Livres : l’auteur algérien Rachid Boudjedra lâche ses coups dans «La dépossession» et «Les contrebandiers de l’Histoire»

Dans un pamphlet retentissant, l’auteur de « La Répudiation » s’en prend violemment aux poids lourds de la littérature algérienne, qu’il accuse de dénaturer l’Histoire et de développer le « complexe du colonisé ».

Rachid Boudjedra en 2012. © Capture d’écran YouTube

Rachid Boudjedra en 2012. © Capture d’écran YouTube

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Publié le 31 octobre 2017 Lecture : 7 minutes.

Hasard du calendrier, selon Rachid Boudjedra, la double parution de son roman La Dépossession, en France, et de son essai Les Contrebandiers de l’Histoire, en Algérie, présente les deux faces d’une même pièce : le roman parle de la dépossession de l’Algérie par la bureaucratie, le pamphlet s’attaque à ceux qui, selon lui, falsifient son histoire. C’est le seul point commun entre les deux textes.

Là où le roman renoue avec l’amplitude de l’univers de Boudjedra, le pamphlet s’attaque, dans un style brut de décoffrage, à « une génération d’écrivains, nous dit-il, qui ne sont pas jeunes, dont certains ont le même âge que [lui], qui s’est mise à dénaturer l’histoire algérienne ».

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Littérature et falsification de l’ Histoire

La parution de Si Bouaziz Bengana, dernier roi des Ziban, de Ferial Furon, a provoqué un déclic : « Elle a écrit son livre sur son arrière-grand-père, qui a été un grand féodal, qui a longtemps sévi dans une région où il y avait, pour une raison que j’ignore, une présence communiste, ouvrière très forte. Il a été chargé par le pouvoir colonial de casser du communiste.

Il a été un grand tortionnaire. Peu de ses victimes ont survécu, mais j’ai consigné certains témoignages. Cette femme a été invitée en Algérie, a signé des dédicaces dans des librairies d’Alger, a été reçue par des députés algériens, a fait une émission à la télé nationale, alors que moi j’y suis interdit.

Quand j’ai vu ça, je me suis dit : “ça suffit.” » « Pour ne pas mourir de lâcheté », Boudjedra ne retient plus ses coups contre la tendance de la « haine de soi » de l’Algérien, prêtant à certains « bougnoules de service » la propagation de « thèses néocoloniales » dans la « falsification de l’Histoire ». Des mots lourds de sens, mais pesés.

Le procès fait à Kamel Daoud

S’il reconnaît « certainement beaucoup d’erreurs, beaucoup d’exagérations parfois », il ne retire rien de ce qu’il a écrit sur Kamel Daoud, pas même son appartenance supposée au Groupe islamique armé (GIA), qui lui vaut une plainte en justice.

Certains auteurs préfèrent l’invective et la haine car ils ne supportent pas le succès des autres », déclare l’auteur marocain Tahar Ben Jelloun

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« Il a été islamiste. Il l’a dit dans des médias. À l’époque, Front islamique du salut (FIS) ou GIA, c’était pareil. Il a été imam, il a porté la barbe, le qamis. Il était dans ces eaux troubles. Je ne peux pas dire si c’était le GIA ou le FIS, mais je le sais. Cela dit, je ne pense pas que Kamel Daoud fût un terroriste ou qu’il ait tué quelqu’un. Jamais. Je pense qu’il avait 15 ans quand il a fait ça. Nous allons passer devant un tribunal et on va voir. » On relèvera cependant que Kamel Daoud avait 22 ans lors de la création du GIA, en 1992.

Désaccords sur la Palestine

Si Boudjedra en veut à Daoud, ce n’est pas pour ce qu’il qualifie de « crise d’adolescence ». Grand admirateur de Sartre, il s’oppose à lui sur Camus et sur la Palestine. En témoigne l’extrait de son pamphlet : « Ce qui m’a dérangé, c’est son comportement à la sortie de son livre, en France. Là, il s’est comporté en larbin qu’on a vite récupéré.

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Et qui a déclaré dans l’émission On n’est pas couché : “La Palestine n’est pas mon problème !” Et, devant l’insistance de l’animateur, il a surenchéri en banalisant la guerre menée par Israël contre Gaza. C’est en cela que je ne suis pas d’accord avec lui. »

Écrivain et devoir de résistance

Boudjedra ne classe pas dans la même catégorie Yasmina Khadra, qu’il considère comme « un patriote » et un « écrivain qui nous a donné d’excellents romans politico-policiers dans un style magnifique ». Mais il lui reproche sa vision trop idéaliste de la cohabitation franco-algérienne dans son roman Ce que le jour doit à la nuit, « cette fable qui faisait l’éloge de la cohabitation heureuse et enchanteresse entre les Français d’Algérie et les “Français musulmans” d’Algérie ».

Yasmina Khadra lui avait immédiatement répondu : « Je te rappelle que lorsque tu te terrais à Paris durant la décennie noire, je menais une guerre atroce dans les maquis terroristes. » Boudjedra s’insurge : « C’est faux. Je n’étais pas à Paris. Je me terrais à Alger, à Constantine, à Annaba.

