Algérie : Abdelkader Messahel, le dernier des Mohicans

Poussé dans ses retranchements lors de l’université d’été du patronat, le chef de la diplomatie algérienne, Abdelkader Messahel, lâche ses coups… sur le Maroc. Et déclenche une nouvelle crise entre les deux voisins. Portrait-itinéraire d’un membre phare de l’entourage présidentiel.

Le Ministre des Affaires étrangères algérien, Abdelkader Messahel, aux Nations Unies le 22 septembre 2017 à New York © Richard Drew/AP/SIPA

Le Ministre des Affaires étrangères algérien, Abdelkader Messahel, aux Nations Unies le 22 septembre 2017 à New York © Richard Drew/AP/SIPA

FARID-ALILAT_2024

Publié le 16 novembre 2017 Lecture : 7 minutes.

Ce vendredi 20 octobre s’annonçait plutôt tranquille pour Abdelkader Messahel, ministre algérien des Affaires étrangères. Une intervention devant des hommes d’affaires réunis au siège de la foire d’Alger et, peut-être, un déjeuner composé de sardines grillées, voilà qui devait faire son bonheur en ce premier jour du week-end. Mais la matinée va se dérouler tout autrement.

Invité, comme bon nombre de ses collègues du gouvernement, à l’université d’été du Forum des chefs d’entreprise (FCE, patronat), Messahel prend donc le micro pour répondre aux questions des patrons. Et lâche ses coups sur le voisin marocain. La première salve est assassine.

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« Il ne faut pas oublier que dans toute l’Afrique du Nord, Maroc compris, parce que, très souvent, on nous compare au Maroc, maken walou [“il n’y a rien”]. Les banques marocaines, c’est le blanchiment du haschisch, tout le monde le sait. Et ça, ce sont des chefs d’État africains qui me le disent. Si ça c’est une banque, je ne sais pas… » Applaudissements.

Tensions diplomatiques

La deuxième tirade n’est pas moins meurtrière. « Royal Air Maroc transporte autre chose que des passagers, et ça tout le monde le sait. Nous ne sommes pas le Maroc, nous sommes l’Algérie. On a un potentiel, on a de l’avenir, nous sommes un pays stable, nous sommes un pays sûr. Ce n’est pas nous, c’est les autres qui le disent. “Doing Business” aujourd’hui en Afrique du Nord, c’est l’Algérie. Il n’y a ni l’Égypte, ni la Tunisie, ni la Libye, ni le Maroc. » Nouveaux applaudissements.

mystères. Comme il fallait s’y attendre, ces accusations ont aussitôt déclenché une crise entre les deux pays, qui entretiennent déjà des relations globalement proches de l’encéphalogramme plat. Samedi, Rabat convoque le chargé d’affaires de l’ambassade d’Algérie au Maroc – l’ambassadeur étant en congé – et rappelle son ambassadeur à Alger pour consultation.

Le ministère marocain des Affaires étrangères s’indigne et juge ces propos « d’un niveau d’irresponsabilité sans précédent dans l’histoire des relations bilatérales ». La compagnie Royal Air Maroc se dit outrée, alors que le Groupement professionnel des banques du Maroc (GPBM) se réserve un droit de recours face à ces « déclarations graves ». On l’aura compris, les saillies de Messahel hérissent tout le royaume.

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Préoccupations patronales

À Alger, les responsables temporisent. Si on reconnaît que les propos du ministre ont déclenché une tempête médiatique, politique et diplomatique, on évite de nourrir la crise avec d’autres déclarations. Pas de surenchère donc. Réuni avec ses sherpas quelques heures après le pataquès, le chef de la diplomatie tente de minimiser la portée de ses dires. « Il ne faut pas leur montrer qu’on panique », dit-il à son entourage.

