En Tunisie, dérives autoritaires et libertés sous surveillance
Arrestations arbitraires, atteintes à la vie privée, humiliations, interdits de toutes sortes… Les dérives autoritaires liées à l’inadéquation entre de vieilles lois obsolètes et la Constitution se multiplient. Enquête.
Le 9 septembre, six jeunes âgés de 18 à 25 ans sont inculpés pour outrage à agent, attentat à la pudeur, ivresse sur la voie publique et trouble à l’ordre public. Ils seront écroués, puis relaxés par le juge. Parmi eux, l’activiste Afraa Ben Azza, régulièrement inquiétée pour les mêmes motifs par la police du Kef depuis 2015.
Un mois plus tard, le 6 octobre, Nassim, un Franco-Algérien, et son amie tunisienne, surpris en train d’échanger un baiser dans une voiture, tard dans la nuit, ont été poursuivis pour les mêmes chefs d’accusation mais condamnés en appel respectivement à quatre mois et deux mois de prison ferme, car les deux jeunes gens se sont rebellés contre les policiers.
Furieux de ne pas comprendre ce qui lui arrivait, Nassim, qui ne parle pas l’arabe, avait en effet menacé d’en référer à son ambassade et exigé les matricules des agents. Mal lui en a pris ; son attitude a déplu au point d’être qualifiée d’outrage à agent.
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Procédures bafouées
Ce type d’incident est aujourd’hui fréquent en Tunisie, où la police ne badine pas avec les bonnes mœurs, qu’elle définit à sa manière. « Est-ce qu’une loi m’interdit d’embrasser ? » s’interroge Sihem, pourtant majeure, dont les parents ont été informés par la police qu’elle avait été contrôlée alors qu’elle se promenait avec son petit ami.
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On est loin de la liberté conçue comme un droit inaliénable permettant à tout citoyen d’agir comme bon lui semble dans les limites de la loi sans risque d’enfermement. Mais l’essentiel dans toutes ces affaires et dans beaucoup d’autres est que la police n’a pas respecté les procédures en n’informant pas les prévenus de leurs droits, usant de l’article 125 du code pénal, relatif à l’outrage à agent public en fonction, comme d’un instrument de répression.
La société civile s’est chaque fois mobilisée contre les entorses aux procédures et le non-respect des droits des citoyens, mais également, dans l’affaire du baiser, contre les propos du porte-parole du parquet, Sofiene Selliti, qui a dévoilé publiquement des éléments du dossier.
Batailles pour la liberté de conscience
La latitude dont disposent les agents des forces de l’ordre dans l’appréciation de la loi constitue en soi une sérieuse entorse aux libertés individuelles. Pourtant, elles sont, avec les libertés publiques, l’un des droits fondamentaux inscrits dans la Constitution de 2014. L’article 48, clé de voûte des droits et libertés individuelles, dispose que « la loi détermine les restrictions relatives aux droits et libertés garanties par la présente Constitution dans leur exercice, sans que cela ne porte atteinte à leur essence ».
Les libertés devraient donc être intouchables, d’autant que l’article 30 précise que « les libertés d’opinion, de pensée, d’expression, d’information et de publication sont garanties » et que l’article 6 consacre la liberté de conscience et de croyance, et le libre exercice des cultes. C’est d’ailleurs à la faveur d’un concours de circonstances que ces derniers droits – avancées majeures s’il en est – ont été gravés dans le marbre.
En 2014, alors qu’il n’était plus question de liberté de conscience dans les débats sur la Constitution, Habib Ellouze, député islamiste ultraconservateur à la Constituante, stigmatise violemment Mongi Rahoui, un élu de gauche, qu’il qualifie d’« ennemi de l’islam en tant que laïc ». Rahoui est aussitôt menacé de mort par des extrémistes. Mais la controverse et l’indignation sont telles que la liberté de conscience a été immédiatement adoptée.
États des lieux de la juridiction tunisienne
« Le ferment de la liberté de conscience était là, il a pris », tempère le politologue Slaheddine Jourchi, membre de la Commission des libertés individuelles et des égalités mise en place par le président de la République, Béji Caïd Essebsi, en août 2017, pour élaborer un code des libertés individuelles et des égalités.
« Au préalable, nous devons faire un état des lieux des dispositions juridiques qui portent atteinte soit à l’égalité, soit aux libertés individuelles des citoyens, de proposer une révision de ces dispositions avec des arguments juridiques conformes à la Constitution, aux accords internationaux ratifiés par la Tunisie et aux nouvelles orientations en matière de droits humains », explique la juriste Salwa Hamrouni.
Dans les années 1970-1980, les cafés étaient ouverts pendant le ramadan sans que les jeûneurs s’en offusquent
Mais un toilettage et une harmonisation de la législation tunisienne, qui comporte nombre de dispositions liberticides et d’anachronismes datant parfois de la période coloniale, ainsi qu’une mise en adéquation des lois avec la Constitution seraient insuffisants « sans un travail de terrain et une analyse sociale et psychologique des Tunisiens », ajoute l’islamologue Abdelmajid Charfi, également membre de la commission.
