Crise du Golfe : OPA diplomatique et économique sur l’Afrique

Depuis quatre mois, le continent africain se retrouve au centre du conflit entre le Qatar, d’un côté, et le Quartet antiterroriste, composé de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis, du Bahreïn et de l’Égypte, de l’autre. Entre promesses et pressions, la monarchie saoudienne et son allié émirati y ont lancé un véritable rouleau compresseur diplomatique… Enquête.

L’émir du Qatar Tamim bin Hamad Al-Thani en visite diplomatique à Ryad, en Arabie Saoudite en 2015. © Hasan Jamali/AP/SIPA

L’émir du Qatar Tamim bin Hamad Al-Thani en visite diplomatique à Ryad, en Arabie Saoudite en 2015. © Hasan Jamali/AP/SIPA

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Publié le 12 octobre 2017 Lecture : 11 minutes.

L’émir du Qatar, Sheikh Tamim bin Hamad Al-Thani, lors d’une visite au roi Salman d’Arabie saoudite, le 17 février 2015 à Riyad. © AP/SIPA
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Crise du Golfe : l’Afrique au centre du conflit entre le Qatar et l’Arabie saoudite

Depuis quatre mois, le continent se retrouve au centre du conflit entre le Qatar, d’un côté, et le Quartet antiterroriste, de l’autre. Entre promesses et pressions, la monarchie saoudienne et son allié émirati y ont lancé un véritable rouleau compresseur diplomatique… Enquête.

Sommaire

Depuis plus de cent jours, la crise du Golfe joue avec les nerfs des États d’Afrique. Cette guerre froide qui oppose le Quartet antiterroriste (ATQ, composé de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis, de Bahreïn et de l’Égypte) au Qatar, accusé d’ingérence et de soutien au terrorisme, a fait du continent son terrain d’affrontement indirect. Depuis l’embargo sur le petit émirat gazier imposé le 5 juin, ce dernier semble aussi l’objet d’un siège diplomatique en Afrique.

En prenant des mesures officielles, près de dix États, en comptant l’Égypte, à l’initiative de l’opération, lui ont tourné le dos : la Mauritanie, le Sénégal (avant revirement), le Gabon, Djibouti, les Comores, le Tchad, le Niger (partiellement) et le gouvernement non reconnu de Tobrouk, en Libye. Aucun pays africain ne le soutient ouvertement, à l’image de la Turquie, ou ne le défend, à l’unisson des États-Unis et de la France, qui ont recommandé la levée de l’embargo imposé à la péninsule qatarie.

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Rouleau compresseur diplomatique

Si, en dehors du continent, l’Arabie saoudite, chef de file du Quartet, n’a reçu le soutien total que des Maldives et de la Jordanie – États fragiles et sans ressources, dont la survie économique, voire politique dans le cas de ce dernier, dépend de Riyad –, elle est rompue aux démarches diplomatiques en Afrique. Passé sous la coupe d’un binôme impétueux à la disparition du roi Abdallah, en 2015, le pays a pris l’habitude de regrouper autour de lui les coalitions les plus larges dans ses dernières batailles militaires et diplomatiques.

En janvier 2015, lors de sa tentative de fédération armée contre les houthistes du Yémen, il est ainsi parvenu à rassembler derrière lui la Jordanie et trois États d’Afrique, le Maroc, l’Égypte et le Soudan, suivis moins officiellement par le Tchad. Le Pakistan, avidement sollicité, avait en revanche décliné. En décembre 2015, son Alliance militaire islamique pour combattre le terrorisme a rassemblé 32 États, dont 20 d’Afrique. En janvier 2016, à la suite de l’attaque de son ambassade à Téhéran par des manifestants, l’Arabie saoudite convainquait l’Égypte, le Soudan et la Somalie de l’imiter en rompant leurs relations diplomatiques avec l’Iran.

Le prince Salman d'Arabie saoudite en juin 2017. © AP/SIPA

Le prince Salman d'Arabie saoudite en juin 2017. © AP/SIPA

Et 18 chefs d’État d’Afrique ont fait le pèlerinage dans la péninsule lors du Sommet islamo-américain organisé à Riyad à l’occasion de la visite du président américain, Donald Trump, les 20 et 21 mai 2017, deux semaines avant l’embargo décrété par le Quartet contre le Qatar.