Le ministre confie que sa sortie était tout sauf « une bourde »

Mais quelle mouche a donc piqué Abdelkader Messahel, qui a pourtant la réputation d’être mesuré, pondéré et pas du tout homme à faire des esclandres ? Sur le mode de la confidence, ses conseillers expliquent qu’il a répondu à des préoccupations exprimées avec insistance par les patrons. Climat d’affaires plus avantageux au Maroc, grande implantation de banques chérifiennes en Afrique subsaharienne pour accompagner les investisseurs du royaume, ou encore forte présence de Royal Air Maroc sur le continent : certains patrons algériens se plaignent de ne pas disposer des mêmes atouts que leur voisin. D’où l’exaspération de Messahel ?

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Rubik’s Cube

À l’un de ses amis venu aux nouvelles après ce maelström médiatique, le ministre confie que sa sortie était tout sauf « une bourde ». Un acte réfléchi et prémédité ? « Les Algériens voulaient donner un coup de semonce politique aux Marocains », dit un proche de Messahel. Pourquoi ? Aucune explication officielle. Déchiffrer les mystères d’Alger est décidément encore plus difficile que de résoudre un Rubik’s Cube. Une séquence laisse toutefois penser qu’Abdelaziz Bouteflika n’a pas tenu rigueur à son chef de la diplomatie d’avoir déclenché les hostilités avec Rabat.

Trois jours après le rappel de l’ambassadeur marocain, le président algérien reçoit dans sa résidence de Zeralda, à l’ouest d’Alger, Horst Köhler, l’envoyé personnel du secrétaire général des Nations unies pour le Sahara occidental, de retour d’une tournée au Maroc et à Tindouf. Abdelkader Messahel assiste à l’audience en présence du Premier ministre, Ahmed Ouyahia. Une façon de dire qu’il y a consensus au sommet de l’état autour de ces attaques.

Un ministre ne devrait pas dire ça ? Oui, mais Messahel n’est pas n’importe quel ministre. À 68 ans, cet originaire de Tlemcen, comme bon nombre de responsables au sommet de l’État, fait partie du pré carré présidentiel. Celui que ses amis surnomment Dadi est le dernier des Mohicans de ce collège de ministres arrivés aux affaires avec l’élection de Bouteflika à la présidence, en 1999.

Abdelkader Messahel est le seul ministre à qui Bouteflika accorde encore des audiences

Alors qu’ils formaient un véritable cercle rapproché autour du chef de l’État, au point de ne rendre compte qu’à lui seul, monopolisant, pendant plus d’une décennie, les ministères régaliens (Énergie, Intérieur, Justice, Finances), tous ont été écartés, poussés vers la sortie ou sont tombés en disgrâce. Tous sauf Abdelkader Messahel.

C’est tellement vrai qu’il est le seul ministre à qui Bouteflika accorde encore des audiences. Même le chef du gouvernement n’a pas droit à autant d’égards. C’est que Messahel est d’une loyauté et d’une fidélité sans faille à l’égard du président et de son frère cadet et conseiller spécial, Saïd Bouteflika, qui, pour certains, passe pour être une sorte de chef de l’État bis. Messahel fit preuve de la même loyauté et proximité avec la défunte mère de Bouteflika, dont l’influence sur son fils aîné aura été décisive dans la vie politique de celui-ci.

Autodidacte

C’est peu dire que la carrière d’Abdelkader Messahel au cours des quarante dernières années est intimement liée à Bouteflika. Pourtant, ce fils d’un modeste cheminot n’a pas suivi le parcours classique de ses collègues de la diplomatie. Contrairement à la quasi-totalité des diplomates algériens, Messahel n’est pas passé par la case École nationale d’administration (ENA).

« Il n’a pas enjolivé son CV comme certains responsables, dit l’une de ses connaissances. Il est l’un des rares autodidactes à avoir fait carrière dans la diplomatie de haut niveau. » Titulaire d’un simple certificat obtenu au Centre de formation administrative (CFA), Messahel a d’abord tâté du journalisme, dans les années 1960, avant d’atterrir, au début des années 1970, au ministère des Affaires étrangères comme chef de la section Mouvements de libération.