La question de l’héritage comme élément déclencheur
Cette dernière, qui rendra son rapport final et ses recommandations en février 2018, devra aussi traiter de l’épineuse question de l’égalité dans l’héritage, rendue possible par l’article 21 de la Constitution, lequel affirme l’égalité entre citoyens et citoyennes, et l’article 41, qui garantit le droit de propriété.
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« La mise en avant de l’héritage va-t-elle influer sur les autres libertés ? Tout dépend de la réaction du corps social, biberonné durant des décennies à la pensée unique, mais aussi à une certaine lecture de l’islam », remarque la présidente de la commission, l’avocate et députée Bochra Belhaj Hamida, qui déplore que les partis et la société civile ne se soient pas davantage penchés sur la question des droits humains depuis la révolution.
En matière d’héritage mais aussi de libertés individuelles, la commission, à laquelle les islamistes ont refusé de participer, est particulièrement attendue sur sa manière d’aborder les problématiques du point de vue de l’islam. Car il lui faudra éviter de heurter les sensibilités et se prémunir contre les critiques en présentant des arguments étayés par des théologiens et en adoptant une approche sinon modérée, du moins consensuelle.
Un choix de société
Aboutir à l’égalité dans l’héritage, qui pour certains est une mesure de justice, n’est pas un combat gagné d’avance, car il relève d’abord d’un choix de société. De ce point de vue, il rejoint la conquête des libertés individuelles, qui sont des droits fondamentaux dans un État de droit et une démocratie. Car si les libertés d’opinion, de pensée, d’expression, d’information et de publication sont relativement respectées et protégées, celles touchant aux mœurs et à la moralité divisent la société.
Le non-respect des libertés individuelles est particulièrement flagrant durant le ramadan
Mohamed Goumeni, cadre d’Ennahdha, ne manque pas une occasion de rappeler que le port du niqab est une liberté que les modernistes, chantres des droits humains, n’ont pas suffisamment défendue en tant que telle sous Ben Ali. Un discours qui tient davantage d’une approche populiste identitaire que de la volonté d’enclencher un débat.
« On a commencé à se pencher sur la question des libertés individuelles depuis la révolution. Or c’est une culture qui n’existe pas dans le monde arabe », souligne Bochra Belhaj Hamida, pour qui les données à caractère personnel relatives à la vie privée ou qui permettraient de rendre une personne identifiable doivent également être protégées.
Une jeunesse engagée et préoccupée
Particulièrement concernés par le sujet, de nombreux jeunes ont pris des initiatives originales, notamment artistiques, pour exprimer leurs opinions. « On n’a jamais communiqué sur les libertés individuelles », regrette Aymen Hmaidi, 19 ans, qui a mis en ligne, en juin, « Chemdakhlek » (« de quoi je me mêle »), un portfolio dénonçant les ingérences dans la vie privée, les préjugés et les stéréotypes sociaux.
L’article 230, qui punit de trois ans de prison les relations entre deux personnes de même sexe, date… de 1913
« S’il a des cheveux longs, si elle fume ou porte une minijupe, en quoi cela vous regarde ? » s’insurge le jeune photographe. Pour lui, le non-respect des libertés individuelles est particulièrement flagrant durant le ramadan : « Au lieu d’en faire un mois de prière et de purification pour se rapprocher de Dieu, certains l’utilisent pour se mêler des affaires des autres. »
Une société qui se retranche derrière le groupe et fait peu de cas de l’individu tend à bannir ceux qui ne rentrent pas dans le rang, et le ramadan lui en donne l’occasion. Chaque année, les clivages autour des libertés, dont celle de ne pas observer le jeûne ou de porter le vêtement de son choix, sont exacerbés.
L’homosexualité, toujours hors-la loi
« Nous avons régressé. Dans les années 19-0-1980, les cafés étaient ouverts pendant le ramadan sans que les jeûneurs s’en offusquent », rappelle un commerçant. Aujourd’hui, les interpellations sont récurrentes. L’atteinte au sacré et à la sensibilité religieuse aggrave les charges retenues contre les prévenus.
Les examens anaux auxquels sont soumises les personnes soupçonnées d’homosexualité relèvent de la torture
Mais cela n’est rien comparé à ce que subissent les personnes arrêtées pour soupçon d’homosexualité. Les examens anaux auxquels elles sont soumises relèvent de la torture et sont des atteintes flagrantes aux droits humains. « Quand les policiers te font subir sous la contrainte ce geste dit médical, tu perds ton humanité », raconte l’un des jeunes de Kairouan condamnés pour « pratique de la sodomie et débauche dans la capitale culturelle de l’islam ».
L’article 230, qui punit de trois ans de prison les relations entre deux personnes de même sexe, date… de 1913. Et quand les forces de l’ordre et la justice s’érigent en gardiens de la morale et des mœurs, l’arbitraire n’est jamais très loin, et les libertés individuelles reculent.