Les cartes des coalitions pro-saoudiennes colorent essentiellement l’Afrique musulmane sunnite, vaste zone aux nombreux États faibles et pauvres, dont la stabilité même est menacée pour ceux du Sahel et de la Corne. Selon le chef de la diplomatie qatarie comme selon des observateurs avertis, la monarchie saoudienne et son allié émirati ont lancé un rouleau compresseur diplomatique sur la région, usant de tous les moyens pour gagner des soutiens officiels à leur jihad antiqatari : manœuvres de séduction, promesses de cash, d’aides ou d’investissements, pressions multiples, ainsi que menaces de tarissement des aides humanitaires ou de restriction des quotas nationaux de pèlerins pour le hajj par le gardien de La Mecque.

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Pressions et déstabilisation ?

Le 12 juin, une semaine après l’ouverture des hostilités, The New Arab – média basé à Londres à capitaux qataris – déclarait « de sources informées » qu’un ministre du Golfe avait tenté d’offrir 80 millions de dollars au président somalien, Mohamed Abdullahi Mohamed Farmajo, pour que son pays rompe avec le Qatar. De fait, Mogadiscio, qui avait suivi Riyad en 2016 en fermant son ambassade à Téhéran, a refusé de prendre position contre Doha.

Au Soudan, qui est présent militairement aux côtés des Saoudiens au Yémen, les autorités ont opté pour la neutralité

Entre le 16 août et le 19 septembre, les régions somaliennes de facto autonomes du Hirshabelle, du Puntland et du Galmudug déclaraient la rupture de leurs liens avec Doha, apportant de l’eau au moulin de la diplomatie qatarie, qui va jusqu’à accuser ses rivaux de vouloir déstabiliser des États réticents.

Sources : Cnuced, BID, JA © Jeune Afrique

Sources : Cnuced, BID, JA © Jeune Afrique

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Au Soudan, qui avait rompu avec l’Iran et qui est présent militairement aux côtés des Saoudiens au Yémen, les autorités ont opté pour la neutralité. « Le Soudan appelle à freiner l’escalade et à surmonter les différends », déclarait son ministère des Affaires étrangères dès le 5 juin. « Nous espérons que nos frères soudanais vont adopter une position claire », insistait encore le 2 juillet l’ambassadeur saoudien dans la presse soudanaise. En vain : le Qatar, très impliqué politiquement et économiquement dans nombre d’États du continent comme la Somalie et le Soudan, n’est pas le pauvre Yémen ou le lointain Iran.

Fébrilité

Le Quartet – Arabie saoudite en tête – balaie les accusations de corruption et de chantage qu’il aurait tentés auprès d’États d’Afrique. « Aucune preuve ! » martèlent ses diplomates, en miroir au « sans fondement ! » que leurs homologues qataris opposent aux accusations de soutien au terrorisme par Doha. Mais l’on peine à croire que les États d’Afrique alignés derrière le Quartet l’aient suivi dans cette lointaine et houleuse affaire sans y avoir été invités. La fébrilité en Occident des représentations qataries comme de celles de leurs ennemis, la levée par les deux bords d’armadas de communicants zélés et le déploiement de leurs partisans auraient-ils épargné le continent le plus impliqué ?

Dans les capitales concernées, le malaise est palpable. Ceux qui acceptent de témoigner sous le couvert de l’anonymat le font avec une prudence méfiante

Le 8 juin, le président nigérien, Mahamadou Issoufou, recevait la visite de l’ambassadeur d’Arabie saoudite, venu « faire le point sur les relations entre leurs pays », déclarait alors le diplomate. Deux jours plus tard, son pays décidait de rappeler son ambassadeur au Qatar. Une source officielle nigérienne explique que les autorités restent attachées aux « bonnes relations avec le Qatar, qui a investi beaucoup à travers ses actions de charité ». Mais la relation « spirituelle », selon ses termes, avec l’Arabie saoudite a tendance à faire pencher la balance du côté de Riyad. Difficile d’en obtenir plus, Niamey est presque muet.

Ouattara sur l’autoroute entre Riyad et Doha

Dans les capitales concernées, le malaise est palpable. Ceux qui s’expriment ouvertement le font avec une extrême retenue quand ceux, plus nombreux, qui acceptent de témoigner sous le couvert de l’anonymat le font avec une prudence méfiante. « La Côte d’Ivoire est clairement plus proche de l’Arabie saoudite, confie une source diplomatique à Abidjan. Mais elle ne veut pas se mêler de cette affaire, dont elle ne souhaite que l’apaisement. »

Proche de Riyad, le président Alassane Ouattara s’était ouvert les portes de Doha lors de sa visite officielle en 2013 et ne peut se priver d’un partenaire pour ses projets de développement. « Nous avons notamment parlé de l’autoroute qui pourrait relier la Côte d’Ivoire au Burkina Faso, pour un investissement de 4 milliards de dollars », précisait-il alors.

