Audit : des géants sur le banc des accusés

Le Guptagate, scandale politico-économique qui éclabousse KPMG en Afrique du Sud, relance le débat sur certaines pratiques, jugées douteuses, des Big Four.

Manifestation du mouvement Black First Land First, devant les bureaux de KPMG, à Johannesburg, le 28 septembre. © GULSHAN KHAN/AFP

Manifestation du mouvement Black First Land First, devant les bureaux de KPMG, à Johannesburg, le 28 septembre. © GULSHAN KHAN/AFP

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© Vincent Fournier pour JA Patrick Smith est le rédacteur en chef de The Africa Report, un magazine mensuel qui se concentre sur la politique et l’économie en Afrique. © DR

Publié le 16 octobre 2017 Lecture : 7 minutes.

KPMG, le géant britannique de l’audit, est-il en train de vivre ses dernières heures en Afrique du Sud ? Pendant quinze ans, sa filiale locale a connu une croissance rapide et une influence politique exceptionnelle grâce à des contrats avec des sociétés parmi les plus importantes du pays, comme Linkway et Oakbay, détenues par la famille Gupta, elle-même proche de Jacob Zuma, le président sud-africain.

Puis est arrivé en juin un tsunami provoqué par la divulgation d’e-mails internes des entreprises Gupta mettant en évidence la participation de KPMG South Africa dans des transferts financiers illicites et dans une campagne politique visant à dénigrer l’ex-ministre des Finances Pravin Gordhan. La chute du cabinet international a alors été soudaine dans le pays. Et la colère provoquée par les révélations sur les mauvaises pratiques de ce cabinet à la renommée mondiale ne cesse de monter.

« Les actions de ce cabinet d’audit ont fait perdre à l’Afrique du Sud des dizaines de milliards de dollars à travers l’abaissement de la note du pays », affirme Iraj Abedian

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Des organisations et des personnalités appellent depuis les grandes entreprises du pays à boycotter KPMG. Parmi eux, Iraj Abedian, l’un des économistes les plus en vue d’Afrique du Sud, est en première ligne. Il a lui-même démissionné de son poste d’administrateur chez Munich Re en raison du refus du réassureur de couper ses liens avec le cabinet international. « Nous ne parlons pas simplement d’incompétence, mais surtout des actions de ce cabinet d’audit qui ont fait perdre à l’Afrique du Sud des dizaines de milliards de dollars à travers l’abaissement de la note du pays, la perte de confiance des investisseurs et la dégradation de la gouvernance financière », affirme Iraj Abedian à Jeune Afrique.

Au moins quatre clients parmi lesquels le gestionnaire d’actifs Sygnia ont déjà rompu avec le mastodonte britannique de l’audit, et plusieurs autres entreprises importantes (Barclays Africa, Nedbank ou encore Investec) ont déclaré publiquement qu’elles envisageaient de rompre avec la filiale sud-africaine de KPMG. La célèbre agence de relations publiques britannique Bell Pottinger en a fait l’amère expérience.

Le groupe, accusé d’avoir organisé une campagne de communication raciste pour le compte des Gupta [après avoir qualifié les détracteurs de la relation Gupta-Zuma de Blancs qui détiennent le monopole sur les capitaux], a été exclu de l’Association professionnelle britannique du secteur des relations publiques, a perdu d’importants clients et a annoncé sa mise en vente.

« Une grande opacité autour des activités des Big Four »

Une perspective similaire pour KPMG South Africa inquiète la SARB, la banque centrale du pays, car si la filiale sud-africaine de l’auditeur venait à disparaître, le pays ne compterait plus que trois cabinets (EY, Deloitte et PwC) ayant les ressources nécessaires pour auditer les cinq plus grandes banques. Ce qui rendrait difficile le respect de la réglementation, qui prévoit que les grands établissements financiers soient audités par deux cabinets différents.

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Au cœur du système financier mondial, les « Big Four » (Deloitte, EY, KPMG et PwC) agissent comme des « quasi-régulateurs », estiment Richard Murphy et Saila Naomi Stausholm, auteurs d’une enquête publié en juillet sur ces grands cabinets. Dans un rapport qu’ils ont rédigé dans ce cadre, les deux chercheurs relèvent un paradoxe : alors que leurs audits sont censés attester de la fiabilité des comptes des grandes entreprises, les Big Four jouissent d’une « grande opacité autour de leurs propres activités ».

Notamment autour de tout ce qui ne concerne pas l’audit mais qui génère des revenus importants. Sur les 125 milliards de dollars de revenus (118 milliards d’euros) que ces groupes ont engrangés en 2016, plus de la moitié (77 milliards) provenait ainsi du conseil aux entreprises et des services en matière de gestion fiscale.

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Un risque de conflit d’intérêts

C’est le fâcheux mélange des genres qui consiste chez ces grands cabinets à être à la fois auditeur et conseil en matière fiscale d’une même entreprise qui inquiète au plus haut point l’économiste Iraj Abedian. « Il y a un grand risque de conflit d’intérêts », soutient celui qui est aussi le directeur général de Pan-African Investment & Research Services. « Depuis le scandale Enron, la réglementation [la loi Sarbanes-Oxley notamment] est devenue très stricte, rétorque cependant le représentant de l’une de ces grandes compagnies d’audit en Afrique de l’Ouest.

Inscrite dans les règlements intérieurs de toutes les grandes compagnies, elle impose une séparation nette entre ces deux activités. On ne peut pas être à la fois commissaire aux comptes d’une entreprise et son conseil financier, fiscal ou en stratégie », affirme notre source. Reste que les spécialistes de l’audit ne semblent pas toujours respecter ces règles, comme cela a été le cas en Afrique du Sud. Ainsi la filiale sud-africaine de KPMG, commissaire aux comptes du groupe Gupta, a-t‑elle aidé à structurer les entreprises de celui-ci, en particulier les activités dans le commerce de pierres précieuses établies à Dubaï, pour leur éviter de payer des taxes en Afrique du Sud.

