Nigeria : le puissant émir de Kano, Lamido Sanusi, se revendique « moderne et musulman »

Volontiers réformiste, aussi à l’aise dans une salle des marchés que dans une mosquée, le puissant émir de Kano, au Nigéria, Lamido Sanusi, a le goût de la polémique. De passage à Paris, il répond aux questions de Jeune Afrique.

Lamido Sanusi, Émir de Kano au Nigéria, ancien gouverneur de la Banque centrale, deuxième dignitaire religieux musulman du pays. A Paris, le 19 septembre 2017. © Vincent Fournier/JA

Lamido Sanusi, Émir de Kano au Nigéria, ancien gouverneur de la Banque centrale, deuxième dignitaire religieux musulman du pays. A Paris, le 19 septembre 2017. © Vincent Fournier/JA

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Publié le 12 octobre 2017 Lecture : 6 minutes.

À 56 ans, Lamido Sanusi est une rock star, mais d’un genre un peu particulier. Une autorité religieuse que les décideurs économiques et politiques s’arrachent. L’émir de Kano – cité phare du nord du Nigeria – n’est pas seulement le deuxième dignitaire musulman du pays. Il a aussi eu une autre vie, plus proche du monde de la finance que de celui des mosquées : directeur général de la First Bank of Nigeria, puis gouverneur de la Banque centrale de 2009 à 2014, il fut limogé par Goodluck Jonathan après avoir publiquement accusé la Nigerian National Petroleum Company (NNPC) d’avoir détourné 20 milliards de dollars (environ 15 milliards d’euros) – ses détracteurs lui reprochèrent d’avoir outrepassé ses fonctions.

De passage à Paris, Son Altesse, comme l’appellent ses collaborateurs, a reçu Jeune Afrique dans la suite d’un palace parisien. Long turban blanc autour du visage, tunique bleue et chaussons fourrés aux pieds, Lamido Sanusi parle un langage volontiers moderniste. Adepte de la polémique lors de ses années de banquier, il a depuis adouci son discours et refuse de répondre à toute question relative à la gestion du président Muhammadu Buhari.

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Après plus d’une heure de discussion, la sonnerie d’un de ses deux téléphones retentit. L’émir s’excuse, regarde sa montre et met fin à l’entretien. « C’est l’heure de la prière à Kano. »

Jeune Afrique : Le franc CFA a fait l’objet d’ardents débats ces derniers mois. Certains de ses détracteurs plaident pour l’introduction d’une monnaie commune aux pays de la Cedeao – une monnaie qui aurait cours au Nigeria. L’ancien banquier que vous êtes pense-t-il que cela serait souhaitable ?

Lamido Sanusi : Concernant le CFA, je dirais juste qu’il ne faut pas tout voir à travers le prisme du colonialisme. Quant à cette monnaie commune dont vous parlez, c’est une vieille idée… Mais il me semble qu’avant de parler de monnaie il faudrait parler d’économie et de commerce et établir une véritable zone d’échanges. Aujourd’hui, si l’euro a un sens, c’est parce que le commerce intra-européen représente 65 % des échanges en Europe. Sur notre continent, le commerce intra-africain correspond à 10 % des échanges. Alors, à quoi nous servirait une monnaie commune ?

Autre sujet de polémique, les propos du président français, qui a choqué, début juillet, en affirmant que le taux de natalité était un frein au développement en Afrique. A-t-il eu tort ?

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D’un point de vue purement économique, il est vrai que si le taux de fécondité continue de croître plus rapidement que le PIB, la pauvreté augmentera. Aucun développement n’est possible avec une explosion démographique sans les ressources pour y faire face. Il faut que nous, musulmans d’Afrique, nous regardions le problème en face, et cela passe par l’éducation des femmes. Sans doute Emmanuel Macron a-t-il été maladroit en évoquant un « défi civilisationnel »… Mais le problème vient peut-être aussi du fait que c’est le président français qui s’est permis de parler ainsi.

Vous êtes devenu le 57e émir de Kano en 2014. Votre mandat n’est pas limité dans le temps. En politique, le nombre et la durée des mandats électifs posent pourtant un réel problème…

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C’est une question à laquelle nous devons en effet réfléchir. Il y a d’un côté un cycle électoral, qui force les politiciens à avoir une vision à court terme, et de l’autre la nécessité du développement, qui demande une vision à long terme. Il faut réconcilier les deux. Quand on investit, le fruit met du temps à mûrir. Il faut plusieurs années pour voir les bénéfices de la construction d’une centrale électrique. A

Boko Haram n’est que l’expression de la marginalisation et des frustrations.

vec une élection tous les quatre ou cinq ans, les politiciens préfèrent parfois investir dans quelque chose d’immédiat, dans la construction d’un pont, d’un hôpital, d’une école. On pourrait envisager de rendre les cycles électoraux plus longs, mais non renouvelables. Un mandat unique de six ans, par exemple, pourrait pousser un gouverneur ou un président à vouloir laisser une empreinte, un legs.