Bouteflika frappé de disgrâce, Messahel prend du galon en devenant ambassadeur

C’était l’époque où Alger était La Mecque des révolutionnaires, le temps où les Black Panthers y avaient le gîte et le couvert, et où Carlos pouvait être accueilli par les responsables algériens après une opération terroriste majeure (la prise d’otages de onze membres de l’Opep, en 1975). Militant au sein des organisations du FLN, alors parti unique, Messahel fait ses premières gammes dans la diplomatie africaine au sein de cette section. Au milieu des années 1970, sous Boumédiène, Bouteflika, ministre des Affaires étrangères, le nomme à la mission permanente de l’ONU à New York, où il hérite notamment du dossier du Sahara occidental.

Il devient même membre de son cabinet en externe. Les chemins des deux hommes ne vont plus se séparer, même quand Bouteflika quittera le pays après la mort de son mentor pour effectuer sa fameuse « traversée du désert ». Bouteflika frappé de disgrâce, Messahel prend du galon en devenant ambassadeur au Burkina Faso dans les années 1980, puis aux Pays-Bas à la fin des années 1990.

Les chefs de la diplomatie de Bouteflika © Jeune Afrique

Les chefs de la diplomatie de Bouteflika © Jeune Afrique

« Monsieur Afrique »

Le retour au pouvoir de son vieil ami donne un nouveau coup d’accélérateur à la carrière de Messahel. Chargé des Affaires africaines comme ministre délégué auprès du ministre des Affaires étrangères, il devient le « Monsieur Afrique » de plusieurs gouvernements successifs. « Bien que le président ait confié les Affaires étrangères à plusieurs personnalités [Belkhadem, Bedjaoui, Medelci], le véritable ministre, c’était Messahel, raconte un ancien ambassadeur.

Lui avait un accès direct au président, qui ne donne sa confiance qu’à ceux qui le servent loyalement. Messahel est de ceux-là. » L’un de ses vieux compagnons de route abonde dans ce sens. « On peut dire qu’il est l’œil de Moscou, confie-t-il sous le couvert de l’anonymat. Bouteflika ne travaille qu’avec ceux dont il sait qu’ils ne le trahiront pas. Messahel sait et reconnaît qu’il n’est que l’exécuteur de la politique définie par le raïs. »

Il arrive que Messahel et Lamamra reçoivent le même ambassadeur à quelques heures d’intervalle

La carrière de Messahel, sa vie même, aurait pu connaître un coup d’arrêt brutal. Le 28 avril 2013, vingt-quatre heures après que Bouteflika eut été victime d’un AVC qui lui laissera de graves séquelles, Messahel, en voyage en Belgique, est victime d’une rupture d’anévrisme. Opéré d’urgence, il échappe au pire. Il se soigne et revient rapidement en politique pour diriger le département de la Communication.

Entre-temps, la diplomatie est confiée à Ramtane Lamamra, autre vieux routier de l’Afrique. Mais, avec ce dernier, la cohabitation n’a jamais été harmonieuse. Il arrive que les deux hommes reçoivent le même ambassadeur à quelques heures d’intervalle. Il est de notoriété publique que ces deux-là ne s’apprécient guère, même si, publiquement, les deux têtes de la diplomatie font bonne figure. Au bout de quatre ans, Lamamra quitte le ministère des Affaires étrangères.

Messahel aura la primeur de l’information ; le 19 mars 2017, il est reçu en audience par le président, qui lui glisse en substance : « Tu seras le prochain chef de la diplomatie. » Moins d’un mois plus tard, Abdelkader Messahel est officiellement nommé ministre des Affaires étrangères. Avec lui, Bouteflika sait que la maison est bien gardée. Et tant pis si c’est au prix d’une énième crise diplomatique avec le Maroc.

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