Des tensions entre le président et son ministre des Finances Pravin Gordhan

D’après Iraj Abedian, KPMG a été un « facilitateur efficace » des flux financiers illicites contre l’esprit de la loi. D’après les documents qui ont fuité dans la presse, le cabinet a ainsi autorisé l’une des entreprises détenues par la famille Gupta à traiter le financement d’un mariage (3 millions de dollars) auquel étaient invités des cadres de KPMG South Africa comme des dépenses commerciales.

Dans ce contexte, des tensions sont nées entre le président et son ministre des Finances Pravin Gordhan. Devenu très critique à l’égard des Gupta, qui utilisaient leur relation d’amitié avec Jacob Zuma pour gagner des marchés publics estimés à des milliards de rands, celui qui avait déjà détenu ce portefeuille de 2009 à 2014 fut limogé en mars de cette année.

Son successeur commandita une enquête à… KPMG, qui rédigea un rapport – qui sera finalement retiré – visant à décrédibiliser la cellule d’investigation qu’il avait mise sur pied au sein de la South African Revenue Services (SARS, service des impôts) pour traquer les agissements des Gupta et de la famille de Jacob Zuma.

Une rupture entre la maison et la filiale ?

Alors que sa filiale sud-africaine est désormais au cœur d’une violente tempête, KPMG International tente tant bien que mal de restaurer son image dans le pays. Il a lancé une enquête interne et renvoyé la plupart des principaux dirigeants de sa filiale sud-africaine, dont ceux jugés proches de la famille Gupta. Il prévoit également de recruter un juriste expérimenté pour mener une autre enquête, externe. Parachuté directeur des opérations dans le pays, Andrew Cranston a concédé lors d’une conférence de presse le 15 septembre que la filiale avait « manqué à ses propres normes », mais a insisté : « Nous n’avons trouvé aucune preuve d’actes illégaux ou de corruption de la part des employés ou des partenaires de notre cabinet. »

Quant à Nhlamu Dlomu, la nouvelle directrice générale de KPMG en Afrique du Sud, elle semble déterminée à sortir l’entreprise de cette turbulence, mais la mission paraît presque impossible. Citée par le Financial Times, elle assure cependant que « KPMG International s’est engagé à continuer de soutenir pleinement KPMG South Africa aussi longtemps que cela sera nécessaire pour rétablir la confiance ». Il faut dire que la question d’une éventuelle rupture entre la maison et sa filiale commence à se poser dans le milieu des affaires.

La responsabilité de KPMG à Londres

Dans leur enquête sur les Big Four, Murphy et Stausholm rappellent que, dans le cadre de la réglementation, ces grands cabinets s’étaient engagés à être des entreprises mondialement intégrées, avec des organismes de gestion centralisés. Mais une analyse approfondie montre qu’ils ne sont pas unis par un actionnariat commun mais par des arrangements contractuels pour appliquer des normes communes sous un même nom. Un tel système est conçu pour réduire les risques juridiques et réglementaires, ce qui soulève la question de la responsabilité de KPMG à Londres dans ce qui se passe avec ses partenaires sud-africains.

Les Big Four, des “comptables de fortune” ?

George Rozvany, un ancien d’Ernst & Young (aujourd’hui EY), PwC et Arthur Andersen, estime ainsi qu’on assiste à un lent déclin des normes de l’audit : « Les Big Four, sous un manteau d’illusion à la Raspoutine, se sont écartés de leur rôle originel et essentiel de vérificateur des comptes financiers pour toutes les parties prenantes pour se transformer en “comptables de fortune”, simplement en représentant la position comptable des multinationales et en développant des pratiques agressives d’évitement des impôts », a déclaré Michael West, le meilleur expert australien en matière de prix de transfert.

Les analystes financiers africains tel Jude Fejokwu  plaident ainsi pour que tous les États africains créent un système de commissions de surveillance comptable sur le modèle de celui des États-Unis.

Des affaires qui se multiplient

African Bank Investments Limited (Abil)

En Afrique du Sud, après l’effondrement de cette société de gestion d’actifs en 2014, certains de ses actionnaires ont accusé Deloitte d’avoir volontairement omis de signaler dans leur rapport d’audit des pratiques comptables « peu orthodoxes » au sein d’Abil. L’affaire est encore devant la justice.

Cadbury Nigeria

Le scandale qui a plombé ce géant de l’industrie agroalimentaire en octobre 2006 est souvent comparé à celui d’Enron aux États-Unis. Pendant plusieurs années, ses dirigeants ont délibérément surévalué la situation financière de l’entreprise pour préserver ses performances boursières. Akintola Williams Deloitte (AWD), alors auditeur externe de l’entreprise, a été accusé de n’avoir pas réussi à scruter les rapports financiers de Cadbury avec rigueur et professionnalisme.

Uchumi Supermarkets

Au Kenya, la Cour suprême a autorisé au début de cette année l’Autorité des marchés financiers (CMA) à mener des enquêtes sur EY, qui a été accusé d’avoir validé les comptes d’Uchumi pour les exercices 2010 à 2014 alors qu’ils contenaient des informations trompeuses.

Haco Tiger Brands

En 2015, PwC a été mis en cause au Kenya dans une affaire de fraude comptable portant sur un montant de 879 millions de shillings. L’Institute of Certified Accountants of Kenya avait reproché au cabinet d’audit d’avoir failli à détecter de grossiers et illégaux ajustements financiers.

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