Est-ce en reconnaissance de cette position modérée que le ministre qatari des Affaires étrangères déclare son intention d’ouvrir une ambassade à Abidjan en 2018 ? Le fait que l’initiative antiqatarie puisse être ressentie comme arabo-musulmane, dans un pays où la communauté islamique ne représente pas la majorité de la population, a pu aussi jouer pour sa neutralité.

« Nous ne sommes pas un pays musulman, cette affaire ne nous regarde pas » entend-t-on auprès des autorités gabonaises

Loin des tempêtes du Golfe et des jihads, au Gabon, les indignations ont été vives quand le gouvernement a déclaré son soutien à l’Arabie saoudite et condamné le Qatar, sur le thème : « Nous ne sommes pas un pays musulman, cette affaire ne nous regarde pas. »

Malaise officiel à Dakar

À Dakar, le malaise a été officiel. Après avoir « rappelé pour consultation » son ambassadeur à Doha dès l’ouverture des hostilités diplomatiques, en juin, le président sénégalais, Macky Sall, l’y a renvoyé le 21 août. Mieux informé sur les tenants et les aboutissants de la crise, il a fini par appeler l’émir Tamim du Qatar pour lui signifier sa volonté de renouer, relate le ministre qatari des Affaires étrangères.

L’ambassadeur d’Arabie saoudite tentait-il de ranimer le conflit en dénonçant, quelques jours plus tard sur une chaîne de télévision locale, des pressions qataries pour que Karim Wade, fils banni à Doha de l’ex-président sénégalais Abdoulaye Wade, revienne à Dakar ? Reste que l’asile a été offert par Doha au terme d’un accord, au grand soulagement des autorités sénégalaises, que l’intéressé observe une stricte réserve et que le plan dénoncé semble peu probable.

Rumeurs et démentis

Dans cette effervescence diplomatique, les rumeurs les plus officielles sont allées bon train. À Maurice, le ministre des Terres et du Logement, Showkutally Soodhun, publiait, le 5 juin, un communiqué annonçant que son pays soutenait pleinement l’initiative saoudienne. Il était démenti dans la journée par le ministère des Affaires étrangères. Autre évolution diplomatique, mais inverse à la main tendue sénégalaise, celle du Tchad, qui s’est enhardi contre le Qatar.

Le 8 juin, N’Djamena rappelait son ambassadeur à Doha « pour consultation ». Mais le 23 août, un communiqué des Affaires étrangères annonçait la fermeture du poste diplomatique en évoquant « l’implication continue de l’État du Qatar dans les tentatives de déstabilisation du Tchad depuis la Libye ». Officiellement, ce durcissement est entraîné par la persistance des Qataris à aider des groupes armés de l’opposition tchadienne présents en Libye.

Argument financier

Le 18 août, un accrochage entre l’armée tchadienne et un convoi allant de la Libye au Darfour a fait plusieurs morts dans les rangs de la troupe. « Nos services de renseignements ont les preuves qu’un convoi de Toyota a été acheminé par Doha au port de Misrata pour être livré à nos opposants », ajoute un diplomate tchadien.

« Les Saoudiens sont présents depuis des années avec des investissements très importants, quand il n’y a pas une case qatarie à N’Djamena », concède un diplomate tchadien.

Autre accusation, celle de soutenir financièrement et militairement les menées hostiles d’un autre opposant hébergé au Qatar, Timan Erdimi, neveu du président Idriss Déby Itno. « L’opposant de Doha veut déposer Déby, mais n’a aucun soutien du Qatar et son exil avait l’accord de N’Djamena. Quant aux Tchadiens en Libye, ils sont plutôt liés à Haftar, la bête noire du Qatar : les Tchadiens ont une thèse à défendre », commente un chercheur proche du dossier, qui recommande de s’intéresser aux dividendes récoltés par le Tchad lors des récentes conférences pour sa reconstruction.

Lors d’une première édition du 6 au 8 septembre à Paris, les Émirats arabes unis, à l’avant-garde du Quartet, lui ont obtenu 1,8 milliard d’euros de la part de bailleurs financiers. Généreux, les Émiratis en profitaient pour organiser une autre conférence cinq jours plus tard à Abou Dhabi qui rapportait quelques millions de plus à N’Djamena. La puissance de l’argent, ou la nécessité du développement, auraient-elles dicté la radicalisation antiqatarie du Tchad ? « Les Saoudiens sont présents depuis des années avec des investissements très importants, quand il n’y a pas une case qatarie à N’Djamena », concède le diplomate tchadien.

