Enquête : aux origines de la filière terroriste qui a frappé la Catalogne
Nés au cœur du royaume marocain, mais radicalisés en Europe et recrutés par Daesh : de M’rirt à Barcelone, enquête sur les soldats tueurs du jihad qui ont endeuillé l’Espagne.
« Commune urbaine de M’rirt », indique un panneau planté dans un décor champêtre. Située à 30 km au sud de Khénifra (chef-lieu du Moyen Atlas), c’est une de ces bourgades non desservies par le train du développement d’un royaume à double vitesse. À M’rirt, le temps s’est figé : autrefois carrefour des éleveurs nomades (d’où son nom d’Amrir, « passage » en tamazight), elle est aujourd’hui un lieu de halte pour les amateurs de randonnée en montagne ou les chauffeurs de camion de l’exploitation minière avoisinante.
Cette petite localité – que même certains Marocains sont incapables de situer sur une carte – s’est retrouvée sous les feux des projecteurs depuis le double attentat de Catalogne, le 17 août. Quatre des dix membres de la cellule terroriste sont des enfants de M’rirt. La maison familiale des Abouyaaqoub est d’ailleurs devenue plus connue que le pachalik (subdivision administrative de la province) de la bourgade.
Parcours similaires
Depuis que Younes Abouyaaqoub, 22 ans, a foncé sur la foule au volant d’une fourgonnette à Las Ramblas, à Barcelone, faisant 13 morts et quelque 120 blessés, et qu’on a découvert que son jeune frère Houssain, 19 ans, figurait parmi les cinq terroristes abattus à la station balnéaire de Cambrils (à 120 km au sud de Barcelone), la maison du grand-père Abouyaaqoub voit défiler les enquêteurs du renseignement marocain, mais aussi les médias locaux et étrangers.
« Mon père est très malade. Il ne se remet pas de la perte de deux petits-fils que personne n’aurait cru capables de commettre une telle atrocité », nous confie l’un des oncles des Abouyaaqoub, la gorge serrée, sur le seuil de sa maison située dans le quartier de Tahajaouit.
« Ici, il n’y a pas une seule famille qui ne compte pas un ou deux membres en Espagne ou en France », nous explique El Ghazi, un voisin du père des Abouyaaqoub, avec lequel il a émigré clandestinement en 1999 via l’enclave de Sebta.
« Nous avons d’abord travaillé dans les fermes d’Almería. En un an, nous avons obtenu nos cartes de séjour et avons aussitôt sorti nos familles respectives de là », nous raconte le quinquagénaire installé aujourd’hui à Murcie.
Younes et Houssain Abouyaaqoub avaient ainsi respectivement 7 et 4 ans quand ils sont arrivés à Ripoll avec leur père, qui s’y est installé pour travailler dans le bois. Un parcours similaire à celui des frères Hichamy – Mohamed, 24 ans, et Omar, 21 ans –, deux membres du commando de Cambrils, qui sont également les enfants d’un désespéré de M’rirt qui, à la fin des années 1990, a décidé de risquer la traversée clandestine vers l’Europe.
Endoctrinement en Espagne
Au quartier Boulachfar, la modeste maison familiale du grand-père des Hichamy est plongée dans le deuil. Le patriarche octogénaire, sous le choc, se mure dans le silence depuis qu’il a appris la nouvelle. Entouré de sa femme et de ses enfants, il fait malgré tout l’effort de recevoir les proches venus lui présenter leurs condoléances.
Ils ont subi un lavage de cerveau en Espagne », estime Belhaj Hichamy
« Quand ils venaient l’été au Maroc, Mohamed et Omar passaient parfois la nuit dans cette pièce, ici même ! » nous dit Belhaj, l’un de leurs oncles, en pointant un des quatre matelas constituant le gros des meubles de la pièce principale de la maison.
« Quand Mohamed est venu l’année dernière, j’ai remarqué qu’il avait commencé à faire la prière. Mais il ne manifestait aucun signe de radicalisation. Il respectait la vie de chacun et semblait normal », poursuit Belhaj, qui ajoute qu’Omar n’avait pas mis les pieds au Maroc depuis deux ans.
« Ils ont subi un lavage de cerveau en Espagne, c’est certain », conclut Belhaj Hichamy.
Projets d’attentats à la voiture piégée
Originaires de la même localité de l’Atlas et appartenant à la même tribu des Aït Boudhir, les fratries Abouyaaqoub et Hachimy étaient inséparables à Ripoll. Elles fréquentaient ensemble la mosquée de la ville où sévissait Abdelbaki Essaty.
