Cinéma : faut-il aller voir Detroit ?

Il y a tout juste cinquante ans, les émeutes de 1967, à Detroit, firent 43 morts et plus de 1 000 blessés. Parmi les morts, 33 étaient des Africains-Américains et 24 d’entre eux furent abattus par des policiers ou des soldats de l’Army National Guard. L’Américaine Kathryn Bigelow a choisi de raconter leurs histoire dans un film, dans les salles françaises mercredi 11 octobre. Qu’en penser ? Jeune Afrique a confronté deux avis.

Le film Detroit évoque les émeutes de juillet 1967 dans la ville du Michigan mais se focalise assez rapidement sur le fait divers sanglant de l’Algiers Motel. © Mars Distribution

Le film Detroit évoque les émeutes de juillet 1967 dans la ville du Michigan mais se focalise assez rapidement sur le fait divers sanglant de l’Algiers Motel. © Mars Distribution

NICOLAS-MICHEL_2024 leo_pajon Renaud de Rochebrune

Publié le 11 octobre 2017 Lecture : 7 minutes.

En s’attaquant à cette histoire d’autant plus douloureuse qu’elle fait écho à l’actualité récente, la réalisatrice à succès Kathryn Bigelow – elle est notamment connue pour avoir réuni Patrick Swayze et Keanu Reeves dans Point Break, en 1991 – savait pertinemment où elle mettait les pieds.

Qu’elle ait choisi de traiter ce sujet ne saurait surprendre ceux qui connaissent son cinéma ; fascinée par la question de la violence, elle est aussi l’auteure de Démineurs (oscars du meilleur film et du meilleur réalisateur en 2010), sur la guerre en Irak, et de Zero Dark Thirty, sur la traque et l’exécution d’Oussama Ben Laden.

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Inspiré des émeutes de juillet 1967

Pourtant, ses choix esthétiques et politiques suscitent des points de vue bien différents. Jusque dans les colonnes de Jeune Afrique, dont la rédaction est partagée. Alors, pour ou contre Detroit ? À vous de décider.

Pour (par Léo Pajon)

Un chef-d’œuvre de chair et de sang

Le film s’ouvre sur une descente de police, le 23 juillet 1967, dans un rade illégal, le Blind Pig, d’un quartier noir de Detroit, le Near West Side. L’opération se déroule d’abord sans accroc. Mais des fourgons tardent à arriver pour embarquer les suspects. Les agents, de plus en plus nerveux, ont des gestes violents. La foule assistant impuissante aux arrestations fait monter la pression. Cris, insultes… un bourdonnement de plus en plus insupportable secoue les tympans. Éclairs lumineux. Bing ! Une vitrine est brisée. Le ballet sanglant peut commencer.

De véritables clichés et séquences télé des émeutes

Detroit commence dans le bruit et la fureur comme un film policier, puis s’oriente vers la fresque historique. Mais l’esthétique, elle, saisit d’emblée le spectateur par le col, en évoquant les reportages de guerre des années 1960. Caméra au poing, misant sur des couleurs désaturées rappelant les photos d’époque, la réalisatrice américaine Kathryn Bigelow brouille d’autant plus les pistes temporelles qu’elle incruste de véritables clichés et séquences télé des émeutes dans son film.

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Bondissant habilement d’une courte séquence à une autre, elle peint par petites touches la ville sombrant inéluctablement dans le chaos. Dans un théâtre, après le passage sur scène de Martha & the Vandellas (interprétant opportunément Nowhere to Run), un groupe de soul doit renoncer à un concert tandis que la rue s’embrase. Un policier qui poursuit un pillard lui tire deux balles dans le dos. Une enfant à une fenêtre est confondue avec un sniper et abattue par l’armée…

De la grande histoire aux trajectoires personnelles

Progressivement, donc, la grande Histoire mène à une foule de petites trajectoires personnelles qui vont finir, pour certaines, par se heurter. Bigelow a soigneusement choisi le lieu de la collision : il s’agit de l’Algiers Motel, où, durant la nuit du 25 au 26 juillet, se déroule l’un des épisodes (véridiques) les plus choquants des émeutes. On accompagne une poignée de clients de l’établissement qui seront soumis à un interrogatoire sadique… et mortel pour certains.

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Ce troisième acte est particulièrement puissant, voire épuisant pour le spectateur tant il joue avec les nerfs. C’est lui qui occupe la majeure partie de ce film long (2 h 23) mais jamais longuet où le fait divers de l’Algiers Motel fonctionne comme une parabole sanglante des événements de Detroit (justifiant de ce fait le titre du long-métrage).

La violence raciale de l’intérieur

C’est en fait sur le resserrement de l’espace et la dilatation du temps que joue la réalisatrice pour composer son éprouvant huis clos. On était dans une ville, on a suivi des foules, voilà que la caméra filme à fleur de peau, à hauteur d’homme et de femme : les gouttes de sueur, les regards terrorisés, les tremblements, les souffles qui s’accélèrent…

L’interrogatoire, qui semble capté en temps réel, fait monter crescendo l’intensité dramatique. Bigelow enfonce le clou, épais comme un pieu, lentement mais sûrement. Douloureux, certes. Mais on partage du coup le sort, la terreur, des otages de l’Algiers Motel… et l’on ressent la violence raciale de l’intérieur, comme jamais auparavant.

Un travail de documentation impressionnant

Pourtant, s’il montre un policier raciste et violent, Philip Krauss (interprété par l’acteur britannique Will Poulter), le récit de Bigelow n’est jamais manichéen. Peut-être parce que la réalisatrice et son scénariste Mark Boal (qui avait déjà collaboré à Démineurs et à Zero Dark Thirty) ont réalisé un impressionnant travail de documentation, interviewant des dizaines de participants aux émeutes et s’entourant de plusieurs rescapés du motel, devenus consultants sur le tournage.

