Kenyatta ou Odinga ? Le Kenya dans l’attente du dénouement

La décision de la Cour suprême a provoqué une onde de choc sur le continent. Pour la première fois, une élection présidentielle a été annulée par la justice. Mais gare aux répliques : le nouveau scrutin reste bien incertain…

Dès l’invalidation de sa victoire, Uhuru Kenyatta est reparti en campagne (ici à Ongata Rongai, le 5 septembre). © Ben Curtis/AP/SIPA

Dès l’invalidation de sa victoire, Uhuru Kenyatta est reparti en campagne (ici à Ongata Rongai, le 5 septembre). © Ben Curtis/AP/SIPA

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Publié le 14 septembre 2017 Lecture : 6 minutes.

Uhuru Kenyatta aurait dû se méfier de ce juge à la silhouette fine et à l’allure austère. Car David Maraga avait prévenu : il ne craint personne, à part Dieu. Le très pieux président de la Cour suprême kényane ne s’était pas contenté de le dire, il l’avait aussi prouvé avant même l’élection présidentielle du 8 août 2017. Fin mars, le chef de l’État est en tournée dans le comté de Nyamira, dans l’ouest du pays. Voilà maintenant près de deux ans qu’il bat la campagne pour s’assurer de remporter un second mandat face à son vieil adversaire, Raila Odinga. Panneaux publicitaires recouverts d’affiches à sa gloire, caravane électorale surdimensionnée, meetings aux quatre coins du pays… Aucun moyen n’est trop important.

Dans ce fief des Kisii, d’où est originaire le juge Maraga, Uhuru Kenyatta se vante d’avoir offert un travail « au fils » de la région. La réponse de la Cour Suprême est cinglante : « La déclaration du chef de l’État peut donner à croire que la désignation de son président est politique. Elle est regrettable, fausse, mais aussi notoirement trompeuse. » David Maraga, 66 ans, n’hésite pas à tenir tête à l’homme le plus puissant du pays.

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Devenu avocat il y a quarante ans, nommé juge en 2003, puis magistrat à la cour d’appel en 2012, l’homme peut se targuer d’une carrière irréprochable. Un parcours qui lui a permis d’être préféré l’année dernière à dix de ses confrères pour prendre la tête de la Cour suprême, au terme d’une procédure laborieuse conçue pour assurer l’indépendance de la justice. « La nouvelle Constitution, votée en 2010, a beaucoup renforcé le pouvoir judiciaire », explique le politologue kényan Dismas Kizito Mokua. Auparavant nommé à la discrétion du président, le chef de la Cour suprême est désormais auditionné et sélectionné au préalable par la Commission des services judiciaires. David Maraga fait alors figure de candidat idéal. « Jamais je n’ai versé de pot-de-vin », jure-t-il devant micros et caméras, au lendemain de sa prise de fonction. Un petit exploit au Kenya. Adventiste du septième jour, Maraga a l’habitude d’affirmer que ses actes ne sont guidés que par la loi et la Bible. Qui aurait cru que le progrès démocratique viendrait de cet ultra-conservateur ?

Les élections sont une affaire de confiance, et là, ils ont constaté que certains acteurs n’avaient pas foi dans le résultat », selon Robert Dossou

« À la question de savoir si les illégalités et irrégularités ont affecté l’intégrité de l’élection, la Cour est d’avis que c’est le cas. » Le 1er septembre, ces quelques mots ont fait de lui le héros d’un pays et d’un continent. Jamais une élection présidentielle n’avait en effet été annulée par des juges. La décision est un séisme politique. « Lorsqu’ils ont tranché, je suis certain que les juges avaient à l’esprit les contestations du scrutin de 2007 qui ont dégénéré en violences et ont fait plus de 1 100 morts. Ils voulaient absolument éviter que cela se répète. Les élections sont une affaire de confiance, et là, ils ont constaté que certains acteurs n’avaient pas foi dans le résultat », analyse l’ancien président de la Cour constitutionnelle béninoise, Robert Dossou.

La Cour suprême du Kenya lors de son audience du 29 août 2017. © Sayyid Abdul Azim/AP/SIPA

La Cour suprême du Kenya lors de son audience du 29 août 2017. © Sayyid Abdul Azim/AP/SIPA

« Le Kenya est un pays de juristes. Ils sont omniprésents tant dans le monde des affaires que dans la vie politique. Il y a donc de très bons professionnels. Les juges de la Cour suprême ont sans doute aussi voulu se démarquer de la décision de leurs prédécesseurs, en 2013 », estime de son côté Marie-Emmanuelle Pommerolle, directrice de l’Institut français de recherche en Afrique basé à Nairobi. Il y a quatre ans, alors que déjà Uhuru Kenyatta et Raila Odinga se disputaient la tête du pays, la juridiction avait rejeté tous les recours déposés par l’opposition.

