Kamel Daoud : « Le fond du problème en Algérie va au-delà du politique »
Son nouveau roman, « Zabor », le rôle de la lecture et de l’écriture, la sexualité, la mémoire, ses rêves pour son pays qu’il refuse de quitter… Entretien avec un écrivain qui déchaîne les passions chaque fois qu’il prend la plume.
Oran, juillet 2017. L’écrivain et journaliste Kamel Daoud nous reçoit dans sa villa, située dans une coquette cité de la banlieue oranaise. Condamné à mort par une fatwa émise en décembre 2014 par l’imam salafiste Hamadache Ziraoui, Daoud, qui a depuis gagné son procès, ne vit pas sous protection policière. La quiétude et la sécurité qui règnent autour de la cité lui offrent protection et confort pour y vivre et y travailler. En ville, l’écrivain circule librement, sans gardes. Il prend le temps de siroter un café, de manger dans un resto, de signer des autographes ou de poser pour un selfie avec des admirateurs.
Après la déferlante médiatique qui a suivi la sortie de Meursault, contre-enquête, prix Goncourt 2015 du premier roman, Daoud s’est attelé à l’écriture de son deuxième opus. Très attendu, Zabor ou Les Psaumes, sorti en août dernier simultanément en Algérie et en France (Actes Sud), confirme le talent de ce jeune écrivain qui déchaîne les passions chaque fois qu’il prend la plume. Zabor est l’histoire d’un garçon abandonné par son père dans un village reculé d’Algérie. Ayant grandi en compagnie des livres, Zabor a un don pour l’écriture.
Les histoires qu’il couche sur des cahiers d’écolier ont la faculté de conjurer la mort, de la repousser ou de la retarder. « Écrire est la seule ruse efficace contre la mort, dit Zabor. Les gens ont essayé la prière, les médicaments, la magie, les versets en boucle, l’immobilité, mais je pense être le seul à avoir trouvé la solution : écrire. »
Kamel Daoud nous parle de son personnage, de la lecture et de l’écriture comme vecteurs du savoir, de la sexualité de ses compatriotes, de l’école, de la mémoire, de la guerre civile et de ses rêves pour cette Algérie qu’il refuse de quitter malgré les nombreuses possibilités qui s’offrent à lui de vivre mieux ailleurs.
Jeune Afrique : « Écrire ou garder le silence », dit Zabor, le personnage principal de votre nouveau roman. En tant que journaliste et écrivain, vous avez choisi d’écrire. Zabor, c’est finalement vous.
Kamel Daoud : Le roman puise bien sûr dans l’autobiographique. C’est l’aventure d’une langue, l’aventure de la confection d’un dictionnaire. La langue, on l’apprend par deux voies. Le dictionnaire conventionnel des mots qu’on apprend à l’école, par les médias, par les institutions, etc. Et puis il y a le dictionnaire intime, c’est-à-dire le mot dans l’histoire de chacun. Zabor est l’histoire de ce dictionnaire-là, intime. Cette aventure est mienne. Je revendique donc une part d’autobiographie dans ce roman.
Quelle est cette part ?
Celle en rapport avec la langue et son apprentissage, celle en rapport avec la fiction, le sens de la fiction et la fonction salvatrice de la littérature, ainsi que tout l’espace autour, le village et quelques personnages de ma famille. J’ai voulu pousser les liens et les généalogies vers une sorte de caricature, mais ce n’est pas exactement l’histoire de ma famille.
D’où est née l’idée d’écrire une fiction sur la lecture et l’écriture comme antidotes à la mort ?
Elle vient d’une part de mes lectures. J’ai toujours été fasciné par l’équation de Shéhérazade dans Les Mille et Une Nuits. Elle lit pour sauver sa vie. En même temps, il y a une monstruosité dans son histoire dans la mesure où elle sauve sa vie pour épouser un assassin. Le corps devient corpus. C’est le corpus qui sauve le corps. Cette équation-là m’a toujours fasciné. Shéhérazade écrit et raconte pour sauver sa vie. Mais il y a une autre nécessité plus douloureuse, plus tragique, plus intime.
Les gens ont essayé la prière, les médicaments, la magie, les versets en boucle, l’immobilité, mais je pense être le seul à avoir trouvé la solution : écrire
Laquelle ?