Ce Marocain de 44 ans, né à Chefchaouen, dans le nord du pays, avait été condamné pour trafic de drogue en Espagne, avant de se reconvertir en imam jihadiste. Cerveau présumé de la cellule, il a péri, la veille de la double attaque à la voiture bélier, dans l’explosion accidentelle d’une résidence à Alcanar (200 km de Barcelone).
Il y préparait avec des complices des engins explosifs destinés à des attentats à la voiture piégée contre des sites touristiques, plan initial des terroristes. Dans cette planque d’où la police a extrait 120 bombonnes de gaz des décombres, un autre cadavre a été identifié comme celui de Youssef Aalla, 22 ans, fils d’un immigré marocain originaire d’El Ksiba, dans les reliefs du Moyen Atlas.
C’est son jeune frère, Saïd Aalla, 19 ans, qui était au volant de l’Audi A3 neutralisée par un barrage policier à Cambrils après avoir fait un mort et six blessés. Le véhicule en question appartenait à leur frère aîné, Mohamed Aalla, 27 ans, qui a finalement été mis hors de cause.
Le père de cette troisième fratrie, Ibrahim Aalla, a expliqué aux médias espagnols que c’était lui qui avait insisté « pour que Mohamed laisse sa voiture à son jeune frère pendant qu’il était en vacances ».
Une enfance espagnole
Membre de la quatrième fratrie des terroristes de l’Atlas, Driss Oukabir, 28 ans, natif d’Aghbala, à 2 000 mètres d’altitude dans les confins rugueux du Moyen Atlas, s’est livré à la police, à Ripoll, quelques heures après les attentats.
Il avait rejoint son père en Europe à l’âge de 10 ans, alors que son frère Moussa, 17 ans, cinquième occupant de l’A3 de Cambrils, est né à Ripoll, où la famille s’était installée après un passage en France.
Driss Oukabir est rentré au pays cet été pour ne le quitter que le 13 août par un vol au départ de Tanger
Naturalisé espagnol, le dixième membre de la cellule, Mohamed Houli Chemlal, 21 ans, natif de Farkhana et arrivé en Espagne à l’âge de 6 mois, a été interpellé par la police catalane.
Abdelbaky Essaty, l’imam jihadiste
Le fait que la quasi-totalité des terroristes soient originaires de la même région du Maroc et les déplacements des frères Oukabir entre l’Espagne et le Maroc ont laissé à penser, dans un premier temps, que l’opération avait été préparée au Maroc.
Driss Oukabir est en effet rentré au pays cet été pour ne le quitter que le 13 août par un vol au départ de Tanger. Son frère Moussa aurait également effectué une visite éclair chez son oncle, qui réside dans cette ville.
Mais cette piste a rapidement été écartée dès que le cerveau de la cellule a été identifié comme l’imam de la mosquée de Ripoll. Le nom d’Abdelbaky Essaty apparaît pour la première fois sur les écrans radars du renseignement espagnol au cours de l’enquête sur les attentats de Madrid, en 2004 : des documents lui appartenant avaient été retrouvés au domicile de l’un des principaux suspects (la majorité des terroristes étaient aussi originaires du nord du Maroc).
Son séjour en prison en 2010, après avoir été arrêté en possession de 12 kg de haschisch entre Sebta et Algésiras, lui aurait permis de renouer le contact avec la filière jihadiste active en Europe.
Ripoll, le terreau favorable
Aujourd’hui, les enquêteurs s’intéressent à d’éventuels liens entre sa cellule et des groupes extrémistes en Belgique, où Abdelbaky a effectué plusieurs séjours en 2016 et où il a même essayé de s’installer comme imam.
Mais c’est finalement à Ripoll qu’il semble avoir trouvé le terreau favorable au recrutement pour le compte de Daesh, radicalisant en quelques mois seulement les jeunes gens.
« Ces jeunes sont nés ou ont grandi en Espagne. Ils traînaient ensemble à Ripoll parce qu’ils étaient marocains et originaires de la même région, explique Lahcen Elmourabiti, un acteur associatif de M’rirt. La première génération d’immigrés, et particulièrement ceux originaires de l’Atlas, a vécu paisiblement en Europe. Mais la deuxième et la troisième génération ont peiné à s’intégrer, ce qui a pu faciliter l’endoctrinement à des fins terroristes. »
Une explication avancée, du Rif au Souss, à chaque fois que des terroristes d’origine marocaine sont impliqués dans des attentats comme ceux de France ou de Belgique.
C’est donc au tour du Moyen Atlas, connu pourtant pour être la région la plus tolérante du pays, de découvrir la haine qui sommeillait en certains de ses enfants exilés.
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