Libye : Tripoli blues, l’insouciance envolée d’une ville qui a perdu sa prospérité
Après plusieurs mois d’affrontements entre groupes armés, le calme semble être revenu dans la capitale. Mais l’insouciance et la relative prospérité d’antan ne sont plus qu’un vieux souvenir.
Agacement ou satisfaction. Imad ne sait pas quel sentiment doit prédominer. Mi-septembre, il se fait contrôler par la police routière. Après vérification des papiers, l’agent le verbalise et lui inflige une amende de 150 dinars (environ 90 euros) pour défaut de contrôle technique. « Même sous Kadhafi, je n’ai jamais passé de contrôle technique, je ne savais même pas que ça existait ! » s’emporte le Tripolitain.
Une fois la colère passée, le père de famille quadragénaire finit par se féliciter d’avoir été arrêté par une force légitime et non une milice qui aurait pu le racketter, voire l’enlever. Entre amorce d’une normalisation et persistance de pratiques mafieuses, la capitale vit un entre-deux délicat.
Retour à une stabilité… inhabituelle
Dans les cafés, autour de l’emblématique nouss nouss (moitié café, moitié lait fouetté), les Tripolitains constatent une amélioration sécuritaire depuis mars, lorsque les brigades soutenant le Gouvernement d’Union Nationale (GUN), dirigé par Fayez al-Sarraj et reconnu par la communauté internationale, ont chassé leurs rivales proches de Khalifa al-Ghwell, Premier ministre de l’ancien gouvernement de Salut National, composé d’islamo-conservateurs, au pouvoir avant le GUN. Ce n’est pas la première fois que la principale ville du pays croit enfin être entrée dans une période de stabilisation.
Vous pouvez conduire une belle voiture n’importe où dans Tripoli sans vous faire braquer
Ce fut notamment le cas lors du débarquement par la mer de Fayez al-Sarraj, au printemps 2016. Mais la guerre entre milices allait reprendre de plus belle quelques mois après cette arrivée en grande pompe.
Aujourd’hui, cette page semble avoir été définitivement tournée, veut croire Khaled, qui déguste le breuvage local dans un café chic du centre-ville : « Avant, il y avait cinq, six milices et au moins deux camps politiques opposés. Maintenant, il n’y a plus que deux, trois brigades, qui soutiennent un seul camp. C’est une vraie différence. »
Le salafiste et le franc-tireur
Tripoli est sous le contrôle de quatre brigades reconnues par le ministère de l’Intérieur du gouvernement d’union nationale (GUN) : le groupe Ghaniwa, implanté dans le quartier d’Abou Salim ; Nawasi, qui fait office de police ; la force Rada, spécialisée dans la lutte contre le terrorisme et le trafic de drogue ; et la brigade de Haythem Tajouri, chargée de la protection des sites sensibles comme les ministères et la prison où sont détenus les caciques de l’ancien régime.
Les deux derniers groupes sont les plus puissants. La force Rada, dirigée par le salafiste quiétiste Abderraouf Kara, s’est toujours rangée derrière les décisions de Fayez al-Sarraj. Non pas que Kara soit particulièrement impressionné par Sarraj, mais parce qu’il est dans la tradition du courant religieux auquel il appartient de respecter le pouvoir légitime. Haythem Tajouri est davantage un franc-tireur.
Mais il a gagné en visibilité et en respectabilité après avoir été en première ligne pour chasser les forces de Misrata et la milice proche d’Al-Qaïda de Khaled al-Chérif, ancien membre du Groupe islamique combattant libyen (GICL) d’Abdelhakim Belhaj.
Mendicité décuplée
« Tripoli a été nettoyé des forces pro-Ghwell. Vous pouvez conduire une belle voiture n’importe où dans la ville sans vous faire braquer », se réjouit d’ailleurs Hashim Bishir, conseiller sécuritaire de Sarraj, dont la préoccupation du moment est l’accumulation des déchets sur la voie publique.
Faute d’argent pour payer les salaires, les sociétés de nettoyage sont au chômage technique. L’argent, ou plutôt sa pénurie, voilà le problème numéro un des Tripolitains. L’euro s’échange au marché noir à une valeur cinq fois supérieure à son cours officiel. Une catastrophe dans un pays où tout est importé.
Dans la capitale, où se déroule l’essentiel des activités marchandes, les commerces ferment l’un après l’autre. « Normalement, je ne porte que des chaussures italiennes. Là, ce que j’ai aux pieds, ce sont des contrefaçons turques. Ma chemise aussi est turque. On ne trouve plus rien de qualité, c’est trop cher », se désole Youssef el-Zaïdi.
Représentant de la marque HP, cet homme d’affaires est lui-même contraint de limiter ses importations d’imprimantes à une petite dizaine de modèles. Seules les denrées alimentaires subventionnées (huile, riz, sucre, etc.) n’ont pas vu leur prix flamber. Les Tripolitains ne meurent pas de faim, mais un nouveau phénomène a fait son apparition depuis quelques mois : la mendicité. Il n’est, en effet, pas rare que des femmes âgées, accompagnées d’enfants, zigzaguent entre les voitures arrêtées au feu rouge pour demander l’aumône.