Nous sommes une génération qui a eu accès à la lettre, au verbe et à l’écriture de manière beaucoup plus privilégiée que nos parents et nos ancêtres. Vous venez au monde, vous commencez à maîtriser le verbe et l’écriture et à voir que la littérature permet une sorte de perpétuation du récit familial, intime ou personnel.
Vous êtes frappé par cette tragédie : votre grand-père est mort sans avoir su lire ni écrire. Toute une vie qui passe sans être perpétuée par l’écrit. Vous nourrissez alors l’idée quasi messianique qu’il faut peut-être réparer la mort de vos ancêtres en écrivant. Une espèce de catharsis, mais aussi une réparation de la mort. J’ai été frappé par le décès d’un voisin ; tout ce qu’on a écrit sur lui se résume à ce qui est inscrit sur sa pierre tombale. Cette disproportion entre une vie – et ses richesses – et une pierre tombale m’a convaincu qu’il fallait un récit entre les deux.
C’est donc le personnage de Zabor…
De là, je me suis imaginé l’idée d’un personnage qui croit sauver des vies parce qu’il écrit. Mais pas uniquement des vies. Il perpétue aussi l’architecture du village, ses arbres, les nuances de ses peintures. Le verbe est salvateur.
Je n’ai pas la prétention de dire que j’écris pour éclairer les autres. J’écris pour m’éclairer moi-même
Zabor dit : « Écrire, c’est éclairer. » C’est un peu votre rôle en tant que journaliste chroniqueur et écrivain ?
Non, je garde les pieds sur terre. Il y a deux visions dans Zabor, tantôt compatibles, tantôt en concurrence. Il y a celle selon laquelle écrire, c’est éclairer. C’est une vision positiviste de la fonction du savoir, de l’écriture, du récit, de la narration, de la chronique en règle générale. Et il y a une ancienne vision, mystique et théologique, pour laquelle le monde est un livre. Zabor est entre les deux. Il croit que la vie est un livre qu’il faut écrire pour la perpétuer. Mais il croit aussi qu’écrire permet de mieux comprendre, d’éclairer, de sauver de la mort.
C’est aussi le rôle du journaliste que vous êtes ?
Je n’ai pas la prétention de dire que j’écris pour éclairer les autres. J’écris pour m’éclairer moi-même. Si cela coïncide avec le besoin des autres, tant mieux. Je n’ai pas envie de me donner le rôle d’éclaireur.
Zabor a 30 ans. Célibataire et puceau, il ressemble à ces millions d’Algériens du même âge qui se marient tardivement ou pas du tout et vivent mal, si tant est qu’ils la vivent, leur sexualité. C’est la fiction qui télescope la réalité ?
Bien sûr. La fiction est là pour amplifier des aspects de la réalité. C’est un homme de notre génération né dans un village conservateur comme la plupart des villages algériens, sinon tous. Il a grandi dans une culture de blocages, de frustrations, d’interdits, où l’on n’a pas accès au corps d’autrui. Où le corps est honni, magnifié par certains, caché et poussé à l’invisible par d’autres.
Zabor vit un accident majeur en découvrant la littérature et la langue qui lui permettent de contourner ces interdits et d’accéder d’une manière perverse au corps d’autrui, de nourrir sa sexualité même avec un artifice. Pour d’autres, en revanche, il n’y a pas d’issue. La seule issue est de penser aux vierges dans le paradis ou alors, pour les plus chanceux, de se marier à 30 ou 40 ans, avec une promiscuité familiale, la crise du logement et une sexualité brimée, honnie ou honteuse.
Nous sommes dans une pathologie de l’altérité qui a ses sources et ses conséquences dans notre rapport à la sexualité
C’est le prototype de l’Algérien d’aujourd’hui ?
Nous sommes dans une pathologie de l’altérité qui a ses sources et ses conséquences dans notre rapport à la sexualité. Nous arrivons à une névrose totale où on charge le corps de la femme de tous les maux, y compris les séismes. On arrive même à confondre mort et orgasme, ce qui est de l’ordre de la pathologie suprême. La sexualité est mise en sursis par la mort. Le seul accès à Éros est Thanatos. Cela se traduit aussi par un non-désir du monde.
