« Nos richesses » : Kaouther Adimi, l’étrangère

La jeune romancière Kaouther Adimi publie avec « Nos richesses » un texte sur les non-dits qui séparent les générations. Son livre a été sélectionné par les jurés des prix Goncourt et Renaudot.

Kaouther Adimi, auteure de Nos Richesses (Seuil, 2017). © DR / Seuil @Hermance Triay

Kaouther Adimi, auteure de Nos Richesses (Seuil, 2017). © DR / Seuil @Hermance Triay

Capture d’écran 2020-05-27 à 15.07.30

Publié le 15 septembre 2017 Lecture : 7 minutes.

« À mes personnages si fidèles ». C’était la dédicace de L’Envers des autres, premier livre de Kaouther Adimi. Deux autres romans et quelques nouvelles plus tard, l’écrivaine algérienne, née en 1986 à Alger, se caractérise par une pudeur qui la conduit à nourrir ses personnages de son imaginaire plutôt que de son vécu. Ce trait de caractère se retrouve chez l’éditeur Edmond Charlot, qu’elle dépeint dans son troisième et dernier opus en date, Nos Richesses. Et c’est peut-être pour cela qu’elle a choisi l’exofiction, terme consacré pour caractériser le genre littéraire consistant à mettre en scène des personnes réelles dans des romans. Tout juste Kaouther Adimi concède-t‑elle que s’il faut voir une part d’elle dans ses livres, c’est dans la description d’Alger qu’elle se trouve.

C’est à Alger, justement, que se situe son premier roman polyphonique, où résonne la solitude de ses personnages : « Je l’ai écrit en 2009, soutient Kaouther Adimi. On venait de sortir du terrorisme. On avait ce sentiment d’avoir terminé quelque chose. On pourrait croire que c’était un moment d’euphorie, mais je n’ai pas l’impression qu’on l’ait vécu comme ça. On comptait le nombre de morts, de disparus, après des années de couvre-feu avec la crainte que notre voisin vienne nous tuer. On a fait grandir toute une génération, qui est la mienne, dans quelque chose d’effrayant. J’avais l’impression qu’on ouvrait les grandes portes et qu’on nous disait “allez-y”, sauf qu’il fallait aller dans un monde devenu étranger avec des règles qu’on ne comprenait pas. Je trouvais ça assez effrayant, triste. C’est à ce moment que je suis partie en France. J’ai voulu raconter ce qu’était Alger pour moi. Et à ce moment-là, Alger était un endroit sombre où les gens avaient du mal à communiquer entre eux. »

Les tabous sont extrêmement importants en Algérie. Mes romans sont le reflet des Algériens

la suite après cette publicité

L’incommunicabilité traverse toute l’œuvre d’Adimi, où les non-dits corrodent les relations humaines : « L’Algérie est un pays compliqué. Nous sommes dans le paradoxal. C’est difficile à comprendre quand on est extérieur. On est la somme d’une histoire chamboulée plusieurs fois, au carrefour du monde, entre l’Orient et l’Occident, à la jonction de l’Europe et de l’Afrique… Il faut composer avec des éléments qui sont de l’ordre de la culture, de la tradition, de la société, des on-dit, et il faut réussir à composer avec ces paramètres qui ne sont ni écrits ni expliqués. On ne sait plus trop ce qui est un tabou et ce qui ne l’est pas. Dans tous mes romans, les générations n’arrivent pas à se parler. Les tabous sont extrêmement importants en Algérie. Mes romans sont le reflet des Algériens. »

Plongée dans les livres depuis son plus jeune âge

Sa nouvelle « Le sixième œuf », publiée dans le recueil collectif Alger, quand la ville dort…, porte déjà ce regard sur la solitude des âmes, thème récurrent dans son œuvre. Il a été publié à la suite d’un concours de circonstances : « Alors que je suis à la fac d’Alger, je vois sur une affiche à l’Institut français d’Alger que s’organise un concours de jeunes écrivains à Muret. J’y participe, ma nouvelle est sélectionnée, elle a été publiée parmi d’autres dans un recueil. Nous avons été invités à Muret, à Toulouse, à Paris, puis j’ai continué. J’ai rencontré les éditions Barzakh, elles m’ont poussée à leur envoyer mes textes. C’est comme ça que j’ai publié mon premier roman. »

Je crois profondément que la littérature peut sauver

En 2010 paraît Des ballerines de papicha, devenu L’Envers des autres dans sa version française en 2011, suivi en 2016 par Des pierres dans ma poche. Pour son troisième roman, Nos richesses, en se penchant sur le parcours d’Edmond Charlot, premier éditeur, entre autres, d’Albert Camus et de Jules Roy, Kaouther Adimi, qui cite Woolf, Sénac, Duras, Balzac, Dib, Mammeri, Salinger comme ses auteurs de référence, rend aussi hommage en creux à la littérature : « C’est un miroir de nos richesses. Je crois profondément que la littérature peut sauver, qu’elle est capable d’ouvrir des horizons insoupçonnés. Moi, je l’ai vécu comme ça. »

