Harcèlement sexuel : « En Afrique, les Weinstein se ramassent à la pelle ! »
Alors que le scandale déclenché par l’affaire du producteur américain se répercute dans le monde entier – via le hastag #MeToo, notamment -, les Africaines n’ont pas encore rejoint le chœur des femmes qui dénoncent leurs agresseurs. Elles ne sont pourtant pas épargnées…
La mayonnaise ne prend pas. Hormis en Afrique du Sud, l’affaire Harvey Weinstein ne déclenche pas sur le continent la même avalanche de dénonciations qu’ailleurs dans le monde. Les deux plaintes pour viol déposées contre l’islamologue et théologien Tariq Ramadan, bien connu au Maghreb, n’y ont rien fait. Comme si les Africains tenaient à rester à l’écart d’un phénomène désormais planétaire.
« Pourtant, en Afrique, les Harvey Weinstein se ramassent à la pelle, dans tous les milieux, dans tous les secteurs, notamment chez moi, au Gabon, où la chosification de la femme est institutionnalisée », soutient l’avocate Paulette Oyane Ondo.
Harcelée par un prêtre qui l’avait recrutée comme bibliothécaire dans une structure kinoise, Muriel (le prénom a été changé), 25 ans, a dû démissionner au bout de trois mois. « Mes journées de travail consistaient surtout à inventer des subterfuges pour éviter de me retrouver dans la même pièce que lui ! »
Les affaires de harcèlement sexuel
Auteure de plusieurs études sur les femmes dans le milieu professionnel, l’universitaire camerounaise Viviane Ondoua Biwolé révèle que la plupart de ses interlocutrices ont été harcelées au moins une fois dans leur parcours. Comme cette ex-doctorante invitée par son directeur de thèse à se présenter aux entretiens non plus en jeans, mais en kaba (la robe traditionnelle) et sans culotte. Elle avait réussi à lui échapper en suivant les conseils d’un oncle : ruser jusqu’à sa soutenance en se faisant accompagner par sa mère lors des entrevues.
Le sujet ne fait quasiment jamais grand bruit, mais tout le monde sait que cela existe
Viviane Ondoua Biwolé raconte aussi le cas d’Aurélie, agent d’entretien dans un ministère à Yaoundé, victime d’attouchements de la part de hauts fonctionnaires pendant quatre longues années. Actrice et réalisatrice plusieurs fois primée, la Nigériane Omoni Oboli décrit quant à elle un univers nollywoodien gangrené par ce fléau. Elle se souvient de cette fois où un réalisateur n’avait pas hésité à l’embrasser. Ce jour-là, elle a compris qu’il lui faudrait désormais courir les castings en compagnie de son mari.
La Congolaise Muriel dit s’être bien gardée de donner à ses collègues le véritable motif de sa démission : « C’était sa parole contre la mienne. Et son honorabilité semblait incontestable. J’aurais même pu passer pour la harceleuse. » Le sujet ne fait quasiment jamais grand bruit, mais tout le monde sait que cela existe. Les femmes « gèrent » le problème discrètement. Elles en parlent entre elles dans les salons de coiffure ou dans les tontines, mais ça ne va jamais plus loin.
Pratiques courantes
Pour Paulette Oyane Ondo, les Gabonaises se taisent parce que le harcèlement est une pratique ancrée dans les mœurs. « Dans l’imaginaire populaire, aucune femme n’accède à un emploi ou ne progresse au sein de l’entreprise grâce à ses seules compétences. Le plus triste, c’est que les femmes elles-mêmes en sont persuadées, les plus jeunes encore plus. »
Les Africains parlent trop librement de sexe, alors la frontière entre grivoiserie et harcèlement est ténue
Alors elles ne font pas de vagues par peur des représailles (elles pourraient tout perdre), pour ne pas être stigmatisées (on les culpabilise car, après tout, elles l’ont bien cherché), par honte (elles se sont tues tant qu’elles en profitaient). »
Mais ces arguments à eux seuls ne suffisent pas à expliquer le silence assourdissant d’un continent où un Jacob Zuma, alors candidat à la présidentielle en Afrique du Sud, a été accusé d’avoir violé une jeune femme séropositive à Johannesburg. Où des mouvements citoyens se sont mobilisés pour Zouhoura, une Tchadienne de 16 ans violée par des fils de dignitaires. Et où, ces quatre dernières années, au moins trois professeurs d’université camerounais ont été suspendus pour harcèlement sexuel.
Peur de la stigmatisation
Journaliste sénégalaise installée à Abidjan, Adama N. s’interroge sur la pertinence d’une campagne de dénonciation sur les réseaux sociaux. Elle ne veut pas prendre le risque d’être stigmatisée ni mettre en péril sa jeune carrière.