Personne ne croit en une stabilité prochaine
Au début de la crise monétaire, les Tripolitains dormaient en face des banques pour retirer les quelque 500 dinars hebdomadaires autorisés. Les coffres des établissements financiers sont désormais vides.
« À quoi bon attendre ? Ce n’est plus là qu’est l’argent. Les banques n’offrent même plus de crédit. Je ne devrais pas dire ça, mais je comprends que les commerçants ne placent plus d’argent dans les banques. Personne ne croit en une stabilité prochaine », analyse Khalifa Mohamed, chef de projet à Hexa Connection, qui aide les entrepreneurs à développer leur business.
70% de la population active dans le secteur public
Le salaire versé par l’État – 70 % de la population active libyenne travaille dans le secteur public – couvre à peine les besoins de base des fonctionnaires… quand ils y ont accès. Phénomène inimaginable il y a encore peu : parmi les milliers de migrants qui quittent les côtes de l’ex-Jamahiriya pour l’Europe, on trouve désormais quelques Libyens. La brigade de Tripoli de lutte contre les migrations en a dénombré sept en août. À situation désespérée, solution désespérée…
Des petits métiers fleurissent, comme gardien de parking, alors que, jusqu’à présent, les Tripolitains semblaient mettre un point d’honneur à se garer n’importe où et n’importe comment. Pis : des Libyens, certes peu nombreux, prennent place sur les ronds-points stratégiques de Tripoli aux côtés des migrants pour vendre leur force de travail comme journaliers.
Nous allons peut-être enfin comprendre la vraie valeur des choses
Les habitants ont compris qu’ils devaient réduire considérablement leur train de vie, une hérésie pour eux qui, grâce à l’argent du pétrole, étaient habitués à jouir d’un pouvoir d’achat plus proche de celui d’un Arabe du Golfe que de celui d’un Tunisien ou d’un Égyptien.
« Cette situation peut s’avérer bénéfique, nous allons peut-être enfin comprendre la vraie valeur des choses », philosophe Loay Burwais. Cet architecte constate déjà que ses clients n’exigent plus de marbre pour décorer les façades de leur maison, mais se contentent de céramiques produites sur place.
Une frugalité imposée qui pose néanmoins des problèmes de taille. Les délestages quotidiens durent six à huit heures, car l’État n’a plus les moyens de rénover les centrales électriques. Les générateurs font désormais partie du mobilier urbain, et leur ronronnement est aussi familier que l’appel à la prière. Ce quasi-état de faillite a rendu les hôpitaux publics obsolètes, ou presque.
Carpe diem
« C’est au patient de payer son traitement et de se débrouiller pour envoyer ses prélèvements sanguins et les faire analyser à l’étranger. La phrase la plus utilisée par mes collègues est “désolé, nous n’avons pas ce médicament, il faut le chercher ailleurs” », explique Umaiya Elmradi.
Ce médecin a quitté le public pour créer son cabinet spécialisé dans la chirurgie esthétique. Il a ainsi multiplié son revenu par dix, car ce secteur ne connaît pas la crise : « Les gens vivent au jour le jour. Alors ceux qui le peuvent se font plaisir en se faisant refaire le nez ou les seins. »
Serraj al-Arabli ne manie pas le bistouri, mais lui aussi surfe sur le carpe diem ambiant. Le trentenaire a ouvert, le 6 septembre, un City Club qui propose, sur deux étages, billards, jeux vidéo, tables de ping-pong, écrans de télévision, etc. « Avec des amis, on en avait marre de n’avoir que les cafés comme lieux de loisirs. On voulait un endroit pour s’amuser », se rappelle l’ingénieur en télécommunications.
Khaled, 54 ans, est déjà un accro du club : « J’apprends à mes enfants à jouer au billard. On peut aussi regarder les matchs de foot sur les différents écrans. C’est mieux que les cafés du coin. » Mais il faut quand même débourser 10 dinars par heure pour améliorer ses effets rétro au billard…
Des droits oubliés qui reviennent à la surface
En ces temps d’incertitude, les Tripolitains redécouvrent un droit oublié depuis les législatives de 2014 : le pluralisme politique. Il y a les positions attendues, comme ces affiches montrant Khalifa Haftar, l’homme fort de l’Est, barré d’une croix rouge avec la mention « Non au criminel de guerre ». Mais on voit aussi ces mêmes affiches déchirées, preuve que les partisans du maréchal sont actifs jusque dans la capitale.
Ces derniers jours, on ne parle dans les cafés que de la manifestation du 25 septembre à l’appel de Basit Igtet, dont le pedigree devrait pourtant dissuader de citer son nom en public : ce Libyen de 47 ans est marié à Sara Bronfman, une Américaine dont le père, Edgar Bronfman, a fait fortune dans l’alcool et a été président du Congrès juif mondial.
Et pourtant : « Basit Igtet est le seul à parler honnêtement des problèmes économiques, affirme Umaiya Elmradi. Ça change des discours habituels. » Certains réflexes perdurent cependant dans ce nouveau Tripoli en gestation. Après quelques jours et quelques coups de fil, Imad a réussi à faire sauter sa contravention.
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