J’avais un appartement dans la zone interdite pendant la guerre. J’ai été aidé par Reda Malek, un grand ministre, l’un des signataires des accords d’Évian. Je portais une perruque et la barbe. Il y a des photos pour le prouver. Yasmina Khadra raconte des histoires. J’ai fait l’éloge de sa littérature. C’est dommage. C’est tout. »

Reproches de positionnement

Boualem Sansal en prend lui aussi pour son grade. Il est dépeint en escargot entêté, titre de l’un des romans de Boudjedra symbolisant la bureaucratie algérienne : « Sansal a été un bureaucrate algérien pendant trente-sept ans.

À partir du Village de l’Allemand, où il écrit que l’ALN [Armée de libération nationale] était encadrée par des nazis, il s’est attiré la sympathie de tous les sionistes français. Il a accepté une invitation à la foire du livre de Jérusalem, ce que je peux comprendre, mais je comprends moins qu’il soit allé se recueillir devant le Mur des lamentations. »

Querelles des hommes de lettres

En réaction à la polémique entre les poids lourds des lettres algériennes, l’auteur marocain Tahar Ben Jelloun a écrit : « Les écrivains maghrébins ne sont pas légion. Au lieu de se serrer les coudes et d’être solidaires, certains préfèrent l’invective, la haine, la jalousie, l’insulte, car ils ne supportent pas le succès des autres, surtout quand il dépasse les frontières du grand Maghreb. »

Ce qui nous manque, à nous, intellectuels et artistes, pour être efficaces, c’est l’enracinement dans la douleur », déclare Boudjedra

En découvrant ces propos, Rachid Boudjedra s’emporte : « Pour moi, Ben Jelloun n’a jamais existé. Je suis dans une sphère, il est dans une autre. Moi, je suis communiste, lui, c’est un libéral, je dirais même un mercantile. Est-ce qu’aujourd’hui un Français accepterait qu’on dise que Céline a été un grand révolutionnaire ? Et Brasillach ? Ben Jelloun est toujours du côté du moche.

Jamais je n’ai parlé de Ben Jelloun, pourquoi il parle de moi ? Pourquoi il me juge ? Moi, je vais le juger. Je lui demande juste de la fermer. Il est à l’académie Goncourt, moi je suis en Algérie. C’est un Arabe de service. » L’auteur martèle plusieurs fois cette dernière phrase, en insistant pour qu’elle figure dans cet article.

«Le complexe du colonisé»

Chez les auteurs Ali Boumahdi (Le Village des asphodèles), Wassyla Tamzali (Une éducation algérienne), Salim Bachi, qu’il présente comme étant « aux ordres » depuis sa nomination dans un institut culturel en Irlande, et dans tout un pan du cinéma algérien, Rachid Boudjedra voit l’expression du « complexe du colonisé » cher à Frantz Fanon, qu’il reprend à son compte :

« La manière dont l’Occident nous perçoit est entachée d’une très grande ambiguïté et ne peut donc échapper au soupçon colonial. Et cette ambiguïté se transmet de l’ancien colonisateur au nouveau colonisé d’une façon quasi physiologique. Ce qui rend nos intellectuels fragiles et instables, névrosés et mal dans leur pays et dans leur peau. »

Mépris du monde arabo-musulman

Les colonisés chercheraient à plaire aux gens de pouvoir, en tête desquels il cite « le quintet virtuose » : Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut, feu André Glucksmann, Pascal Bruckner et Éric Zemmour. « Je persiste et signe. Tout le temps, ils font des livres hostiles au monde arabo-­musulman.

BHL a écrit qu’il avait apporté dans son avion des armes pour les démocrates libyens. Où en est la Libye aujourd’hui ? Bruckner dit que l’islam est par nature mauvais, tueur. Pourquoi seulement l’islam ? Si on suit son raisonnement, toutes les religions sont cruelles et dures, pas particulièrement l’islam. »

Des messages universels

Esseulé face à la majorité de l’élite algérienne, Boudjedra se rassure avec les réactions sur les réseaux sociaux, où, affirme-t-il, « 80 % des gens me disent que mes propos sont justes ». Cette connexion populaire, c’est celle qu’il appelle de ses vœux quand il écrit :

« Ce qui nous manque, à nous, intellectuels et artistes, pour être efficaces […], c’est l’enracinement dans la douleur, la nôtre et celle du peuple que nous ne connaissons pas vraiment et que nous côtoyons superficiellement. Car sans cet enracinement, il n’y a pas d’universalité. Nous écrivons local. Nous peignons local. Nous réalisons local. »

Dommage que ce genre de message, qui contient l’ambition littéraire et artistique universaliste de Boudjedra, se perde dans le bruit de la polémique.

Rachid Boudjedra : une œuvre riche et complexe

Rachid Boudjedra est un auteur majeur de la littérature algérienne. La plongée dans la gigantesque bibliographie du romancier, essayiste, scénariste, poète né en 1941 à Aïn Beïda conduit à nager dans les eaux troubles de la condition humaine.

Dans la dialectique de l’intime et de la mémoire collective, l’exploration des liens familiaux se confronte aux tabous sociaux, politiques, religieux, sexuels, sociétaux… Dès son premier roman, La Répudiation, paru en 1969 et devenu un classique, Boudjedra suscite la polémique en bousculant les mœurs algériennes.

Citant Proust et Faulkner parmi ses maîtres, il a construit une œuvre riche et complexe, récompensée par de nombreux prix littéraires et cinématographiques. Il a notamment participé à l’écriture du scénario de Chronique des années de braise, de Mohamed Lakhdar-Hamina, Palme d’or à Cannes en 1975.

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