Algérie : Karim Moussaoui, le renouveau du cinéma face à la réalité
« En attendant les hirondelles » confirme le talent de Karim Moussaoui, remarqué avec « Les Jours d’avant ». Et propose un beau portrait, entre rêve et désenchantement, de l’Algérie d’aujourd’hui.
Il lui a suffi d’un moyen-métrage sur une histoire d’amour contrariée par les interdits d’une société traditionnelle, au moment où la guerre civile algérienne prenait de l’ampleur, Les Jours d’avant, pour surgir au premier plan dans le paysage passablement sinistré du cinéma algérien. Karim Moussaoui, avait-on remarqué d’emblée, possédait un style original, un rapport au temps et à l’image qui annonçaient un véritable cinéaste.
Trois histoires fort différentes qui se succèdent comme autant de courts-métrages
Son premier long-métrage, présenté au dernier Festival de Cannes en sélection officielle et qui sort en France cette semaine, était donc fort attendu. Allait-il confirmer les espoirs placés en lui ou, comme souvent quand un auteur débutant a été encensé, décevoir peu ou prou ? La première hypothèse, heureusement, était la bonne : tous ceux qui ont vu En attendant les hirondelles en témoignent.
Question originalité, le scénario et la structure mêmes du film prouvent à eux seuls que l’auteur n’a pas peur d’emprunter des chemins peu balisés. Il raconte en effet trois histoires fort différentes qui se succèdent comme autant de courts-métrages avec pour seul lien immédiatement perceptible la présence de tel ou tel personnage secondaire, permettant de passer sans hiatus d’un récit à l’autre, comme dans une course de relais.
Trois protagonistes, trois questionnements
Le premier protagoniste est un entrepreneur en bâtiment d’Alger, Mourad, écartelé entre deux femmes et ayant fort à faire pour mener à bien ses chantiers malgré la corruption ambiante. Il se demande si sa réussite aux yeux des autres ne cache pas une existence bien grise, et une certaine lâcheté, que sa fuite honteuse après qu’il a vu un homme se faire tabasser dans la rue sans intervenir semble avérer. Doit-il continuer comme toujours ou cesser de s’aveugler sur sa conduite et, par conséquent, changer de vie ?
La deuxième protagoniste, Aïcha, part avec ses parents pour épouser un beau parti – un mariage arrangé au sein de la famille élargie. Mais le chauffeur de l’automobile empruntée pour l’occasion se trouve être l’amour de jeunesse de la belle, et leurs retrouvailles vont évidemment perturber la sérénité, les sentiments et le désir de celle-ci au cours du voyage vers le Constantinois. Que faire : écouter ses émois ou se résigner à son sort ?
Enfin, le troisième « héros » du film, le neurologue Dahman, lui aussi à la veille de ses noces, est rattrapé par son passé quand une femme qu’il prend pour une inconnue et qu’il commence par éconduire fait irruption dans son bureau à l’hôpital de Biskra, aux portes du Sahara. Elle a été autrefois battue et violée sous ses yeux par des islamistes qu’il avait été obligé de soigner sans qu’il puisse ou veuille s’interposer et, comme elle le juge coupable de complicité avec ses bourreaux, elle exige qu’il reconnaisse à l’état civil l’enfant conçu lors de cette agression sexuelle. Finira-t-il par mettre en danger sa carrière, sa réputation et son couple en acceptant d’aider cette victime qui vit dans un bidonville et veut assurer un avenir à son fils né handicapé ?
Un portrait total de l’Algérie
Ces trois récits, quoique scandés par des musiques de toutes origines (algérienne, classique européenne, moderne occidentale…), ne sont qu’apparemment hétérogènes. En évoquant l’évolution au cours d’une seule et même semaine de ces trois personnages, l’ambitieux Karim Moussaoui entend dresser à sa manière une sorte de portrait total de son pays et des « blocages » – un mot qu’emploie volontiers le cinéaste – qui entravent sa capacité à devenir un État apaisé.
