Bouteflika, une énigme qui inquiète l’Algérie

Entre avocats de son maintien au pouvoir et partisans de sa démission, voire de sa destitution, le débat sur la capacité du président algérien à exercer ses fonctions n’a jamais été aussi vif en Algérie. Enquête.

Le président algérien Abdelaziz Bouteflika. © Sidali Djarboub/AP/SIPA

Le président algérien Abdelaziz Bouteflika. © Sidali Djarboub/AP/SIPA

FARID-ALILAT_2024

Publié le 25 septembre 2017 Lecture : 12 minutes.

Les flashs crépitent. Une caméra fait un plan large sur lui, tassé dans son fauteuil. À l’arrière-plan, les ministres de son gouvernement sont au garde-à-vous. Puis la caméra zoome sur lui. Il regarde sur sa gauche les photographes qui le mitraillent, tourne lentement la tête pour fixer l’objectif de la caméra, qui cette fois le cadre de près. Il appuie alors ses deux bras sur les accoudoirs de son fauteuil, redresse légèrement l’épaule droite et lance un regard noir, perçant, presque venimeux.

Tournée mercredi 6 septembre à l’issue du Conseil des ministres, cette séquence mettant en scène Abdelaziz Bouteflika ne dure que trois secondes. Mais trois petites secondes qui sont loin d’être le fait du hasard quand on connaît la minutie avec laquelle les images de Bouteflika sont contrôlées par les services de la présidence avant leur diffusion dans le JT de la télévision nationale. Ce regard, cette posture sont-ils un message sibyllin adressé à ses détracteurs, comme pour leur signifier qu’il est encore là, certes affaibli, mais toujours opérationnel ? À un visiteur qui l’invitait un jour à faire connaître ses intentions sur son avenir, Bouteflika aurait répondu, avec un brin d’humour : « Moi je sais. Et Dieu, un peu. »

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La question de la succession de Bouteflika

Message codé ou non, la diffusion de cette séquence intervient au moment où le débat autour de la santé du président, de son aptitude à assumer ses fonctions – et, partant, de son éventuelle destitution – et, bien sûr, de sa succession ô combien délicate agite à nouveau la classe politique, l’institution militaire et la société civile. Ce débat est d’autant plus enflammé que l’Algérie traverse en cet automne 2017 une crise financière durable et préoccupante en raison de la chute vertigineuse de ses revenus pétroliers.

De l’aveu même du Premier ministre, Ahmed Ouyahia, faute d’un sursaut économique ou d’un rebond des cours du pétrole, le pays risque la faillite ou le recours à l’endettement extérieur, et donc la perte de sa souveraineté et une batterie « de mesures sociales draconiennes ». C’est peu dire que cette crise et ses fâcheuses conséquences mettent de l’huile sur le feu. « Une fin de règne difficile », pronostiquait un ambassadeur occidental au cours d’un dîner à Alger, en 2015. Il ne croyait pas si bien dire. La question qui fâche et qui divise est aujourd’hui à nouveau sur la table.

D’un côté, il y a les partisans du départ anticipé de Bouteflika sous une forme ou une autre. De l’autre, ses avocats, membres de différentes institutions, qui plaident, non sans une pointe d’indignation, pour son maintien au pouvoir. Cette question n’est bien sûr pas nouvelle. Elle a déjà fait l’objet d’un débat durant l’été 2013 au lendemain de l’hospitalisation du président en France pour soigner l’AVC dont il avait été victime le 27 avril de cette année-là. À l’époque, des voix s’étaient élevées pour demander sa destitution en raison de problèmes de santé qui l’empêcheraient de terminer son troisième mandat, a fortiori d’en briguer un autre.

La forteresse de Zeralda

Les scénarios du retrait du chef de l’État, d’une présidentielle anticipée ou encore d’une période de transition avaient alors été esquissés au plus haut niveau de l’État. Mais tous ont fait pschitt. L’institution militaire, dirigée par le général-major Ahmed Gaïd Salah, 77 ans, chef d’état-major de l’armée et vice-ministre de la Défense, le gouvernement, les partis de la coalition au pouvoir et certains hommes d’affaires proches du cercle présidentiel ont fait bloc derrière le chef de l’État pour faire barrage à ceux qui réclamaient son impeachment. La suite est connue. Bouteflika est réélu en avril 2014 pour un quatrième mandat en dépit d’une santé chancelante.