« D’ailleurs, qui dénoncerais-je ? Les amis de mon père, les tontons, les cousins, le banquier, le voisin ? Et de quoi les accuserais-je ? De harcèlement ? Les Africains parlent trop librement de sexe, alors la frontière entre grivoiserie et harcèlement est ténue », explique celle qui se dit néanmoins atterrée d’entendre certains Ivoiriens se vanter de « faire chat noir » sur une fille (la surprendre dans sa chambre) ou de la « barbariser », c’est-à-dire la prendre quasiment de force – ce qui, à les entendre, n’est pas bien grave puisqu’elle finirait par dire oui pendant l’acte !
Il y a dans la société occidentale une pudibonderie hypocrite
Certaines refusent de laisser les Occidentaux leur imposer un calendrier, comme l’écrivaine et journaliste camerounaise Suzanne Kala Lobè. Elle se dit « gênée que des femmes lancent des accusations des décennies plus tard, sans qu’il y ait mise en contexte ».
« Il y a dans la société occidentale une pudibonderie hypocrite, affirme-t-elle. Dans les sociétés africaines, le rapport au corps n’a pas évolué de la même façon. Il y a chez nous quelque chose de plus libéré. Une femme peut accepter qu’on lui touche la fesse, parce que ça fait partie des codes de la sexualité. On ne peut pas agir comme s’il y avait une norme universelle à laquelle toutes les femmes doivent se soumettre. »
Briser le silence
Un avis que ne partage pas Paulette Oyane Ondo, qui estime que lutter contre le harcèlement sexuel relève simplement de la conquête d’un droit humain. Il n’y a pas, insiste-t-elle, un harcèlement noir distinct d’un harcèlement blanc. « Les femmes africaines ont toujours bénéficié des droits que d’autres ont arraché de haute lutte, renchérit Viviane Ondoua Biwolé. Certaines jugent même vain le combat pour la parité. Il serait temps qu’elles aussi mouillent le maillot. »
Nul ne prétend que c’est facile, mais le phénomène perdurera tant que les femmes se tairont. « Il n’y a pas de débat public autour de la question, explique Colette Florence Mebada, consultante en management, spécialiste de la question du genre. Lors de la parution de son livre sur le harcèlement en milieu universitaire, Jean-Emmanuel Pondi s’était senti bien seul. Aucune autorité n’avait pris position. Cette fois aussi, les intellectuels camerounais auraient pu profiter de l’actualité pour faire entendre leur voix. »
Tant que le combat ne sera pas porté par des mouvements, il sera perdu d’avance
« Les femmes me semblent quelque peu résignées, note Viviane Ondoua Biwolé. Elles n’ont pas encore réalisé que la lutte contre le harcèlement sexuel est un combat dont elles devront se saisir. Même les associations de lutte contre les violences faites aux femmes hésitent à s’en emparer. Tant que le combat restera confidentiel car reposant sur des initiatives individuelles, tant qu’il ne sera pas porté par des mouvements, il sera perdu d’avance. »
Le courage de dénoncer
Mais il faut du courage pour oser saisir sa hiérarchie. La Tchadienne Émilie A. s’est entendu répondre : « Débrouille-toi comme une grande : toutes les femmes sont confrontées à ce type de problème. » Même quand elles existent, les commissions de discipline ont du mal à rendre publiques les sanctions prises. Elle préconise donc la présence d’un plus grand nombre de femmes à des postes d’encadrement.
Il faut apprendre à se faire respecter sans passer par un intermédiaire qui serait la loi
« Oser parler est aussi une question d’éducation, souligne Colette Florence Mebada. La femme doit pouvoir s’affranchir de situations inconfortables. Car on a toujours le choix. Être anticonformiste et oser assumer ses choix apparaît alors comme un atout. » Plus prosaïque, Kala Lobè affirme que « ce sont les actes qui libèrent » : « Il faut apprendre à se faire respecter sans passer par un intermédiaire qui serait la loi. La parole dénonciatrice me semble infantilisante. Un homme me met la main aux fesses ? Je saisis ses testicules, égalité oblige. »
Victime d’attouchements répétés, la Béninoise Gabrielle M., 36 ans, a osé dénoncer son agresseur. Son audace lui a logiquement coûté son poste. Son seul regret aujourd’hui : n’avoir pas intenté de procès. Comme la plupart de nos interlocutrices harcelées, elle se dit prête à suivre le mouvement et à « balancer avec les autres ». Comme Colette Florence Mebada, qui ne voit aucune objection à la création de pages Facebook ou Twitter. Mais à condition que celles-ci incitent les indélicats à arrêter, et sans tomber dans des excès à l’américaine, qui feraient perdre le bénéfice escompté.
• Le fléau des MST
En 2011, Jean-Emmanuel Pondi, alors secrétaire général de l’université Yaoundé 1, publie Harcèlement sexuel et déontologie en milieu universitaire (Éditions Clé). Dénonçant le système des « moyennes sexuellement transmissibles », il raconte neuf histoires de harcèlement sexuel et propose des voies de recours aux étudiantes.
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