Et de nous raconter ce qui l’a conduite à écrire, dès l’âge de 8 ans : « D’aussi loin que je me souvienne, j’ai adoré lire. Dès que je me plongeais dans un livre, je n’en sortais pas. Je lisais plus enfant que maintenant. J’étais totalement fascinée par tout ce qui était imprimé, je pouvais absolument tout lire. Entre 4 et 8 ans, j’ai vécu à Grenoble et j’allais une fois par semaine à la bibliothèque municipale avec mon père. Le problème, c’est que je finissais mes lectures en deux jours. Il fallait que je patiente jusqu’au moment où on y retournerait. Ensuite on est rentrés en Algérie en 1994, c’était en plein terrorisme. Il y avait très peu de livres. La plupart des libraires avaient mis la clé sous la porte car beaucoup d’entre eux s’étaient fait menacer et assassiner. J’ai eu la “brillante” idée à l’époque d’écrire un livre pour pouvoir le lire ! »

la suite après cette publicité

Une identité mais deux pays

La décennie noire a semé en l’écrivaine les germes de forces contradictoires. Une certaine gravité dans les thèmes – la solitude, la mort, l’éloignement : « L’idée de la mort m’a habitée depuis que je suis petite, moi qui ai 30 ans et qui ai grandi en Algérie. Tous les journaux s’ouvraient sur des morts. On a grandi avec beaucoup d’enterrements. Quand je construis mon modèle algérien, il y a toujours un mort. »

On retrouve aussi la formidable énergie qui l’a poussée à écrire à travers un humour décapant. Tout en restant profonde, l’écriture est aérienne, vivante. Le décalage des personnages avec la situation en est un ressort en même temps qu’il véhicule leur mal-être : « Les gens qui ne se sentent pas à leur place sont les plus intéressants. Ils ne sont pas dans le moule, ils ont un peu plus de chair, souvent ce sont des gens plus hauts en couleur. Dans des sociétés comme la société algérienne, on a construit le mythe du “nous”, la société comme un ensemble très homogène où tout le monde est un peu pareil. C’est un héritage socialiste : on est tous pareils, on a tous la même langue, la même histoire. Quand vous sortez de ce moule, vous êtes très regardé. Ces gens cassent le mythe d’un “nous” très fort qu’on cultive pour affirmer un “je” qui n’est pas très bien perçu. »

Kaouther Adimi, qui refuse de figer son identité dans un seul pays, s’ancre dans un rapport à Alger qui visite lui aussi plusieurs états.

la suite après cette publicité

Cette « étrange étrangeté », pour paraphraser Prévert, Kaouther Adimi la revendique en France, où elle vit depuis 2009. Quand dans l’émission Bibliothèque Médicis Jean-Pierre Elkabbach utilise la circonlocution « d’origine algérienne », elle le reprend aussitôt.

« Je suis bien intégrée en France, explique-t‑elle, mais je trouve génial de vivre une expérience d’étranger. On a un regard différent. Je souhaite qu’on arrête d’avoir envie de lisser les gens et le monde. On me dit toujours que je suis franco-algérienne ou d’origine algérienne. Non, je suis de nationalité algérienne et j’habite en France. On a perdu cette habitude de vagabonder dans le monde, d’avoir cette expérience à l’étranger. Tout le monde se renferme et je trouve ça dommage. »

Kaouther Adimi, qui refuse de figer son identité dans un seul pays, s’ancre dans un rapport à Alger qui visite lui aussi plusieurs états : « J’ai un lien très particulier à Alger. C’est une ville très compliquée pour moi. Je dis toujours que c’est chez moi, j’y suis née, je l’ai quittée à 4 ans, j’y suis revenue à 8 ans, je l’ai à nouveau quittée à 12 ans, j’y suis revenue à 15 ans, je l’ai encore quittée à 21-22 ans. J’ai navigué entre Alger, Oran et Grenoble, et Alger a toujours été le lieu de retour et de passage. Je simplifie toujours en disant qu’Alger c’est chez moi, mais j’aurais beaucoup de mal à dire quels sont mes souvenirs de jeunesse là-bas. C’est une ville pour laquelle j’ai une espèce de fascination parce que c’est le lieu où je retournerai toujours. » « L’étrangère », « l’Algéroise », a écrit avec Nos richesses l’histoire d’Edmond Charlot, le premier éditeur de l’Algérois Camus, auteur de L’Étranger. La boucle est bouclée.

Extrait : 

Dès votre arrivée à Alger, il vous faudra prendre les rues en pente, les monter puis les descendre. Vous tomberez sur Didouche-Mourad, traversée par de nombreuses ruelles comme par une centaine d’histoires, à quelques pas d’un pont que se partagent suicidés et amoureux. (…) Mais vous, vous emprunterez les ruelles qui font face au soleil, n’est-ce pas ? Vous parviendrez enfin rue Hamani, l’ex-rue Charras. Vous chercherez le 2 bis que vous aurez du mal à trouver car certains numéros n’existent plus. Vous serez face à une inscription sur une vitrine : Un homme qui lit en vaut deux. Face à l’Histoire, la grande, celle qui a bouleversé ce monde mais aussi la petite, celle d’un homme, Edmond Charlot, qui, en 1936, âgé de vingt et un ans, ouvrit la librairie de prêt Les vraies richesses.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image