Franc CFA : Kemi Seba, l’incendiaire
Stigmatisé en France pour ses débordements, le Franco-Béninois Kemi Seba s’est refait une vie de polémiste au Sénégal, où il résidait depuis 2011. Mais sa croisade contre le franc CFA lui a valu, le 6 septembre, d’en être expulsé sans préavis.
À chaque intervention publique, il monte sur scène tel un boxeur entrant sur le ring. Épaules carrées, démarche chaloupée, regard menaçant, il semble toiser un adversaire imaginaire. Le 19 août, place de l’Obélisque, à Dakar, il n’y avait pas de scène mais Kemi Seba, 35 ans, a « fait le taf » devant la grappe de journalistes sénégalais et les quelque 250 personnes réunies à l’occasion de la journée contre la Françafrique. Un événement qu’il a lui-même lancé et qui se tenait le même jour dans dix autres grandes villes du continent, de Bamako à Libreville, en passant par Abidjan et Douala.
« Au XXIe siècle, chaque peuple a normalement le droit de posséder sa propre monnaie et de décider de son avenir politique », déclame l’orateur du jour. Joignant le geste à la parole, cet adepte revendiqué de la provocation brandit, devant une haie de sympathisants, un billet de 5 000 F CFA (7,60 euros), et l’enflamme. Président de l’association Urgences panafricanistes, créée en décembre 2015 à Dakar, le Franco-Béninois Kemi Seba (Stellio Capo Chichi pour l’état civil) considère en effet que le plaidoyer en faveur de la « souveraineté » des pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac) est l’urgence du moment. Et lorsqu’on l’interroge sur la façon dont cet autodafé aura été perçu dans un pays où une telle somme représente, pour certains, l’équivalent de plusieurs jours de labeur, il se justifie aussitôt, revendiquant un train de vie modeste : « Cette semaine-là, ma famille et moi ne disposions que de 10 000 F CFA pour nos dépenses. Nous avons tout de même décidé que j’en sacrifierais la moitié, symboliquement. »
Après Rebeuss, la relaxe
Un sacrilège fiduciaire qui lui a valu un bref passage à la prison de Rebeuss, avant de bénéficier d’une relaxe, le 29 août. Mais quelques jours après sa libération, prétextant « les propos désobligeants qu’il formule à l’encontre des chefs d’État et dirigeants africains » et considérant sa présence sur le territoire sénégalais comme « une menace grave pour l’ordre public », les autorités sénégalaises décidaient de l’expulser sans préavis vers la France.
Nous sommes passés d’une contestation identitaire à une contestation sociale, et même géopolitique, affirme le prédicateur
Jeune Afrique l’avait croisé à Stockholm en octobre 2016, à l’occasion d’une journée en faveur de la libération de l’Ivoirien Laurent Gbagbo dont il était l’invité de marque, après avoir constaté trois ans plus tôt, à Dakar, l’évolution inattendue de cet ancien fantassin du suprémacisme « black », à qui un antisionisme virulent a longtemps tenu lieu de baïonnette. Ses excès en tout genre (verbaux comme physiques), les condamnations dont il a fait l’objet en France – où le mouvement Tribu Ka, qu’il avait fondé, a été dissous en 2006 –, ainsi que ses fréquentations sulfureuses – des Français Alain Soral et Dieudonné à l’Iranien Mahmoud Ahmadinejad – font encore les choux gras de la presse parisienne, qui le tient pour un antisémite incurable. Lui-même affirme pourtant avoir tourné cette page, et avoir rompu tout lien avec Soral et Dieudonné : « Quand je vivais en région parisienne, je voyais mon peuple humilié, soumis à la négrophobie. J’ai été très provocateur, c’est vrai. Pour moi, c’était “les Noirs contre le reste du monde”. Mais en voyageant et en prenant de l’âge, mon combat s’est déracialisé. Nous sommes passés d’une contestation identitaire à une contestation sociale, et même géopolitique. »
Au fil des derniers mois, Kemi Seba a étoffé son pedigree de « polémiste et conférencier panafricain », ainsi qu’il se définit lui-même. Chroniqueur sur la chaîne Vox Africa, après avoir longtemps eu son rond de serviette dans Le Grand Rendez-Vous (un talk-show diffusé sur la chaîne sénégalaise 2STV), ce prédicateur cultivé et éloquent, initialement formé au sein de la branche française de Nation of Islam avant de suivre l’enseignement du philosophe et égyptologue gabonais Grégoire Biyogo, a récemment pris la tête de la croisade contre le franc CFA. En décembre 2016, à l’occasion de sa visite d’État en France, le président sénégalais Macky Sall exprimait – sans toutefois fermer la porte à un débat de fond – son attachement à cette monnaie ombilicale qui relie toujours à la France la plupart de ses ex-colonies du continent. « Si on arrive à nous prouver, sans considération politicienne, qu’il faut choisir une autre voie, nous serons assez autonomes et responsables pour l’emprunter. En attendant, le franc CFA est une bonne monnaie à garder. »
Un donneur de leçons débarqué de la région parisienne ?
Kemi Seba le pourfend aussitôt, lui reprochant, sans s’embarrasser de nuances, une déclaration d’« amour pour l’esclavage économique, la soumission politique et la dépendance endémique vis-à-vis de l’oligarchie française… » Sur les réseaux sociaux, le Franco-Béninois récolte ici des bravos, là une volée de bois vert de la part de Twittos qui voient en lui un donneur de leçons débarqué de la région parisienne pour guider vers l’émancipation des Ouest-Africains qui ne lui avaient pourtant rien demandé.