Votre ville, Kano, a régulièrement été la cible des attaques de Boko Haram. Comment expliquez-vous que ce groupe armé ait pu s’implanter durablement au Nigeria ?

Boko Haram n’est que l’expression de la marginalisation et des frustrations. C’est la version nigériane des manifestations de rue, une sorte de réaction quasi mécanique à la mauvaise gouvernance et à la pauvreté. Il serait bien plus difficile d’entraîner tous ces gens dans l’islam radical s’ils avaient du travail.

Diriez-vous que le nord du Nigeria a toujours été négligé ?

Le problème, c’est le pétrole. Quand les dirigeants de ce pays ont compris qu’il y avait beaucoup d’argent à gagner, l’attention et les investissements se sont détournés de l’agriculture, de l’industrie, de l’énergie ou de l’éducation. Le Nord [qui n’a pas de pétrole] en a énormément souffert. J’ajoute qu’il n’y a plus, au Nigeria, de partage équilibré du pouvoir et des richesses. Prenez l’Afrique du Sud : l’économie reste majoritairement aux mains des Blancs, mais ce sont les Noirs qui ont le pouvoir politique.

Chez nous, pendant longtemps, l’économie a été contrôlée par des chrétiens du Sud tandis que le Nord musulman détenait le pouvoir politique. Tout a changé en 1999, quand Olusegun Obasanjo est arrivé au pouvoir. Pour la première fois, le Sud a concentré les pouvoirs politique et économique. Une des premières décisions d’Obasanjo a d’ailleurs été de renvoyer [de l’armée] tous les officiers du Nord… Cela a créé un environnement propice aux opportunistes politiques, qui ont eu beau jeu de brandir la carte religieuse. C’est aussi ce qui a permis l’émergence d’un mouvement favorable au retour de la charia.

Couper des mains n’a jamais rien résolu, le Nord a plutôt besoin de justice sociale

Vous étiez vous-même opposé à la réintroduction de la charia. Pourquoi ?

Parce que je ne crois pas que ceux qui sont en sa faveur connaissent réellement la loi islamique. Pour eux, celle-ci se résume à couper les mains d’un voleur ou à punir l’adultère. Ils pensent à la punition avant d’avoir mis en place les fondations. Mais dans la loi islamique, la punition représente 2 % des écrits. Le Prophète lui-même n’a commencé à l’évoquer qu’après presque vingt ans de prédication. Les gens sont pauvres, ils n’ont pas accès à l’éducation, à la santé, au travail, et tout ce que vous voulez c’est couper des mains ? Cela ne peut pas fonctionner.

Votre position n’a donc pas changé ?

Non. Depuis 1999, douze États ont mis en place la charia, et pourtant nous avons de la pauvreté, nous avons Boko Haram. Pour beaucoup de politiciens, réinstaurer la charia équivalait à une déclaration politique, une façon de dire « Nous sommes musulmans ». Mais ce dont le Nord a besoin, c’est de justice sociale, d’éducation, d’une espérance de vie plus longue et de moins de violence domestique… Si vous voulez encore instaurer la charia quand tous ces problèmes auront été réglés, libre à vous.

Depuis plus d’un an, vous avez rassemblé une équipe de religieux et de juristes pour réformer le code de la famille. Pourquoi ?

Ce n’est pas une réforme à proprement parler puisque, dans le nord du Nigeria, nous n’avons pas de code de la famille écrit. Résultat, beaucoup de litiges sont laissés à l’interprétation du juge. Il n’y a pas de standardisation des décisions et donc beaucoup d’injustices. Cela permet aux violences conjugales ou aux mariages forcés de perdurer, et cela, le Coran ne le permet pas. Nous voulons donc codifier la loi : à quel âge une fille peut-elle se marier ? Peut-on se passer de son consentement ?

Quelles sont les étapes du divorce en cas de violence domestique ? Quels sont les droits de la femme et les obligations du mari ? Il faut retourner aux racines des maux de notre société. Le monde a changé : on n’attend plus d’un homme, d’une femme ou d’un enfant la même chose qu’au Xe siècle. Je ne vois pas pourquoi une société ne pourrait pas se doter d’une loi tout à la fois islamique et moderne.

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