C’est un peu le cas pour ces kamikazes qui se protègent les parties génitales avant de se faire exploser, dans l’espoir de les préserver pour en jouir avec les vierges du paradis ?
C’est une parodie du désir, un désir obligé de transiter par la mort et donc de se tuer et de tuer les autres. Quand on arrive à pervertir le désir de vie, qu’on accorde la prééminence au désir de mort, nous aboutissons à cela. C’est‑à-dire : les uns se font exploser, les autres font exploser d’autres personnes et d’autres encore voilent la femme, la cachent, lui crachent au visage, l’insultent…
Zabor trouve humiliante cette idée du paradis éternel. Il dit que la vie sur terre est une salle d’attente et évoque Dieu qui a donné la vie ici-bas aux Occidentaux et réservé l’au-delà aux musulmans. Il remet en question le cœur de la philosophie musulmane, c’est‑à-dire l’existence d’une vie éternelle après la vie terrestre. C’est de la subversion, de la provocation ?
Tout le monde dit en Algérie : « Dieu leur a donné la vie et nous a réservé l’éternité. » C’est un peu de l’idéologie pré-Daesh, à savoir que la vie n’est pas pour nous. Elle vient après la mort.
Cela permet de nous consoler de nos infériorités, de nos échecs, de nos sous-développements. Cela permet aussi d’habiller nos défaites, nos soumissions face au monde. C’est l’éloge de la mort contre l’ode à la vie. Ce n’est pas subversif.
Nous sommes dans un système qui perpétue l’ordre et la préséance de la mémoire sur la réflexion
Votre roman fait l’éloge de la lecture et de l’écriture – Zabor a lu plus de 700 livres et noircit des centaines de cahiers d’écolier. C’est le contraire de cette école algérienne qui fait appel à la mémoire, à l’apprentissage par cœur pour l’acquisition du savoir. C’est une critique de cette école ?
Je ne parle pas uniquement de l’Algérie, où je vis. Cela concerne un rapport à l’apprentissage et au savoir dans le monde dit arabe. Nous sommes dans une perpétuation par la mémoire, dans la consécration de la « fétichisation » du savoir sans accès au savoir. Ça donne l’idée que celui qui apprend par cœur sait. Que celui qui apprend le Livre sacré par cœur est meilleur que celui qui essaie de le comprendre. Celui qui réfléchit n’a pas la dignité de celui qui mémorise.
Cela donne aussi cette idée que le passé est meilleur que l’avenir, que l’âge d’or est meilleur que le temps présent et que l’avenir est une restauration obligatoire du passé. Les institutions, les médias, les élites, le bigotisme et l’école participent à la perpétuation de cette idée. Nous sommes dans un système qui perpétue l’ordre et la préséance de la mémoire sur la réflexion.
La ministre algérienne de l’Éducation reconnaît que l’Algérien qui accède aujourd’hui à l’université ne maîtrise ni l’arabe, ni le français, ni l’anglais.
Au-delà du jugement qu’on peut avoir sur le système éducatif, je vois quelque chose de morbide par rapport à la vie. Il ne s’agit pas uniquement d’un programme, d’une génération ou d’une école, qui ne sont que l’expression d’un mal beaucoup plus profond.
Lequel ?
Il se résume à cette question : sérieusement, avons-nous envie de vivre ? Pourquoi privilégions-nous l’Histoire sur le présent, la mémoire sur la réflexion, l’affect sur la rationalité, l’âge d’or sur l’âge à venir, le culte des ancêtres sur la filiation ?
Dans un texte, j’avais défini les intégrismes comme un mauvais réflexe face au temps. L’angoisse du temps est terrible. Soit on l’assume, donc on le meuble, on le construit, on va vers l’avenir. Soit on en a peur, on essaie de lui échapper par la restauration de l’âge d’or, de la Oumma mohammédienne, du califat islamique, etc. Nous sommes mal face au temps et à la présence au monde. Qu’est-ce qu’être algérien et pourquoi ? Cela sert à quoi d’être algérien ?
Je n’ai rien contre le Coran, mais je préfère celui qui le comprend
C’est quoi, alors, être algérien aujourd’hui ?