Mettre de l’ordre avant la prochaine élection

Mais après le temps des félicitations vient celui des incertitudes. « Il y a énormément de questions et très peu de réponses, commente Dismas Kizito Mokua. Quand, comment et avec qui aura lieu le nouveau scrutin ? C’est l’inconnu absolu. » Alors que les critiques de la Cour suprême se sont concentrées sur la Commission électorale kényane (IEBC), accusée d’avoir « échoué, négligé ou refusé » de conduire les élections conformément à la Constitution, l’institution est au cœur de la tourmente. « L’IEBC est-elle capable de comprendre pourquoi elle n’a pas su organiser des élections crédibles et de corriger les anomalies ? Est-elle capable de restaurer la confiance ? Tout l’enjeu est là », poursuit le politologue. D’autant que le temps est compté. La Constitution impose que la nouvelle élection soit organisée dans les soixante jours suivant la décision de la Cour suprême, mais pour ne pas interférer avec les examens scolaires, l’IEBC a opté pour le 17 octobre. Dans moins de six semaines.

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Une date immédiatement contestée par la National Super Alliance (Nasa), la coalition de l’opposition, qui dénonce l’absence de consultation. Forte de la décision de la Cour Suprême, la Nasa tente de peser de tout son poids. Elle a posé sept conditions à sa participation à ce nouveau round électoral, à commencer par une recomposition de la commission électorale. « Nous disons qu’il y a un certain nombre de responsables électoraux qui devraient être renvoyés chez eux et que d’autres devraient faire l’objet d’une enquête et être inculpés pour les crimes odieux qu’ils ont commis lors des dernières élections », a accusé Raila Odinga. Si de nouveaux responsables ont été désignés par Wafula Chebukati, le président de l’IEBC, le sort des membres en charge de l’élection du 8 août n’est pas encore connu.

En revanche, le leader de la Nasa a obtenu un audit de son système informatique et de son kit électronique de transmission des résultats. Fournis par OT-Morpho (ex-Safran), ces équipements devaient garantir la transparence du scrutin mais se retrouvent au centre des critiques de l’opposition, qui soupçonne un piratage. Les tablettes de l’entreprise française vont-elles à nouveau être utilisées ? Rien n’est moins sûr, d’autant que son contrat avec l’IEBC a, selon nos informations, expiré.

Le leader de la coalition Nasa, Raila Odinga, à la sortie de la Cour suprême kényane le 1er septembre 2017. © Ben Curtis/AP/SIPA

Le leader de la coalition Nasa, Raila Odinga, à la sortie de la Cour suprême kényane le 1er septembre 2017. © Ben Curtis/AP/SIPA

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L’exemple à suivre

« Tout est à négocier. La seule solution, c’est qu’Uhuru Kenyatta et Raila Odinga réussissent à s’entendre. Rien n’est joué », poursuit Marie-Emmanuelle Pommerolle. Le bras de fer tient en haleine tout le pays, mais aussi de nombreux responsables sur le continent. « Le signal lancé par le Kenya est très fort. On a trop souvent tendance à réduire le juge à un fonctionnaire aux ordres du politique. Sa Cour suprême a prouvé que la démocratie et l’État de droit étaient en marche. Tant dans les pays anglophones qu’en Afrique francophone, cela doit inspirer les autres juridictions », intime Robert Dossou, rappelant l’existence d’autres « juges courages ». En 1996, la Cour constitutionnelle béninoise avait par exemple invalidé l’investiture de Mathieu Kérékou, qui avait refusé de prononcer une partie de la prestation de serment. Et en 2009, la Nigérienne Salifou Fatimata Bazeye, alors présidente de la Cour constitutionnelle, avait réfréné l’appétit de pouvoir de Mamadou Tandja en s’opposant à l’organisation d’un référendum constitutionnel.

« La Cour suprême kényane crée un très grand espoir. Mais il est empreint de beaucoup de doutes, relativise le politologue gabonais Wilson-André Ndombet, dont le pays est plongé dans une grave crise depuis la présidentielle de 2016. Je crains qu’il faille encore beaucoup de temps pour qu’une décision similaire soit prise chez nous. J’ai même peur d’un terrible contrecoup. Certains chefs d’État pourraient verrouiller encore plus leurs institutions pour s’assurer que rien de tel ne leur arrivera. »

Dans le long conflit engagé il y a un demi-siècle entre Uhuru Kenyatta, 55 ans, et Raila Odinga, 72 ans, cette bataille doit être la dernière

Dans l’attente du dénouement de ce nouveau rebondissement, le Kenya vit au ralenti. Alors que les invectives se sont multipliées ces derniers jours et que la tension augmente, chacun redoute de nouvelles violences. « Le prochain scrutin risque d’être plus intense et plus controversé. Kenyatta, Odinga, IEBC, Cour suprême… les acteurs sont les mêmes. Comment s’assurer que le prochain scrutin ne sera pas à nouveau invalidé ? Le combat entre les deux leaders ne peut pas se rejouer éternellement », estime Dismas Kizito Mokua. Dans le long conflit engagé il y a un demi-siècle entre Uhuru Kenyatta, 55 ans, et Raila Odinga, 72 ans, cette bataille doit être la dernière. Sûr de sa force, Uhuru Kenyatta est reparti en campagne dès l’annonce de l’annulation de sa victoire. « Je suis plus que prêt pour cette nouvelle élection », a-t-il lancé. Mais face à lui, l’opposition, revigorée par la décision de la Cour suprême, apparaît plus combative que jamais.

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