Au lendemain de cet anathème, Urgences panafricanistes lance officiellement le Front anti-CFA (le sigle désignant à la fois la monnaie honnie et le Colonialisme français en Afrique). « J’attendais un déclic, Macky Sall nous l’a offert », explique l’intéressé. Une poignée de VIP rejoignent l’initiative, comme le musicien Alpha Blondy, l’animateur de RFI Claudy Siar ou Toussaint Alain, un ancien conseiller de Laurent Gbagbo. « Kemi est un homme de son temps. Avec son verbe, sa jeunesse et sa fougue, il œuvre à sa façon en faveur d’une sensibilisation nécessaire sur ces enjeux, comme les pères fondateurs à leur époque », estime ce dernier.
En janvier 2017, une première journée de mobilisation est organisée dans une quinzaine d’États en Afrique et ailleurs. Le 11 février, quarante villes dans pas moins de trente pays sont concernées. À Paris, un ancien directeur général de la Banque centrale d’Argentine, Pedro Biscay, se joint aux manifestants. À Abidjan, c’est Mamadou Koulibaly, l’ex-président de l’Assemblée nationale ivoirienne, qui vient grossir leurs rangs. Kemi Seba exulte. « Jusqu’ici les économistes critiques s’étaient enfermés dans un jargon qui n’était pas accessible à la rue. Notre ambition, c’est de faire du bruit et de sensibiliser à cette question les sociétés civiles », revendique-t-il. Surfant sur les réseaux sociaux – sa page Facebook totalisait plus de 360 000 « fans » au 11 septembre – et sur un réseau de sympathisants actifs sur au moins trois continents, Kemi Seba impose la contestation du franc CFA dans l’agenda citoyen du continent.
Le polémiste voit désormais en Idriss Déby Itno l’un des fers de lance, au niveau étatique, de la contestation anti-CFA
En 2017, il s’est rendu à N’Djamena, en février, où l’a reçu le ministre tchadien de la Justice, Ahmat Mahamat Hassan, puis à Ouagadougou, où sa délégation a rencontré, en mai, Salifou Diallo, le président de l’Assemblée nationale – décédé le 19 août, le jour même de la manifestation anti-Françafrique. Le polémiste voit désormais en Idriss Déby Itno l’un des fers de lance, au niveau étatique, de la contestation anti-CFA. « Même si je ne suis pas toujours d’accord avec son parcours et sa gouvernance, je constate un changement notable dans son discours concernant la souveraineté des pays africains, notamment sur la question du franc CFA. Je ne veux pas être laudateur à son égard mais je ressens chez lui, depuis quelque temps, une rupture épistémologique. »
Quand on lui demande quels autres leaders continentaux lui inspirent le respect, il admet que « le tableau est très sombre ». Outre l’activiste rasta malien Ras Bath et le transfuge sud-africain de l’ANC Julius Malema – avec qui il partage le goût de la provocation et un négrocentrisme offensif –, rien à l’horizon, hormis les figures mythiques de la lutte pour l’indépendance. Et d’entonner le slogan phare de son association : « Ce que les élites africaines ne font pas pour le peuple, il est temps que le peuple le fasse par lui-même. »
Le procès de Y’en a marre
À Dakar, où il résidait depuis 2011, Kemi Seba a toutefois maille à partir avec une société civile dont certains pans le considèrent comme un produit d’importation. Il est vrai que cet ambassadeur itinérant d’un panafricanisme radical, rétif à toute influence extérieure, n’a pas l’habitude de prendre des gants, si ce n’est pour boxer. En janvier 2014, sur le plateau du Grand Rendez-Vous, il avait ainsi « clashé » le rappeur Fou malade, l’un des piliers de Y’en a marre, instruisant le procès du mouvement sénégalais sans même laisser à son interlocuteur la possibilité d’en caser une : « Y’en a marre a reçu les financements d’ONG qui ne sont pas les amies des Africains, dont Oxfam. Ce sont des officines mondialistes qui sont les nouveaux relais du colonialisme sur le continent ! » Obsédé par la main invisible qui, sous la houlette du milliardaire américain George Soros (fondateur de l’Open Society Institute), noyauterait diverses organisations africaines de la société civile, Kemi Seba entretient avec certaines d’entre elles des relations en dents de scie. « Mes détracteurs sont bien moins nombreux que ceux qui me soutiennent », se console l’intéressé, qui assure bénéficier, partout où il se rend, du « soutien des masses africaines ». De fait, lors de son procès à Dakar, comme le jour de son expulsion, les rappeurs Didier Awadi, Thiat (du groupe Keur Gui) et Fou malade étaient présents et solidaires. Sans rancune.
Le doigt de Kemi, aussi grossier puisse-t-il nous paraître, pointe une lune qui existe bel et bien et un problème qui est réel, explique Felwine Sarr
Le 26 août, sur son blog, le philosophe sénégalais Hady Ba réduisait Kemi Seba à un « afroclown » venu en Afrique « faire du théâtre sur notre misère et prendre un peu de ce qui ne nous a pas été volé par nos dirigeants pour nous tenir un discours prétendument révolutionnaire, mais sans effet ». Deux jours plus tard, sur le site français Le Monde Afrique, son compatriote Felwine Sarr, économiste et écrivain, plus subtil et mieux informé, s’interrogeait, à la suite de l’affaire du billet : « Le doigt de Kemi, aussi grossier puisse-t-il nous paraître, pointe une lune qui existe bel et bien et un problème qui est réel : les rapports de domination économique, politique et militaire, qui font que, malgré des indépendances obtenues dans les années 1960 pour la plupart des nations africaines, la décolonisation est un processus qui est loin d’être achevé. »
Loin de la lune, au fond de l’eau, Kemi Seba, qui promet pour bientôt « un nouvel électrochoc pour provoquer le débat », rappelle sa devise fétiche : « Ils ont voulu me noyer, ils m’ont appris l’apnée. »
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