C’est grosso modo se souvenir. Je voudrais conquérir, pas me souvenir, construire au lieu de restaurer. Cette préséance de la mémoire vient aussi de l’angoisse devant notre présent, notre avenir. Notre désir du monde est malade. Que fait-on pour y remédier ? On revient au passé. Quel est l’exercice pour ce faire ? Mémoriser, réciter.
On récompense et on glorifie les récitateurs du Coran. Je n’ai rien contre le Coran, mais je préfère celui qui le comprend. On demande à un gamin de 9 ans ce qu’il veut faire quand il sera grand. Sa réponse ? Devenir comme Al-Boukhari [auteur de l’un des trois principaux recueils de hadiths]. J’aurais préféré qu’il dise marcher sur la Lune, inventer un nouveau modèle de téléphone ou un vaccin. Le modèle de réussite consacré et légitimé est celui de récitateur. C’est terrible.
Ce rapport au passé concerne aussi la guerre de libération qui a abouti à l’indépendance en 1962 ?
Chacun s’offre les ancêtres qui siéent à sa nostalgie. Les uns disent que c’est Médine, les autres évoquent un récit fantasmé de la guerre de libération. C’est le propre de tout récit national ou théologique qui fait contrepoids au réel. Plus celui-ci est désastreux, plus le récit doit être ample, fantasmé, magnifié.
On entend de plus en plus d’Algériens déplorer que l’indépendance de 1962 leur ait été confisquée. Êtes-vous de cet avis ?
Je suis un enfant du désenchantement. Nous avons peut-être « utopisé » cette libération. L’indépendance a été un moment magique, extraordinaire, qui a marqué jusqu’à la mémoire de ceux qui n’étaient pas nés à l’époque. C’est l’orgasme d’une nation qui vient de naître, c’est le premier cri.
Par la suite, il y a eu des déceptions, des désenchantements, des confiscations, des prises en otages de nos espoirs. Il y a une sorte de gérontocratie qui empêche le temps de passer, qui empêche la transmission du pouvoir aux générations présentes. Tout cela conduit à ce désenchantement. Mais celui-ci est également radical.
La génération de l’indépendance ne parvient pas à accepter la mort comme transition ou transmission
C’est‑à-dire ?
Voyager dans le reste du monde devrait nous permettre de le relativiser. Nous ne voyons pas ce que nous avons fait, ce que nous pouvons faire en dehors du régime. Nous jugeons tout d’une manière très sévère, très dure, moi compris.
Que faut-il faire pour que la génération qui a participé à l’indépendance et truste le pouvoir depuis plus de cinquante ans passe le relais ?
Il faudrait principalement mettre en confiance cette génération-là. C’est dur car elle ne croit pas en nous. Il faut guérir la vie de ces gens-là. Pourquoi ne veulent-ils pas lâcher prise ? Parce qu’ils ont un rapport mystique, quasiment féodal, à la propriété, à la terre. Leur raisonnement ? Le pays leur appartient parce qu’ils l’ont libéré. Ce n’est pas les autres, mais eux. La terre appartient aux seigneurs qui la libèrent.
Il y a également cette vision des castes. Nous avons le colonisateur, le colonisé et, le plus méchant, le décolonisateur en chef. Ce dernier, qui a sacrifié sa jeunesse, estime qu’il n’a pas à rendre le pouvoir aussi facilement. Ma troisième conclusion est que les hommes de cette génération ont un rapport trouble à la mort. Ils ne l’acceptent pas et la conçoivent comme une fin totale. Je m’en vais, mais le pays partira avec moi. Ces gens ne conçoivent pas une transmission. Le fond du problème en Algérie va au-delà du politique. C’est un mal philosophique. Ils construisent des justificatifs au fur et à mesure.
Comment ?
Ils disent qu’ils lâcheront le pouvoir à 65 ans. À 70 ans, ils disent qu’ils le feront à 75 ans. Ensuite, à 80 ans, ils trouvent d’autres justificatifs pour s’y maintenir.
Une allusion au président Bouteflika ?
Entre autres. C’est ce que disent Bouteflika et toute sa génération, laquelle est incapable d’avoir une filiation, d’accepter la mort et ce qu’elle signifie. La mort signifie deux choses : la disparition ou la transition. Cette génération n’arrive pas à accepter la mort comme transition.