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L’affaire s’était tassée avant de refaire surface cet été après le limogeage surprise d’Abdelmadjid Tebboune. Nommé Premier ministre le 25 mai, celui-ci, qui passait pourtant pour un fidèle de Bouteflika, a été débarqué sans ménagement et sans explication deux mois et vingt et un jours après sa prise de fonctions. Qu’un président se sépare subitement et aussi vite de son chef de l’exécutif, pourtant proche et ami de longue date, est pour le moins inhabituel. D’aucuns jurent que l’éviction de Tebboune ne peut être imputée à Bouteflika mais plutôt à des cercles occultes qui gravitent autour de lui. En clair, les décisions se prendraient à l’insu du président.

Le président ne reçoit plus les membres du gouvernement et ne rencontre que rarement ses Premiers ministres successifs.

Mais le pouvoir s’exerce-t-il vraiment par procuration ? Vu la forteresse hermétique qu’est la résidence de Zeralda, où Bouteflika vit, se soigne et travaille, il est difficile de démêler le vrai du faux, la rumeur de l’info. Le caractère opaque du système algérien ne contribue pas non plus au décryptage des mystères autour de son style de gouvernance. Il n’empêche. L’épisode Tebboune a donné du grain à moudre aux partisans d’une destitution du patient de Zeralda. D’autant qu’ils ne manquent pas d’arguments.

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Un conseiller très spécial du nom de Saïd Bouteflika

Depuis son AVC, Bouteflika ne voyage plus à l’étranger et ne sort de sa résidence que pour de rares Conseils des ministres. Il n’en a tenu que deux depuis le début de l’année. Le président ne reçoit plus les membres du gouvernement et ne rencontre que rarement ses Premiers ministres successifs. Les prises de contact passent par son frère cadet, Saïd Bouteflika, conseiller très spécial. Des visites de dirigeants étrangers en Algérie sont annulées, reportées, voire inenvisageables à court terme parce qu’elles sont justement tributaires de l’état de santé du président.

Des ambassadeurs en poste à Alger depuis des mois attendent d’être reçus par le chef de l’État, comme le veulent les conventions internationales. La dernière audience que Bouteflika a accordée dans sa résidence remonte à mars 2017. Il ne s’est pas exprimé publiquement depuis mai 2012, quand il s’est adressé directement à ses compatriotes lors d’un meeting à Sétif. Ses apparitions publiques laissent voir un homme au visage livide et aux yeux caverneux, au point de susciter gêne et affliction chez les Algériens.

L’application de l’article 102

Si l’objectif final des opposants est de faire partir le président, ils divergent sur les modalités de ce retrait, qui vont de la destitution au départ organisé et apaisé, en passant par une intervention de l’armée pour le démettre ou garantir la transition. L’arme des adversaires de Bouteflika est constitutionnelle.

Depuis plusieurs semaines, certains réclament l’application de l’article 102 de la Constitution – amendée en 2016 (voir encadré ci-dessous) –, qui dispose les conditions dans lesquelles le président pourrait être destitué pour cause de maladie grave et durable. Soufiane Djilali, dirigeant du parti Jil Jadid, mène une campagne de proximité en faveur de cet article de loi. « Montrez-nous le président et nous nous tairons à jamais, dit-il. On ne croit que ce qu’on voit. » Sauf que cette demande se heurte à une digue presque infranchissable.

