d’incubateurs de start-up.
L’État a mis entre entre 300 et 800 millions de dollars pour le Convention Center de Kigali, 500 millions de dollars pour Innovation City, 800 millions de dollars pour le nouvel aéroport de Bugesera
Pour lancer et accompagner cette diversification, le Rwanda a beaucoup dépensé. Après avoir financé depuis dix ans, essentiellement sur fonds publics, les infrastructures de base dans les transports, les télécommunications et l’énergie, l’État met toujours la main à la poche pour construire les équipements dont il a besoin : entre 300 et 800 millions de dollars pour le Convention Center de Kigali, aujourd’hui l’un des bâtiments les plus onéreux réalisés sur le continent ; 500 millions de dollars pour Innovation City, le nouveau quartier édifié à l’est de Kigali et spécialisé dans les nouvelles technologies ; 800 millions de dollars pour le nouvel aéroport de Bugesera, sans oublier les centaines de millions nécessaires pour développer les services de la compagnie RwandAir.
« Le pays s’inscrit dans une logique de moyen terme. Nous disposons dorénavant de tous les outils pour développer le tourisme d’affaires », explique-t‑on au ministère des Finances.
C’est avec la même volonté de s’émanciper de toute influence – voire de toute ingérence – extérieure que le Rwanda n’a cessé de chercher à réduire les contributions étrangère
En plus de transporter les cols blancs dans les cinq-étoiles de Kigali, la flotte doit servir à exporter rapidement les produits agricoles à forte valeur ajoutée, comme les fleurs, vers les marchés extérieurs sans avoir à passer par les concurrents éthiopiens et kényans.
C’est avec la même volonté de s’émanciper de toute influence – voire de toute ingérence – extérieure que le Rwanda n’a cessé de chercher à réduire les contributions étrangères, ramenées à 17 % du budget national aujourd’hui, contre plus de la moitié en 2006.
C’est donc sur les marchés de capitaux que le pays a emprunté l’argent qui lui manquait. Et avec un taux d’endettement actuellement proche de 45 % du PIB alors qu’il était encore inférieur à 20 % cinq ans plus tôt, « le Rwanda arrive à grande vitesse à la limite de ce qu’il peut emprunter, estiment d’une même voix les experts de la Banque mondiale et ceux du FMI. Le secteur privé doit maintenant prendre la relève ».
C’est pour donner confiance aux investisseurs que Paul Kagame a érigé la lutte contre la corruption et la question sécuritaire au rang de ses priorités, avant d’améliorer le climat des affaires et de faciliter la création d’entreprises. Le Rwanda a été récompensé de ses efforts, puisqu’il figure au deuxième rang des pays africains dans le classement « Doing Business » 2017 de la Banque mondiale.
Un retard dans le secteur privé
Les fonds privés se font pourtant toujours attendre. Les flux d’investissements directs étrangers (IDE) progressent certes d’année en année, mais sur la dernière décennie leur stock reste bien inférieur à celui enregistré par les voisins kényans ou ougandais.
« Le Rwanda doit compter avec ses désavantages structurels. C’est un petit pays, enclavé et recouvert de collines, avec des débouchés limités », rappelle Yasser El-Gammal.
L’intégration du pays dans le vaste marché de la Communauté est-africaine (EAC), dont le chef de l’État rwandais est l’un des plus fervents promoteurs, doit contribuer à combler ces insuffisances aux yeux des investisseurs.
Et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le pays a adopté, en février, le swahili comme quatrième langue officielle. Cette régionalisation de l’économie devrait également faciliter l’émergence d’entrepreneurs rwandais, aujourd’hui bloqués à l’échelle locale par un accès limité au crédit et par la toute-puissance des fonds d’investissement parapublics que sont Crystal Ventures et Horizon Group (lire p. 54), respectivement détenus par le FPR et par l’armée.
S’il est possible d’enregistrer sa société en deux heures auprès du Rwanda Development Board, les taxes à régler auprès de la Rwanda Revenue Authority ralentissent souvent les démarches
Les pouvoirs publics vont également devoir régler les conflits d’influence qui perdurent entre agences gouvernementales et compliquent le processus de création d’entreprises. S’il est possible d’enregistrer sa société en deux heures auprès du Rwanda Development Board, les taxes à régler auprès de la Rwanda Revenue Authority ralentissent souvent les démarches. « On peut faire confiance à Paul Kagame pour régler le problème », ironise notre représentant onusien.
Réélu haut la main, l’homme fort du pays a sept ans devant lui pour consolider son œuvre. Il peut s’appuyer sur la discipline légendaire des Rwandais tant qu’il continue à veiller à l’amélioration de leurs conditions de vie.
La seule dictature imposée par Paul Kagame au Rwanda est celle du résultat » résume un diplomate
« La démocratie consensuelle, qu’il défend et qui irrite tant la communauté internationale, est basée sur un accord implicite avec la population, selon une logique de redistribution économique et sociale », précise Jean-Paul Kimonyo.
Un compromis résumé ainsi par un diplomate présent à Kigali : « La seule dictature imposée par Paul Kagame au Rwanda est celle du résultat. » Les survivants du génocide n’oublient pas le rôle joué par leur président dans le redressement du pays.
Les 40 % de Rwandais nés depuis 1994 et bercés par la promesse d’un avenir meilleur pourraient par contre se lasser d’attendre. Après avoir amélioré la santé publique, en élargissant par exemple l’assurance-maladie à 91 % de la population, ou l’éducation, avec un taux d’alphabétisation porté à 70 %, et promu le droit des femmes et l’écologie, Paul Kagame doit encore relever le défi de l’émergence économique pour tous. C’est tout l’enjeu de son prochain septennat.
Ralentissement ?
Pénalisée par les mauvaises récoltes, la progression du PIB en 2016 (6 %) a été moindre qu’en 2015 (6,9 %). Une baisse de régime qui s’est d’autant plus fait ressentir que l’inflation a atteint 7,2 % – contre 2,5 % en 2015 –, bien au-delà du seuil de 5 % fixé par la Banque nationale du Rwanda. Selon l’OCDE et le Pnud, les mesures du gouvernement pour limiter l’impact de cette conjoncture vont creuser le déficit budgétaire, qui atteindra 5 % du PIB en 2017-2018 (contre 3,2 % en 2015). Mais la stabilité macroéconomique du pays et son climat des affaires sain devraient lui permettre de redresser la barre assez rapidement.
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