Raoul Peck : « Karl Marx n’est pas plus responsable du goulag que le Coran du terrorisme »
Juste après I Am Not Your Negro, le réalisateur haïtien présente Le Jeune Karl Marx sur les écrans français. Dans la logique d’un engagement artistique et politique qui irrigue toute son œuvre.
Cinéaste engagé s’il en est, Raoul Peck est l’auteur de deux films récents, l’un sur James Baldwin – I Am Not Your Negro – et l’autre sur Karl Marx – Le Jeune Karl Marx –, sortis à quelques mois d’intervalle. Le premier, réalisé à partir du dernier écrit inachevé de l’auteur radical que fut Baldwin, est consacré à trois grandes figures de la cause noire qui étaient de ses amis : Malcolm X, Martin Luther King et Medgar Evers.
Il a fait sensation aux États-Unis, où il a remporté dans les salles un succès peu banal pour un documentaire. Le second, encore sur les écrans, entend prouver à quel point Karl Marx et sa pensée restent modernes, en évoquant sans la moindre langue de bois son parcours au milieu du XIXe siècle, quand, jeune, il rédige avec Engels le Manifeste du parti communiste alors que la révolution industrielle produit déjà ses effets. »
Né à Haïti avant d’aller vivre un temps au Congo fraîchement décolonisé, étudiant pendant plusieurs années en Allemagne, résidant souvent en France et aux États-Unis, ministre de la Culture pendant dix-huit mois à Port-au-Prince, président de la prestigieuse école de cinéma qu’est la Femis, le sexagénaire Raoul Peck a promené sa caméra dans bien des pays et traité de sujets très variés.
Des films d’auteur au contenu fort
Auteur notamment d’un Lumumba qui lui valut la reconnaissance internationale, il a signé plusieurs films sur Haïti, dont L’Homme sur les quais, remarquable fiction sur le duvaliérisme, ainsi qu’un long-métrage marquant sur le génocide rwandais titré Sometimes in April et dont la première eut lieu dans le grand stade de Kigali devant 40 000 spectateurs.
Il a aussi réalisé plusieurs longs-métrages pour la télévision, dont un consacré à l’affaire Grégory Villemin. Qu’il s’agisse d’histoire ou de questions de société, de documentaire ou de fiction, Peck ne tourne que des films d’auteur au contenu fort dont le spectateur ne doit pas sortir indemne. C’est évidemment le cas avec ses dernières réalisations, dont il parle avec passion. Le cinéaste aux multiples projets n’est pas près de s’assagir. Et c’est tant mieux.
Jeune Afrique : Vous réalisez deux films très engagés, l’un inspiré par Baldwin, l’autre sur Marx, sortis en l’espace de quelques mois. Un doublé volontaire ?
Raoul Peck : Mener les deux projets à leur terme a pris une dizaine d’années. Sur une telle durée, on ne peut pas calculer ce qui va se passer, quand l’un et l’autre seront terminés et dans quel ordre ils sortiront. Prenons le cas du film sur Marx. Au départ, une demande d’une télévision, Arte, que j’ai ensuite reprise à mon compte. Sans parler des problèmes de production difficiles à résoudre, la phase de l’écriture a été très longue. Il a été très compliqué de trouver comment aborder une histoire comme celle-ci sans tomber dans l’ornière du biopic habituel.
Il m’est apparu clairement qu’il fallait éviter de raconter la vie entière de celui qui est devenu une icône, ce grand homme qu’on représente barbu et dont se sont emparés des monstres pour commettre leurs crimes en Russie, au Cambodge, en Chine ou ailleurs.
On s’est donc attachés à cerner le parcours du jeune Marx, mais sans organiser le récit autour des seules relations entre lui et son entourage et des émotions qui vont avec. Et sans pour autant réaliser un film didactique sur les débuts du marxisme, qui n’aurait pas intéressé un large public et qui, dans le cadre de l’industrie actuelle du cinéma, dominée par le capital et tournée vers le divertissement, aurait été impossible à financer.
Comment définiriez-vous la solution retenue pour réaliser le tout premier film consacré à Marx ?
Parler de Marx au moment où son combat théorique et politique prend forme, cela suppose de se préoccuper de l’évolution des idées, de montrer comment trois jeunes gens – Marx, sa femme, Jenny, et Engels – ont eu l’ambition de mettre en place quelque chose qui allait changer le monde et comment ils ont réussi à le faire. On a mis beaucoup de temps à comprendre, avec mon coscénariste, Pascal Bonitzer, que la meilleure solution pour construire le scénario consisterait à se concentrer sur les correspondances entre ces jeunes gens.
Nous vivons une période où nos sociétés rejettent l’histoire, la politique, la philosophie, la science
Cela nous a permis de nous tenir à distance des querelles de chapelle qui agitent les experts de Marx et de revenir à la source même de cette histoire, qu’on pouvait dès lors raconter de manière incarnée, drôle, vivante. Car dans les lettres on trouve tout : de la politique, de la théorie, du vécu, de l’humour, de la poésie. Ils parlaient des livres qu’ils lisaient, des personnes qu’ils rencontraient, de leurs problèmes d’argent, de leur santé, des soirées dont ils étaient rentrés complètement saouls… Tout ce qui permet une approche du parcours du jeune Marx, intellectuel et homme d’action génial, mais aussi bon vivant, sans faire un film de discours, une œuvre militante destinée aux convaincus d’avance.