Le Conseil constitutionnel, qui doit constater cette impossibilité, est totalement acquis à Bouteflika, lequel nomme quatre de ses 12 membres. Le Parlement, à qui revient la tâche d’entériner la décision finale, n’est pas en reste : les deux partis présidentiels y détiennent la majorité absolue. Autant dire mission impossible. Certains rêvent d’un scénario à la tunisienne, le président Bourguiba ayant été déposé en novembre 1987 par son Premier ministre et dauphin constitutionnel, Zine el-Abidine Ben Ali, sur la foi d’une déclaration d’un collège de sept médecins qui avaient constaté, pour certains sous la contrainte, son incapacité mentale à exercer ses fonctions. « Il n’y a pas de Ben Ali en Algérie, ironise un initié du palais d’El-Mouradia. L’époque où les généraux faisaient et défaisaient les présidents est révolue. »

Diatribes quotidiennes

Ancien chef de gouvernement et deux fois candidat à l’élection présidentielle (2004 et 2014), Ali Benflis juge que, vu l’ampleur de la crise, l’application de l’article 102 est dépassée. La solution ? Un dialogue national réunissant tous les acteurs politiques pour définir une période de transition qui serait garantie par l’armée. Vaste programme ! Redoutable polémiste, graphomane invétéré, ministre chargé des secteurs économiques entre 2000 et 2005, Noureddine Boukrouh étrille quotidiennement le président, qu’il avait si bien servi en lui rédigeant notamment ses discours. Il ne ménage pas non plus son vice-ministre de la Défense, qu’il accuse d’avoir privatisé l’armée au service du chef de l’État. Non seulement il s’interroge sur l’état de santé de ce dernier, mais il remet aussi en question ses capacités mentales à assumer ses fonctions.

« Pour avoir fait partie de son gouvernement pendant plus de cinq ans et avoir eu le loisir de l’observer, l’étudier, l’analyser et même le pratiquer, écrit-il, je connaissais son attachement au pouvoir, mais pas au point de mettre sa personne sur un plateau de la balance et l’Algérie tout entière sur l’autre. » Certes, Boukrouh n’a pas de troupes et ne représente que lui-même, mais ses diatribes quotidiennes alimentent la polémique et exaspèrent les soutiens de Bouteflika. Vent debout, ces derniers font bloc.

« Bouteflika n’est pas Zéroual »

De retour au Palais du gouvernement le 15 août, Ahmed Ouyahia, qui ne cachait pourtant pas, en aparté, sa tiédeur pour le troisième mandat, qualifie les partisans de l’article 102 de désœuvrés qui se repaissent des difficultés financières du pays. « Je rassure les Algériens sur l’état de santé de leur président, argue-t-il. Il va bien, il fait son travail le plus normalement du monde et il suit les dossiers. » Les deux présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale jugent la demande de destitution scandaleuse, contraire à l’éthique politique et dangereuse pour le pays. Djamel Ould Abbès, secrétaire général du FLN, dont la présidence est assurée par Bouteflika, les accuse de « vouloir rééditer le scénario de 1998 ». Allusion à la campagne médiatique qui a précédé la démission du président Liamine Zéroual, le 11 septembre 1998. Bouteflika n’est pas Zéroual, prévient Ould Abbès, pour qui le départ du raïs n’est pas envisageable. « Je le dis et le répète en tant que médecin, son état de santé est normal », assène-t-il. Pour appuyer son assertion, le patron du vieux parti évoque le cas du président américain Franklin Delano Roosevelt, qui, selon lui, « a assuré trois mandats présidentiels et demi, assis sur un fauteuil roulant ».

Lors d’une tournée électorale dans une zaouïa (confrérie religieuse) dans l’ouest de l’Algérie à l’automne 1998, il assurait à ses hôtes qu’il entendait rester le plus longtemps possible au palais d’El-Mouradia.

Quant à l’institution militaire, son chef, Ahmed Gaïd Salah, le répète à l’envi : « L’armée algérienne demeure républicaine. » Comprendre : elle ne lèvera pas le petit doigt pour prendre part au départ du président. Ce dernier peut donc toujours compter sur le soutien sans faille du patron de la grande muette. « Bouteflika est un moudjahid [combattant de la guerre d’indépendance], avait tranché un jour Gaïd Salah devant des officiers supérieurs. Il nous a tout donné. Je le soutiens pour le quatrième mandat. » Entre l’imposant chef d’état-major et le président, il n’y a pas assez d’espace pour faire passer une feuille de tabac. « Je lui dois tout, confiait-il à des amis pour montrer sa gratitude à l’égard du président. Même dans mes rêves, je ne pouvais espérer un tel poste. »