On trouve une certaine mystique chez les hommes de notre pouvoir. Ils pensent qu’ils sont les gardiens de ce pays. Mais contre qui ? Auparavant, c’était contre le colonisateur ; aujourd’hui, c’est contre le peuple. Ils se posent en arbitres ou comme intermédiaires entre la stabilité et une violence endémique. Sans eux, c’est le chaos. « Je suis l’arbitre de votre violence. » Cela dit, lorsqu’on subit un traumatisme aussi lourd, brutal, violent, mortel, il est dur de le dépasser.
Comment le dépasser ?
Après un trauma aussi lourd, il y a deux attitudes. Le dépasser pour construire une vie consensuelle pour tous, pour les enfants à venir, ou alors transformer le trauma en rente. En Algérie, nous l’avons transformé en rente et en confort. J’ai été frappé par ma visite au Vietnam, qui a connu deux guerres violentes. Il n’y a pourtant pas de ministère de moudjahidine [anciens combattants]. Les vétérans dépendent du ministère du Travail. L’enseignement de l’Histoire occupe 5 % du manuel scolaire.
À Hanoï, j’ai vu qu’il y a une possibilité de guérison, celle d’une vie après la colonisation. Il faut juste l’accepter, construire. En Algérie, dès que vous abordez ce sujet, on vous traite de pro-Français, on fait de vous celui qui veut effacer la blessure coloniale. Il y a des gens qui sont morts pour que je sois vivant, pas pour que je sois mort. Cultiver le trauma colonial est devenu un fonds de commerce politique et une solution de facilité idéologique.
La demande récurrente d’excuses officielles à la France pour ses crimes coloniaux est-elle aussi un fonds de commerce ?
Bien sûr. Que voulez-vous qu’ils racontent comme histoire, à part celle de la libération nationale ? Ils n’ont plus rien à vendre à part ça. Nous sommes soit dans la réclamation, soit dans les jérémiades.
Qu’ont fait les Vietnamiens qui n’a pas été fait par les Algériens par rapport à ce lien avec le passé ?
Abandonner le récit national comme récit unique. Désacraliser l’Histoire et sacraliser le présent. Il faut accepter que nous sommes un pays qui n’a pas le culte de l’effort et du travail, que nous sommes des addicts à la rente pétrolière, que nous sommes dans un rapport de déresponsabilisation et de démission vis‑à-vis de la réalité. Les Vietnamiens ont le culte du présent et de l’avenir, pas nous. Le passé est important, mais les racines ne se mangent pas.
Songez-vous à quitter l’Algérie pour vivre ailleurs ?
Comme tous les Algériens, ma journée se divise en deux. Une moitié est consacrée à l’idée de partir et l’autre à expliquer pourquoi on reste. Même ceux qui sont partis transforment cette idée. Pourquoi ils restent ailleurs et pourquoi ils vont quand même revenir au pays. Je slalome entre deux attitudes. J’ai autant de raisons de partir que de rester. Les raisons de partir sont un fleuve. Il faut du courage pour partir.
Et celles qui vous retiennent ?
L’Algérie n’est pas seulement un drapeau et un hymne. C’est ma chair, ma vie quotidienne, mon quartier, ma famille, mon corps, mon histoire. La plus grande tragédie de notre pays est que nous pensons tous expatrier nos enfants. C’est la plus grande insulte faite à nous-mêmes, à notre histoire, parce que nous le cachons, mais nous ne voulons pas l’admettre.
Pourquoi ?
Lorsque tout un peuple songe à expatrier ses enfants, cela résume mieux le pays que quatre tomes d’histoire.
Les Algériens disent que durant la guerre civile des années 1990 ils ont vécu avec un espoir, celui de voir les violences cesser et de vivre enfin en paix. Aujourd’hui que la paix est revenue, ils sont frappés par une sorte de désespérance. Comment expliquer cela ?
J’avais écrit un texte intitulé « Le peuple au-delà ». Il y a deux pistes d’explication. Peut-être que, dans l’histoire algérienne, ce qui manque a toujours eu plus de sens que ce qui existe. L’Algérie était trop belle lorsqu’on ne l’avait pas. La paix et le consensus sur la vie étaient trop beaux quand ils étaient menacés.