Les soucis existentiels de Mourad, le déchirement d’Aïcha face à son destin tout tracé, le drame éthique de Dahman représentent trois facettes d’une Algérie contemporaine toujours en proie à des interrogations majeures sur un passé qui ne passe pas mais qu’elle ne veut pas regarder en face, et surtout sur les incertitudes de l’avenir, un bon demi-siècle après l’indépendance et quinze ans après la fin de la guerre civile. Une population et un pays confrontés à des choix nécessaires et décisifs mais difficiles à formuler et à assumer.
Karim Moussaoui ne dénonce pas la corruption, le patriarcat, les exactions du temps de la décennie noire ou les oubliés du développement, etc… il les montre en acte
Il ne faut pas croire pour autant que le cinéma de Moussaoui soit démonstratif, en tout cas à la manière de tous ces films algériens « engagés » ou « idéologiques » qui ont exalté après l’indépendance la geste nationaliste – l’exemple princeps étant la célèbre Chronique des années de braise, de Mohamed Lakhdar-Hamina, primé à Cannes en 1975 – ou ont dénoncé des problèmes de société ou des tares du régime.
Force des images
Car Karim Moussaoui, qui craint par-dessus tout le risque de s’ériger en juge, fait confiance à la spécificité du cinéma, autrement dit à la seule force des images, pour porter son propos. Il ne dénonce pas la corruption, le patriarcat, les accommodements avec des pouvoirs autoritaires, les exactions du temps de la décennie noire ou l’insuffisante compassion envers les victimes de l’Histoire et les oubliés du développement, il les montre en acte, par les comportements des uns et des autres, flash-back à l’appui.
Il ne décrit pas les particularités des diverses régions ou des divers milieux sociaux qu’il examine, il les donne à voir avec de superbes plans et des séquences muettes emplies d’émotion. Il n’insiste pas sur sa foi en la force des sentiments amoureux, ses acteurs se chargent d’incarner sans bavardage les hommes et les femmes qui les vivent.
Le désenchantement côtoie le rêve dans le film de Moussaoui. Les hirondelles feront peut-être le printemps
Et pour affirmer qu’il ne désespère pas des lendemains qui attendent ses compatriotes, il n’inflige au spectateur aucun discours mais intercale entre deux des trois récits, sans craindre un effet de rupture qui pourrait s’avérer incompris, une superbe et longue séquence tournée dans le désert. Séquence qui met en scène comme dans une comédie musicale des jeunes épanouis et pleins d’énergie qui chantent et dansent dans un tourbillon sans fin.
Le désenchantement côtoie le rêve dans le film de Moussaoui. Les hirondelles feront peut-être le printemps…
Cinéaste sur le tard
LJDA Bande annonce from Karim Moussaoui on Vimeo.
Après des études de commerce vite abandonnées, la vie d’adulte de ce fils d’un ingénieur et d’une professeure de français a toujours été consacrée en grande partie au cinéma. Il a été cofondateur et coanimateur de Chrysalide, une association culturelle abritant un ciné-club sur les hauteurs d’Alger, et programmateur à l’Institut français de la capitale. Mais Karim Moussaoui ne s’est pas emparé tout jeune de la caméra.
L’œuvre qu’on subodore à peine entamée, il l’a commencée après la quarantaine. Mais il est riche de ses expériences passées de cinéphile militant, engagé dans la promotion du septième art à Alger. Les maîtres qu’il se reconnaît sont pour la plupart ceux qu’il a découverts lors de projections dans « son » ciné-club : l’Iranien Kiarostami, les Américains Kubrick et Tarantino, le Russe Tarkovski, l’Italien Antonioni, la Japonaise Kawase.
Et sa première incursion active sur un tournage, comme assistant réalisateur, lui a été offerte par le plus original et peut-être le plus talentueux des cinéastes algériens contemporains, Tariq Teguia, rencontré à l’occasion de la présentation de l’un de ses films, suivie d’un débat, puis d’un échange plus personnel. Comme « parrains », il y a pire !
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