Detroit se voulait une réponse aux événements survenus à Ferguson en 2014. En posant un regard juste et sans concession sur la haine raciale et ses conséquences en 1967, Kathryn Bigelow tend à l’Amérique un miroir d’une implacable netteté la renvoyant à ses vieux démons.

Des policiers arrêtent des « suspects » dans une rue de Detroit, le 25 juillet 1967. © AFP

Des policiers arrêtent des « suspects » dans une rue de Detroit, le 25 juillet 1967. © AFP

Contre (par Renaud de Rochebrune)

Interdit de penser

Immense succès aux États-Unis depuis l’été dernier, Detroit a suscité dès sa sortie une vaste polémique. On peut en être surpris puisque ce film plébiscité par le grand public avait tout pour être bien accueilli par la majorité de la critique. Quoi de plus louable que la dénonciation d’une terrible bavure policière ayant provoqué la mort de trois Africains-Américains abattus de sang-froid – ainsi que la séquestration assortie de torture de quelques autres ­– au cours d’une véritable nuit d’horreur dans un motel ? Le tout sur fond d’« émeutes raciales », comme on disait à l’époque, dans l’État du Michigan, en juillet 1967 ?

Un geste artistique d’autant plus remarquable qu’il est le fait d’une femme, alors qu’il n’y a pas tant de réalisatrices que cela dans l’Amérique d’aujourd’hui. Et qu’il intervient alors que, ces derniers mois, la multiplication des « exécutions » de Noirs par des policiers blancs se sentant à l’abri de la justice ou par des militants « suprémacistes » blancs au pays de Donald Trump a suscité l’essor du mouvement Black Lives Matter (« la vie des Noirs, ça compte »).

Des objections « morales » à multiples facettes

Pourquoi Detroit et sa réalisatrice, Kathryn Bigelow, ont-ils donc été accusés d’être « irresponsables » voire coupables de « faillite morale » par tant de commentateurs, jusque dans les colonnes de l’illustre New Yorker, peu suspect d’être frileux ou trop « politiquement correct » ?

On a fait un procès en illégitimité à la cinéaste – un tel sujet devait-il être traité par une cinéaste blanche ? – qui n’a certes guère de raison d’être. On a par ailleurs accusé celle-ci de mettre de l’huile sur le feu, tout en profitant commercialement de la situation, à un moment où les tensions raciales sont fortes.

Des objections « morales » à multiples facettes qui ne sont guère convaincantes. Un projet de film met trop de temps – des années – à être finalisé pour que l’on sache à l’avance dans quel contexte, dans quel « air du temps » l’œuvre sera projetée. Et de toute manière, vieux débat, nul n’a jamais pu prouver un quelconque lien entre ce qu’on voit sur le grand écran et le comportement des spectateurs quand il s’agit de violence.

Sur le mode du film de guerre

Alors, un mauvais procès face à un long-métrage salutaire, de surcroît bien joué, sans concessions à la psychologie et au pathos ? Certainement pas, nous semble-t‑il, mais pour une tout autre raison. Si le film de Kathryn Bigelow est si efficace et a bénéficié des faveurs d’un large public, cela tient avant tout à la façon dont il est réalisé.

Racontant l’« affaire » du motel Algiers sur le mode du thriller ou du film de guerre voire, en exagérant à peine, à la manière d’un jeu vidéo à forte tendance sadomasochiste, la cinéaste convoque les plus bas instincts du public, qui sera plus enclin à jouir du spectacle comme c’est le cas face à un bon film d’horreur qu’à s’indigner ou, encore moins, à réfléchir, même a posteriori, sur l’histoire vraie qu’on lui a montrée.

 Le degré zéro de la réflexion

Impossible – pour ne pas dire interdit – de penser quand une succession ininterrompue de scènes insupportables n’autorisant jamais à prendre le moindre recul ne peut que laisser groggy, et pour longtemps, le plus insensible des spectateurs. Évidemment, tout le monde sera d’accord en sortant de la salle : il est scandaleux que les policiers de Detroit aient agi comme d’ignobles racistes ultraviolents et sadiques.

Autrement dit le degré zéro de la réflexion et le degré maximum de confort moral alors même que le sujet se prêtait plus que tout autre à nourrir des débats éthiques, politiques et historiques autrement intéressants sur les causes de ce racisme, sur la violence policière, sur la spécificité (ou non) du « problème noir » dans un ancien pays esclavagiste qui tolère une forte inégalité économique et sociale, sur la résignation à laquelle peut conduire la peur imposée par les puissants de l’heure, etc.

Un succès commercial assuré

Ce film choc a-t‑il le droit d’exister ? Bien sûr. Mais on a aussi le droit de trouver plutôt détestable son style racoleur, autrement dit les choix esthétiques et scénaristiques qui ont présidé à sa mise en scène. On peut vouloir séduire les spectateurs et ne pas tomber dans le didactisme ou la leçon de morale, on peut aussi vouloir les respecter.

Après Zero Dark Thirty, film où la réalisatrice racontait selon le même procédé l’exécution de Ben Laden à la manière d’un western old school avec bons (dans le rôle des longs couteaux, les marines américains, des héros) et méchants (dans le rôle des Indiens, les islamistes, responsables des attentats terroristes du 11 Septembre) sans réflexion aucune, notamment sur la légitimité de la torture pour obtenir des renseignements, Kathryn Bigelow récidive. Succès commercial assuré, hélas.

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