Un conception monarchiste du pouvoir

Dernière hypothèse : Bouteflika démissionne et organise sa propre succession. Mais ce serait mal le connaître. Lors d’une tournée électorale dans une zaouïa (confrérie religieuse) dans l’ouest de l’Algérie à l’automne 1998, il assurait à ses hôtes qu’il entendait rester le plus longtemps possible au palais d’El-Mouradia. Mieux, son ami Mohamed Chérif Messaadia, président du Conseil de la nation d’avril 2001 à sa mort, en juin 2002, confiait à son médecin personnel : « Bouteflika, c’est d’El-Mouradia à El-Alia [le cimetière d’Alger], sans escale. » Depuis son retour aux affaires, l’homme n’a cessé de consolider son pouvoir, modifier les règles de l’alternance pour s’y maintenir et repousser ad vitam aeternam la question de sa succession.

« Préparer un successeur, c’est déjà donner l’impression qu’il est sur le départ, observe l’un de ses anciens ministres. Il a une conception atavique du pouvoir, convaincu d’être l’homme providentiel dont le pays a besoin. » Un autre ministre qui a travaillé avec le président durant son premier mandat ne remet pas en question cette conception monarchiste. « Il est capable de briguer un cinquième mandat en 2019 parce qu’il est persuadé qu’on ne rend pas le pouvoir lorsqu’on l’a pris, avance notre ministre. Il est de l’ancienne école, celle du parti unique. » Rien ne résume mieux l’état d’esprit du président que cette observation de l’un de ses plus fins connaisseurs : « Si vous voulez devenir l’ennemi de Bouteflika, il suffit de lui demander de partir. » D’où ce regard de braise lancé face à la caméra.

Que dit l’article 102 ?

Lorsque le président de la République, pour cause de maladie grave et durable, se trouve dans l’impossibilité totale d’exercer ses fonctions, le Conseil constitutionnel se réunit de plein droit et, après avoir vérifié la réalité de cet empêchement par tous moyens appropriés, propose, à l’unanimité, au Parlement de déclarer l’état d’empêchement. Le Parlement siégeant en chambres réunies déclare l’état d’empêchement du président de la République à la majorité des deux tiers de ses membres et charge de l’intérim du chef de l’État, pour une période maximale de quarante-cinq jours, le président du Conseil de la nation, qui exerce ses prérogatives dans le respect des dispositions de l’article 104 de la Constitution. En cas de continuation de l’empêchement à l’expiration du délai de quarante-cinq jours, il est procédé à une déclaration de vacance par démission de plein droit, selon la procédure visée aux alinéas ci-dessus et selon les dispositions des alinéas suivants du présent article.

En cas de démission ou de décès du président de la République, le Conseil constitutionnel se réunit de plein droit et constate la vacance définitive de la présidence de la République. Il communique immédiatement l’acte de déclaration de vacance définitive au Parlement qui se réunit de plein droit. Le président du Conseil de la nation assume la charge de chef de l’État pour une durée de quatre-vingt-dix jours au maximum, au cours de laquelle une élection présidentielle est organisée. Le chef de l’État ainsi désigné ne peut être candidat à la présidence de la République. En cas de conjonction de la démission ou du décès du président de la République et de la vacance de la présidence du Conseil de la nation, pour quelque cause que ce soit, le Conseil constitutionnel se réunit de plein droit et constate à l’unanimité la vacance définitive de la présidence de la République et l’empêchement du président du Conseil de la nation. Dans ce cas, le président du Conseil constitutionnel assume la charge de chef de l’État dans les conditions fixées aux alinéas précédents du présent article et à l’article 104 de la Constitution. Il ne peut être candidat à la présidence de la République. »

Longévité des chefs d’État algériens

Ahmed Ben Bella (1962-1965), 2 ans et 8 mois

Houari Boumédiène  (1965-1978), 13 ans et 6 mois

Chadli Bendjedid (1979-1992), 12 ans et 11 mois

Mohamed Boudiaf (président du Haut Comité d’État, janvier-juin 1992), 5 mois et 13 jours

Ali Kafi  (président du HCE, 1992-1994), 1 an et 6 mois

Liamine Zéroual  (1994-1999), 5 ans et 3 mois

Abdelaziz Bouteflika (1999 à nos jours), 18 ans et 4 mois

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