Tout ce qui nous manque est beau. Nous concevons mieux ce que nous n’avons pas que ce que nous possédons. Aujourd’hui, on fait comme si le temps à venir n’existait pas. Nous sommes dans le statu quo. Nous attendons. Nous ne sommes pas sortis vivants de cette guerre. Nous sommes tous sortis morts. Nous n’avons pas su surmonter le trauma colonial et encore moins la guerre civile.
Pourtant la paix est là, et l’argent ne manque pas.
Ils ne suffisent pas. Un pays, ce n’est pas seulement l’argent, la paix, les routes, les logements. Ce n’est pas un recasement. Un pays est un destin, une culture, des patrimoines, une affirmation. L’Algérie est une histoire épique, et nous en sommes réduits à calculer combien il nous reste de réserves de change. Un compte à rebours alimentaire. Cette vision alimentaire d’un pays est tout de même dérangeante. Les gens rêvaient de beaucoup plus, de beaucoup mieux avant.
Les années Bouteflika ont été bâties sur le socle de la réconciliation nationale. Or Algériens et Marocains ne se sont pas réconciliés au cours de ces années-là, mais se sont plutôt davantage tourné le dos. Pourquoi ?
Là on parle de deux régimes ou de deux structures politiques. Algériens et Marocains n’ont pas à se réconcilier. Ce ne sont pas des ennemis, des adversaires, mais des voisins, des frères. Non seulement on n’a pas œuvré des deux côtés à nous réconcilier, mais on a travaillé l’adversité. Un sentiment antialgérien d’un côté et un sentiment antimarocain de l’autre.
Nous sommes en train de préparer des générations capables de se faire des guerres. Ce n’est pas de l’alarmisme mais une réalité. Des frontières fermées aboutissent toujours à des conflits.
La notoriété internationale est-elle un lourd fardeau à porter ?
Elle est flatteuse pour l’ego. Quel écrivain ou artiste veut mourir anonyme ? Sortir de l’anonymat procure une sorte d’euphorie au début. Ensuite vient une phase de panique, puis de lucidité. Je me suis interrogé sur les erreurs commises par mes aînés et que je ne dois pas réitérer. L’hypermédiatisation phagocyte la créativité et peut provoquer une inflation de l’ego. J’écris parce que ça donne du sens à ma vie. J’ai eu la chance de connaître la visibilité comme journaliste avant d’être connu comme écrivain.
La vanité est l’ennemi du talent. Mon corps est devenu l’enjeu de beaucoup de contradictions. Des gens disent plus de choses que moi en Algérie et cela passe inaperçu. Il suffit que je dise un mot et c’est le tintamarre. Je suis sorti de mon village pour conquérir, pour briller. Courir après les prix ? Si j’étais coureur de fond aux Jeux olympiques, je ne me battrais pas pour être le dernier. Ce n’est pas une honte de gagner. Il faut d’ailleurs restaurer chez nous le mérite, le succès et le triomphe. Nous en sommes arrivés au point où un Algérien qui gagne dans le reste du monde doit se justifier. Le morbide est arrivé à ce qu’on ait honte de nos succès.
Kamel Daoud président, cela changerait quoi ?
Je me déclarerais ancien maquisard. Je plaisante. Ma priorité serait l’école. Restaurer l’Algérie comme centre, ses référents, littérateurs, ses créateurs… L’Algérie comme noyau, comme nombril du monde. Réparer l’algérianité en nous par les manuels scolaires. Décomplexer la question des langues. Nos langues sont plurielles, elles sont plusieurs fenêtres dans une même maison. Elles doivent être restaurées et ennoblies. On ne peut posséder le monde que lorsqu’on possède ses langues.
Régler la question religieuse. L’islam est un choix intime, pas une obligation. L’Algérie est plurielle, amazigh, arabe, chrétienne, juive… La blessure coloniale m’appartient, elle doit m’enrichir et non me handicaper. Il nous faut assumer toutes nos histoires et étendre notre passé plus loin. Je voudrais guérir notre algérianité. La profondeur historique de l’Algérie ne commence pas avec 1830. Notre patrimoine archéologique inestimable peut non seulement nous rapporter de l’argent, mais également nous restituer notre universalité.
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