Livres : dans « Écrire pour sauver une vie », John Edgar Wideman dissèque la fabrique du racisme aux États-Unis
Le romancier africain-américain John Edgar Wideman a remporté le prix Femina étranger 2017, ce mercredi 8 novembre, pour « Écrire pour sauver une vie ». Un ouvrage implacable, dans lequel l’auteur dissèque la fabrique du racisme aux États-Unis.
Emmett Till. Ce nom résonne aux oreilles de l’Amérique comme un reproche lancinant qui, malgré les années écoulées, n’a rien perdu de son acuité. Emmett Till n’était qu’un enfant ce jour d’août 1955 où deux hommes blancs, Roy Bryant et J. W. Milam, l’enlevèrent, le battirent, lui brisèrent les deux poignets et un fémur avant de lui tirer plusieurs balles de calibre 45 dans la tête, puis de le jeter dans la rivière Tallahatchie, un lest autour du cou maintenu par du fil de fer barbelé. Son tort, au demeurant inventé de toutes pièces : s’être montré un peu trop entreprenant avec la femme de Bryant, Carolyn, dans l’épicerie où il était venu acheter des bonbons.
« Une foule nombreuse se présenta à la gare le 2 septembre pour soutenir Mrs Till et se confronter à la terrible réalité d’un fait divers lu dans la presse et transmis par le bouche-à-oreille, l’histoire d’un gamin noir de Chicago âgé de 14 ans, parti voir de la famille à Money, dans le Mississippi, un gamin rossé puis abattu par balle, dont le corps mutilé avait été jeté dans les eaux de la Tallahatchie, lesté d’un cylindre d’égreneuse à coton de 35 kg arrimé à son cou par du fil barbelé pour le punir, dit le récit de son cousin, d’avoir sifflé une femme blanche », écrit l’auteur africain-américain John Edgar Wideman dans Écrire pour sauver une vie. Le dossier Louis Till, qui vient d’être traduit en français.
Injustice lors du procès
Deux fois lauréat du PEN/Faulkner Award, Wideman est né le 14 juin 1941. Emmett Till, lui, a vu le jour un peu plus d’un mois plus tard, le 25 juillet. En quelque sorte, Wideman aurait pu être Till, dont le visage atrocement massacré fut exposé dans les journaux et dont les assassins furent, bien entendu, acquittés par un jury composé exclusivement de mâles blancs… Avec Écrire pour sauver une vie, Wideman n’est pas, tant s’en faut, le premier intellectuel à se pencher sur l’histoire d’Emmett Till, très médiatisée au milieu des années 1950 et réexplorée à satiété jusqu’à nos jours. À Montgomery, Rosa Parks participa à une manifestation menée par Martin Luther King en l’honneur de Till et, peu de temps après, le 1er décembre 1955, elle refusa de céder sa place à un Blanc dans le bus : « J’ai pensé à Emmett Till et je ne pouvais simplement pas reculer », raconta-t‑elle plus tard.
Dès 1956, William Faulkner s’interroge : « Si les faits tels qu’ils sont présentés dans le compte rendu de l’affaire Till par le magazine Look sont corrects, ceci demeure : deux adultes armés, dans le noir, kidnappent un garçon de 14 ans et l’emmènent pour lui faire peur. Au lieu de quoi le garçon de 14 ans non seulement refuse d’avoir peur, mais sans arme, seul, dans le noir, effraie tellement les deux adultes armés qu’ils doivent le détruire… Qu’est-ce qui nous effraie, nous, Mississippiens ? » Outre de nombreux textes, films et documentaires, l’affaire aurait aussi inspiré le roman classique américain To Kill a Mockingbird, de Harper Lee, et une chanson de Bob Dylan, The Death of Emmett Till…
Son récit est à la fois un compte rendu de l’histoire, une enquête, une autobiographie, une réflexion philosophique sur la question raciale aux États-Unis comme sur les relations qui unissent pères et fils dans la communauté africaine-américaine
Un travail historique et de terrain
Le projet de John Edgar Wideman, porté par une écriture subtile et puissante, s’inscrit dans une veine différente. Son récit est à la fois un compte rendu de l’histoire, une enquête, une autobiographie, une réflexion philosophique sur la question raciale aux États-Unis comme sur les relations qui unissent pères et fils dans la communauté africaine-américaine. L’auteur ne s’est pas contenté de revenir sur l’horreur d’un meurtre et l’injustice d’un procès, il est aussi parti à la recherche du père d’Emmett Till, fouillant les archives et se déplaçant jusqu’en France, au cimetière américain de Seringes-et-Nesles, dans le département de l’Aisne, à la recherche de la parcelle allouée aux morts sans honneur de la Seconde Guerre mondiale.