Printemps arabes

L’œuvre souterraine de la diplomatie du portefeuille, que les billets viennent d’un camp ou de l’autre, est vue comme le nerf de la guerre qui se livre dans le secret des chancelleries africaines. Arme lourde de la puissance saoudienne, la Banque islamique de développement cumule 45 milliards de dollars sur le continent. Bien que très inférieurs, les investissements du Qatar restent ponctuellement importants, et ses aides sont convoitées. Les milliards de dinars qataris et saoudiens promis lors de la conférence d’investisseurs Tunisia2020 motivent-ils le silence prudent de Tunis ? Le dépôt de 1,2 milliard de dollars qatari en 2014, puis de 1 milliard saoudien en 2015, a-t-il déterminé la position médiane du Soudan ?

Ouvert à tous, le Qatar se retrouve hôte d’opposants et bannis de partout : le Tunisien Sakhr el-Materi, le Tchadien Timan Erdimi, le Sénégalais Karim Wade…

Si elles ont pesé sérieusement dans la balance, les liasses de pétrodollars n’expliquent pas tout. Des pays déjà hostiles au Qatar n’ont pas besoin d’incitations pour se rallier à l’initiative prise par le Quartet. À s’être impliqué partout depuis 1995, l’émirat a séduit comme il a fâché. Conquérant avec Al-Jazira les opinions nationales, il a outré les pouvoirs locaux. Ouvert à tous, il se retrouve hôte d’opposants et bannis de partout : le Tunisien Sakhr el-Materi, le Tchadien Timan Erdimi, le Sénégalais Karim Wade, l’Égyptien Youssef al-Qaradawi…

Pendant les Printemps arabes, son soutien aux oppositions, notamment aux islamistes un temps gagnants, l’a rendu suspect. Depuis janvier 2012 et une violente dispute entre le président mauritanien Ould Abdelaziz et l’émir Hamad du Qatar, l’ambiance entre les deux États est exécrable. La rupture a été prononcée le 5 juin par Nouakchott. En Libye, le gouvernement de l’Est – non reconnu et fidèle au général Haftar, qui combat avec l’aide émiratie et égyptienne les alliés du Qatar à l’Ouest – a annoncé la même décision, bien qu’aucune relation n’ait jamais existé.

 Le régime égyptien du maréchal Sissi, qui traque impitoyablement les Frères musulmans bienvenus au Qatar, n’a pas dû se faire prier pour rallier ses généreux amis du Golfe

Et le régime égyptien du maréchal Sissi, qui traque impitoyablement les Frères musulmans bienvenus au Qatar, n’a pas dû se faire prier pour rallier ses généreux amis du Golfe. Arabes, Africains et musulmans, deux États en première ligne du conflit ont eu un geste rare, sur le continent, pour leur frère assiégé. « Les Algériens, qui ont pour axiome la non-ingérence, ont rempli leur mission en restant à distance. Mais ils ont envoyé au Qatar un avion de dattes dès les premiers jours… Tout un symbole », rappelle le spécialiste du monde arabe Hasni Abidi.

Vacances au Maroc

Le Maroc, plus proche de la monarchie saoudienne que de l’émirat, a également choisi de ne prendre position ni pour l’un ni pour l’autre. Le pouvoir aurait pu être tenté de répliquer à la couverture, militante à ses yeux, des manifestations du 20 février 2011, en plein Printemps arabe, par Al-Jazira. Mais le gouvernement a également dépêché un avion d’aide alimentaire au Qatar sous embargo, « geste d’entraide entre peuples islamiques » sans rapport avec les « aspects politiques de la crise », a déclaré la diplomatie chérifienne le 13 juin.

Peut-être Riyad ne l’a-t-elle pas entendu de cette oreille. Le 14 juin, la chaîne à capitaux saoudiens Al Arabiya diffusait un reportage mettant en doute la marocanité du Sahara occidental, contraire à la position constante de la diplomatie saoudienne. « Ce qui est remarquable, c’est que l’ennemi algérien sur cette question n’a rien relevé, sentant l’intention et montrant une rare concordance de vue avec Rabat », comment Hasni Abidi.

S’il y a eu affaire, elle a été vite oubliée, et le roi Salman d’Arabie est revenu cet été dans son palais de Tanger pour de longues vacances. À 400 km au sud, l’émir Tamim du Qatar y possède son propre palais. S’il était venu cet été, le Maroc aurait peut-être tenu l’occasion, en médiateur efficace, d’extraire ses frères africains de l’inconfort où les a jetés la guerre des nerfs du Golfe arabe.

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