Un islam progressiste
Certains imputent ces dérives au conservatisme et à la morale islamiste. Pourtant, Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha, a toujours affirmé « que chacun est libre de faire ce qu’il veut dans la mesure où il ne nuit ni à lui-même ni aux autres ».
Une position qui avait étonné, mais beaucoup moins que celle de son proche conseiller, Lotfi Zitoun. « Pour avoir une société ouverte et démocratique, il faut deux éléments : la prospérité économique et les libertés individuelles », a déclaré celui-ci, prenant même la défense des non-jeûneurs, des homosexuels et de leur droit à l’intégrité physique, martelant que l’espace privé est sacré.
Ces propos restent cependant une exception. Certains rêveraient de pouvoir traquer jusqu’à leur domicile les « déviants » et autres couples libres. Les prêcheurs du vendredi ont longuement polémiqué et jeté l’opprobre sur les amoureux qui échangent publiquement un baiser, limitant les contacts physiques qu’ils agréent aux membres de la famille. On peut ainsi faire la bise à une mère, une sœur, mais pas à la femme qu’on aime.
Chacun fait avec, ne s’interdit rien, mais compose toujours avec une société que Moncef Ben Mrad, directeur de l’hebdomadaire Akhbar Al Joumhouriya, qualifie « d’hypocrite et de schizophrène ». Il n’empêche : si l’on ne met pas rapidement en place des garde-fous législatifs, la conquête et même la défense des libertés risquent d’être freinées, voire contrées par des groupes sociaux manipulés par des courants politiques ultraconservateurs.
Béji Caïd Essebsi, l’art de la réforme
En 1956, Bourguiba n’était pas parvenu à octroyer aux Tunisiennes l’égalité dans l’héritage. Soixante et un ans plus tard, le président Béji Caïd Essebsi s’y attelle.
Pour certains, cette démarche, clivante et inopportune au vu de l’instabilité du pays, vise à récupérer un électorat féminin moderniste qui s’est senti trahi par l’alliance de BCE avec les islamistes.
Pour d’autres, on ne peut réduire l’initiative présidentielle à une manœuvre électorale, car depuis 2015 le chef de l’État a activement soutenu de nombreuses avancées pour les femmes. Une loi leur permet de quitter le territoire avec leurs enfants sans autorisation du père, une autre pénalise les violences à leur encontre, sans oublier l’abrogation de la circulaire de 1973, qui interdisait aux Tunisiennes d’épouser un non-musulman.
Volonté des progressistes
En outre, la Constitution conforte la volonté de réforme. L’initiative sur l’égalité dans l’héritage a permis de mettre le débat sur la place publique. L’opération est habile, car elle permet à BCE de répondre aux attentes des progressistes, de mettre à distance Ennahdha, d’envoyer un signal à la jeunesse et de s’inscrire dans la lignée des réformistes tunisiens.
Quelques articles caducs du code pénal
Les articles 125 et 126, portant sur les outrages et violences à fonctionnaire public ou assimilé, qui, faute de spécifier les actes, sont instrumentalisés par la police.
L’article 230 de 1913, qui prévoit jusqu’à trois ans de prison pour sodomie entre adultes consentants.
Les articles 226 et 226 bis, relatifs à l’outrage public à la pudeur (qui n’est pas défini).
Les articles 121 bis, 121 ter, 128, 142, 220 bis, 303 bis, 303 ter, 315 bis, 321 bis, relatifs au complot, à la rébellion, à la diffusion de fausses nouvelles, à la dénonciation d’infractions dont l’auteur sait l’inexistence, à l’imputation de faits illégaux à un fonctionnaire public, à l’interdiction des publications de nature à nuire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs, sont encore appliqués à la presse. Or ils devraient être abrogés, au vu de la Constitution et des nouvelles dispositions sur la liberté de la presse établies par le décret-loi 115 de 2011.
L’article 317, qui interdit la vente d’alcool aux musulmans.
Dé-jeûneurs : une contradiction maghrébine
Entre 2015 et 2017, treize dé-jeûneurs ont écopé de peines de prison allant de un à trois mois.
Dans les faits, il est interdit de manger et de boire en public, et d’ouvrir cafés et restaurants le jour durant le ramadan. Seuls les établissements en zone touristique sont ouverts, mais ne servent pas les Tunisiens… sans que cela soit interdit.
La liberté de croyance, de conscience et de culte est inscrite dans la Constitution de 2014.
Cinq interpellations en 2015, trois condamnations de trois à cinq mois de prison en 2016.
L’article 222 du code pénal punit la « rupture publique du jeûne » d’une peine allant jusqu’à six mois de prison ferme et d’une amende. Pourtant, l’article 18 du Pacte international des droits civils et politiques consacre la liberté de religion et celle de manifester ce choix, tant en public qu’en privé.
En 2010, un homme de 27 ans a écopé de deux ans de prison ferme. En 2017, deux dé-jeûneurs ont été condamnés à deux mois ferme, et dix autres ont été relaxés. Aucun texte ne pénalise le non-respect du jeûne. Mais on s’appuie sur l’article 144 bis du code pénal punissant le dénigrement des « dogmes ou préceptes de l’islam ».
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