À la suite du scandale relatif au procès, une certaine presse américaine fit en effet ses gros titres avec l’histoire de Louis Till. Mari volage et violent envers sa femme, Mamie Carthan, ce mauvais garçon fut contraint par un juge, en 1943, de choisir entre la prison et l’armée américaine. Engagé sur le terrain en Italie, il y fut condamné pour le viol et le meurtre d’une Italienne et pendu, à l’âge de 23 ans.
Dans le « dossier Louis Till », que Wideman parcourt de long en large, tout signale un procès bâclé, à charge, où la couleur de peau de Till le condamne à l’avance. « Celui qui se tiendrait à côté de la tombe de Louis Till aujourd’hui, qu’entendrait-il ? demande Wideman. Sans doute pas les pleurs que je gardai au fond de moi. Entendrait-il le sang ? Le flot sonore du sang, un fleuve qui divise l’humanité. Le sang de crimes commis en Italie. De crimes commis dans le Mississippi ? Sang profond. Sang coupable. Sang de Till. Preuve éclatante, criante dans le silence de la parcelle E. Till père condamné dès la naissance par son sang foncé. Orphelin que personne ne réclame. Origine inconnue. Sans doute pas tout à fait humain. Un animal à enfermer, dompter, exploiter, abattre. »
Discrimination raciale
L’auteur de L’Incendie de Philadelphie et du Rocking-Chair qui bat la mesure aurait pu composer avec son enquête un pamphlet de plus sur la condition noire aux États-Unis, où les Emmett Till se comptent par milliers. Mais, en rassemblant les pièces du puzzle, c’est-à-dire en reliant le destin d’Emmett à celui de Louis Till, à celui d’un écrivain nommé John Edgar Wideman et au père de cet écrivain, il dissèque la fabrique même du racisme et le fardeau accablant qu’il fait peser sur les épaules de toute personne noire. « Chaque fois que lui, l’individu noir de sexe masculin qu’elles aiment, homme ou fils, s’en va et que la porte claque derrière lui, la porte du logement dans lequel elles tentent de faire quelque chose de leur vie commune, il y a de grandes chances que lui, cet individu noir de sexe masculin, ne revienne pas. […] Un vrai miracle si pendant des années il parvient à sortir et revenir régulièrement d’un emploi stable tout en restant à peu près en vie. Aucun miracle ne le ramènera inchangé. Mais changé, il l’est bien souvent en pire par un monde qui refuse de l’accueillir », écrit-il.
Écrire, est-ce suffisant pour sauver une vie ? C’est, au fond, la question qui sous-tend l’ensemble du récit : « Le but premier du projet Louis Till est de sauver un fils et un frère, de me sauver moi-même. » Wideman fouille le passé, ausculte le présent, s’échine à remplir les blancs de l’histoire avec ses phrases, laissant parfois l’imagination l’emporter sur le réel. « Je n’étais pas là. Je ne suis pas Louis Till. Ni Mamie Till. Je suis coupable d’imaginer des images, des sons, des paroles. Les miens. Je les invente. C’était peut-être comme ça, ou peut-être pas. Que ça s’est passé. La vérité. »
Écrire sur Till, écrire pour Till, père et fils, contribue sans nul doute à leur donner une réalité, et donc un pouvoir, dans une société qui ne s’est pas débarrassée du cancer raciste. L’assassinat de l’adolescent et son procès inique nourrirent le mouvement des droits civiques, et le gamin devint héros, martyr, si bien que Roy Bryant, son assassin sans remords, déclarait des années plus tard : « Emmett Till est mort. Je ne sais pas pourquoi il ne peut pas le rester. » Wideman, lui, constate son échec : « Les mots sont insuffisants, il est bien trop tard pour n’user que de mots. » Et même si les mots l’ont sauvé – né la même année qu’Emmett Till, il est devenu l’un des écrivains les plus célébrés des États-Unis –, il clôt son récit par une allégorie où des abeilles kamikazes se lancent dans la gorge de l’ours qui a détruit leur ruche pour en dévorer le miel. À chacun d’en tirer son interprétation.
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