Qatar – Mohammed Ibn Abderrahmane Al Thani : « Ceux qui ont cédé ont fait l’objet d’un chantage »

Sur le continent, le petit émirat du Qatar se trouve isolé. Tout en saluant les rares États qui n’ont pas suivi Riyad, son chef de la diplomatie, Mohammed Ibn Abderrahmane Al Thani dénonce les manœuvres du Quartet pour rallier les autres à sa cause.

Le chef de la diplomatie du Qatar, Mohammed Ibn Abderrahmane Al Thani lors de l’entretien, à Paris, le 25 septembre. © Abdulla Alemadi

Le chef de la diplomatie du Qatar, Mohammed Ibn Abderrahmane Al Thani lors de l’entretien, à Paris, le 25 septembre. © Abdulla Alemadi

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 12 octobre 2017 Lecture : 7 minutes.

L’émir du Qatar, Sheikh Tamim bin Hamad Al-Thani, lors d’une visite au roi Salman d’Arabie saoudite, le 17 février 2015 à Riyad. © AP/SIPA
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Crise du Golfe : l’Afrique au centre du conflit entre le Qatar et l’Arabie saoudite

Depuis quatre mois, le continent se retrouve au centre du conflit entre le Qatar, d’un côté, et le Quartet antiterroriste, de l’autre. Entre promesses et pressions, la monarchie saoudienne et son allié émirati y ont lancé un véritable rouleau compresseur diplomatique… Enquête.

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L’amertume le dispute à la colère quand Mohammed Ibn Abderrahmane Al Thani, 36 ans, économiste, apparenté à la famille régnante et ministre qatari des Affaires étrangères, évoque les quatre pays frères qui imposent un blocus au petit émirat depuis le 5 juin comme les États qui les ont suivis, pour la plupart africains. Proche de Doha, Paris est devenu une escale privilégiée du marathon diplomatique qatari.

Le 15 septembre, le président Macron, qui recevait l’émir Tamim, appelait à la levée des mesures d’embargo « le plus rapidement possible ». Dix jours plus tard, à l’Institut français des relations internationales (Ifri), le diplomate en chef est venu exprimer sa position devant un auditorium comble. Jeune Afrique l’a rencontré dans sa suite du Royal Monceau, l’une des propriétés parisiennes de l’émirat.

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Jeune Afrique : Quatre mois après le début de la crise, comment interprétez-vous les attaques du Quartet antiterroriste (ATQ), constitué de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis, de Bahreïn et de l’Égypte, qui vous accuse de financer le terrorisme ?

Mohammed Ibn Abderrahmane Al Thani : C’est une trahison. Un coup de couteau dans le dos de la part de gens que vous considériez comme des amis. Leur objectif est de déstabiliser notre régime afin de le changer et de prendre en otage notre souveraineté. La vraie question dans cette affaire n’est pas le terrorisme. Ils n’ont aucun élément sur lequel fonder leurs accusations.

C’est la partie non légitime de la Libye qui s’est alignée sur le Quartet

Dans ce dossier, l’Afrique est prise en otage. Six pays du continent ont officiellement pris position pour l’ATQ…

Non, cinq. Certains considèrent que la Libye fait partie de ces pays. Mais, en réalité, c’est la partie non légitime qui s’est alignée sur le Quartet. La partie légitime, à Tripoli, nous soutient.

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Reste qu’aucun État africain ne s’est positionné clairement en votre faveur…

L’émir s’est entretenu cinq ou six fois avec le président de l’Union africaine, Alpha Condé. Mais le Quartet a mobilisé tous ses fonctionnaires sur le continent dès le début du blocus. Ils veulent pousser les États africains à adopter les mêmes mesures qu’eux. La plupart ont résisté et sont restés fidèles aux principes du droit et de l’ordre international. Ceux qui ont cédé ont été l’objet de chantage ou se sont vu offrir de fortes sommes d’argent.

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Avez-vous des exemples ?

Nous avons été le premier État arabe à nous implanter aux Comores. Nous les avons soutenus politiquement et dans leurs projets de développement. Ils ont soudainement changé de position à cause de l’offre qui leur a été faite. Et la Somalie a subi des représailles pour ne pas avoir obéi : des aides humanitaires ont été supprimées, et certains hommes politiques somaliens ont été victimes de chantage. Malgré tout, le gouvernement a tenu bon.

Djibouti soutient le blocus. Est-ce pour cela que vous avez décidé de retirer vos troupes de maintien de la paix, positionnées à la frontière avec l’Érythrée ?

À Djibouti, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont une position très forte, avec le port de Doraleh et prochainement une base militaire. Lorsque ce pays a décidé de s’aligner sur eux, nous avons en effet retiré nos forces de maintien de la paix. Et dans les douze heures qui ont suivi, le territoire a ainsi été évacué par les troupes érythréennes. On voit très bien, dans ce cas précis, comment cette crise affecte le continent.

 Les pays qui s’alignent sur le Quartet se dressent contre le Qatar, une nation souveraine

Le Sénégal a d’abord rompu avec vous, avant d’assouplir sa position. Comment expliquez-vous cette évolution ?

Je ne sais pas quelles promesses le Sénégal avait reçues, mais nous avons été clairs : les pays qui s’alignent sur le Quartet se dressent contre le Qatar, une nation souveraine, et se prononcent en faveur du changement de régime que veulent nous imposer nos agresseurs. Dakar a fini par se rendre compte qu’il avait pris la mauvaise décision. Le président sénégalais, Macky Sall, a expliqué à l’émir qu’il avait été trompé et qu’il voulait réinstaller son ambassadeur à Doha.