Un film, pour vous, c’est toujours nécessairement une sorte de combat ?
Bien sûr, la politique, ma filmographie en témoigne d’un bout à l’autre, c’est ma porte d’entrée vers le cinéma – auquel je suis venu, lorsque j’étais étudiant en économie à Berlin, par la politique, pas le contraire. C’est notre rôle à nous, artistes, de sentir ce qui se passe autour de nous, et de trouver une forme pour en parler. C’est ce que je fais dans mes films. Pour les deux que je viens de réaliser, ce n’est pas un hasard si, malgré leur longue gestation, ils entrent en résonance avec l’actualité. C’est bien parce que nous vivons une période où nos sociétés rejettent l’histoire, la politique, la philosophie, la science, comme si on pouvait créer du nouveau à partir de rien, que j’ai eu envie de me lancer sur ces deux projets. De revenir à Marx, qui n’est pas plus responsable du goulag que Jésus-Christ de la Saint-Barthélemy ou le Coran du terrorisme, et qui ne s’est pas trompé, contrairement à ce que croient ceux qui ne l’ont pas étudié. Et à Baldwin, dont les écrits sont toujours pertinents et qui croyait lui aussi à la lutte des classes. À une époque où n’importe qui peut dire n’importe quoi sans avoir à le prouver, le président des États-Unis en tête désormais, où il y a une grande confusion idéologique et politique, il faut revenir aux fondamentaux. Pour fournir aux nouvelles générations des instruments pour se battre.
Paradoxalement, votre film inspiré de Baldwin a pourtant été conçu pour l’essentiel sous Obama.
J’ai commencé à travailler sur ce film avant même qu’Obama devienne président. C’était le résultat de la colère que j’éprouvais face la situation en Amérique, mais aussi en Europe, avec la montée des populismes, en particulier en France avec le Front national. Quand Obama a été élu, comme tout le monde, j’ai commencé par me sentir euphorique devant ce moment historique unique. Mais je suis quand même resté prudent et très vite je me suis mis à m’interroger. Et la réponse, je l’ai trouvée chez Baldwin ! Face à un journaliste américain qui lui demandait un jour « Mais comment réagirez-vous le jour où il y aura un premier président noir ? », il avait dit : « La vraie question, ce n’est pas comment moi je réagirai, c’est : de quel pays sera-t‑il le président ? » Il déplaçait la question de « qui règne ? » à « face à quel pays se trouve-t-on ? ».
Je suis un citoyen engagé, mais je n’ai pas cherché à être ministre
Que peut un président seul ? Or Obama était face à un pays qui, sur bien des points et en particulier sur ceux concernant les Africains-Américains, ne voulait pas changer. Un pays profondément raciste, paternaliste. Mais la préoccupation de Baldwin, de toute façon, qui disait que « le Blanc est une métaphore du pouvoir », ce n’était pas seulement la situation des Noirs, ou encore celle des homosexuels, c’était beaucoup plus large, cela concernait le rapport à l’autre, à tout autre. D’une manière générale, je ne suis pas déçu par Obama, car il a fait beaucoup. On oublie trop souvent, en particulier, qu’il est arrivé à un moment de crise et qu’il a sauvé l’économie mondiale, évitant ainsi des millions de morts.
Une crise économique mondiale, en Europe, ça détruit des richesses ; dans les pays du Tiers Monde, ça tue des gens. En fait, on a rarement eu aux États-Unis un président aussi intelligent. Un président qui, au cours d’une période compliquée et alors que, contrairement à Trump, il ne voulait pas gouverner seulement pour une partie du pays, a réussi à agir dans des domaines essentiels, par exemple pour réformer la sécurité sociale. Ce qu’il pouvait faire malgré l’opposition du Congrès, il l’a fait.
Est-ce, plus que le cinéaste, l’ancien ministre de la Culture d’Haïti qui évoque là les difficultés de l’action politique ?
Je suis un citoyen engagé, mais je n’ai pas cherché à être ministre, on me l’a demandé dans des circonstances particulières, après des changements politiques au sortir de la dictature à Haïti. Je ne pouvais pas refuser. Et je suis parti dès que la situation a changé. Mais cela m’a permis en effet de constater toutes les contraintes, notamment face aux responsables des finances, auxquelles on fait alors face. L’exercice du pouvoir, dans une démocratie, c’est une perpétuelle négociation.
Il y a eu beaucoup de cinéastes du Sud devenus ministres de la Culture ou conseillers du président dans leur pays – Cheick Oumar Sissoko au Mali, Abderrahmane Sissako en Mauritanie, Mahamat-Saleh Haroun aujourd’hui au Tchad. Vous ont-ils demandé de parler de votre expérience ?
Je les connais tous. Mais ils ne m’ont rien demandé, et je ne suis pas sûr que j’aurais eu quoi que ce soit à leur dire. Ce sont des expériences individuelles. Pour ma part, si j’ai eu une source d’inspiration à ce moment-là, c’était plutôt du côté d’un écrivain, Jorge Semprun, devenu ministre de la Culture en Espagne après la fin du franquisme.
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