Le fait que l’ancien ministre Karim Wade se soit réfugié à Doha après sa libération en juin 2016 a-t-il pu nuire à vos relations avec Dakar ?

Non. L’affaire Karim Wade a été traitée comme une affaire humanitaire, avec l’approbation du gouvernement sénégalais. Jamais nous ne serions intervenus sans son autorisation.

La position tchadienne a aussi évolué, mais dans le sens contraire…

Nous avions les meilleures relations avec Idriss Déby Itno jusqu’en juin. Et le voilà qui nous accuse de soutenir l’opposition pour déstabiliser son régime ! Ainsi, nous aiderions d’une part l’opposition armée tchadienne basée en Libye, alors que celle-ci se bat aux côtés du général Haftar, que nous n’avons jamais soutenu. Et nous financerions d’autre part Timan Erdimi, un chef rebelle réfugié à Doha, alors que nous l’avons accueilli dans le cadre d’un accord de paix au Darfour entre le Tchad et le Soudan !

Il est sous notre surveillance, et nous nous assurons qu’il ne mène aucune activité politique. Si le gouvernement tchadien avait connaissance du contraire, il fallait nous le dire pour que nous prenions des mesures. Je pose par ailleurs cette question : pourquoi le Tchad, peu de temps après avoir déclaré son soutien au Quartet, a-t-il obtenu une conférence pour sa reconstruction aux Émirats arabes unis ?

En Tunisie, l’expulsion récente du prince et opposant marocain Moulay Hicham a été mise sur le compte de vos adversaires. Il s’agirait d’une mesure de représailles en raison des liens qu’il entretiendrait avec le Qatar…

Nous n’avons aucune relation avec Moulay Hicham et aucune idée de ce qui a pu se passer. Nous avons de très bons rapports avec le président tunisien, et ce pays est l’exemple de notre efficacité en matière de lutte contre l’extrémisme : grâce au fonds pour la jeunesse que nous avons créé dans ce pays, 20 000 Tunisiens ont trouvé un emploi. Ceux-ci ne prendront pas la route du jihad, alors que les Tunisiens constituent le premier contingent étranger dans les rangs des groupes terroristes. Nos adversaires, eux, poussent les gens à la radicalisation puis les combattent.

Nous ne recourons pas à la diplomatie des mallettes, mais à celle du développement

Pourquoi le Gabon, éloigné géographiquement et peu concerné par le jihadisme, s’est-il aligné sur le Quartet ?

C’est sans doute le résultat d’un marché. Certains États sont dans le besoin, et on ne peut pas les blâmer de céder à la tentation, mais la communauté internationale doit condamner les corrupteurs.

Le Qatar n’utilise-t-il pas également son argent pour servir sa diplomatie ?

Nous ne recourons pas à la diplomatie des mallettes, mais à celle du développement. Bien sûr, cela renforce nos liens avec d’autres pays. Mais regardez l’exemple des Comores : cela ne nous a été d’aucun bénéfice.

Autre pays hostile au Qatar, la Mauritanie…

Oui. Pourtant, depuis l’accession du Cheikh Tamim à la tête de notre État, il y a eu plusieurs visites officielles de part et d’autre. Aucun problème ne transparaissait. En réalité, nous pensons que la position mauritanienne dans cette crise a été motivée par les dernières opérations diplomatiques du Quartet.

À l’inverse, le Maroc, pourtant proche de l’Arabie saoudite, vous a aidé. Cela vous a surpris ?

Non. Les Marocains ont toujours été des partenaires fiables. Le pouvoir à Rabat sait que cette crise est sans fondement et il constitue un médiateur précieux.

On a souvent accusé le Qatar de financer indirectement des groupes terroristes au Sahel, via des fondations humanitaires. Qu’en dites-vous ?

À une seule occasion, une donation du Croissant rouge qatari est tombée dans de mauvaises mains. C’était une erreur, et rien n’est venu prouver un quelconque double jeu. Le Qatar ne fait rien pour déstabiliser le Sahel. Au contraire, nous avons négocié l’accord entre Toubous et Touaregs en Libye du Sud et l’accord de paix au Darfour – nous nous sommes engagés à apporter 500 millions d’euros pour sa reconstruction.

Certaines de vos ONG privées ne sont-elles pas liées à des groupes extrémistes du Sahel ?

Non. Dans cette région, le Niger nous a d’ailleurs demandé dès le début du blocus de ne pas fermer nos agences caritatives, bien qu’il ait lui aussi cru bon de réduire sa représentation diplomatique à Doha.

Al-Jazira, chaîne financée par le Qatar et très critiquée au Maghreb, a dû fermer ses bureaux en Égypte. N’avez-vous pas joué avec le feu, notamment lors des Printemps arabes ?

Al-Jazira est une agence de presse indépendante, financée par le gouvernement mais sur le même modèle que le réseau BBC, au Royaume-Uni. Ses informations présentent différents points de vue. C’est cela qui effraie certains à Alger, Rabat ou Nouakchott, à tort.

Précision

JA a tenté, en vain, d’obtenir un entretien avec un responsable de la diplomatie saoudienne pour qu’il puisse réagir aux accusations du ministre qatari. Contacté à plusieurs reprises, l’ambassadeur d’Arabie saoudite en France, Khalid Bin Mohammad Al Ankary, nous a fait dire qu’il était « trop occupé » pour répondre à nos questions.

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