Révolutions de palais en Arabie saoudite
Présentée comme une opération anticorruption, la purge sans précédent décidée par le roi et le prince héritier s’apparente à un véritable coup de force. Objectif : s’arroger tous les pouvoirs.
L’opération mains propres saoudienne a viré à la panique géopolitique régionale. Fulgurante, elle a surpris, dans la nuit du 4 au 5 novembre, des hauts responsables sécuritaires, des princes puissants et des businessmans en vue. Une liste non officielle d’une quinzaine de personnalités a rapidement circulé, mais des dizaines d’autres les ont rejoints dans la prison dorée du Ritz-Carlton, à Riyad.
Les interpellations se sont poursuivies les jours suivants et des centaines d’individus ont été interdits de sortie du territoire. Au total, on dénombre pas moins de cinq cents arrestations. Blanchiment, corruption, détournements…
Les accusations ont été émises par une commission ad hoc formée quelques heures avant la rafle et présidée par l’homme fort du royaume, le jeune et impétueux prince héritier Mohamed Ibn Salman. « C’est un samedi noir pour la corruption et les corrompus, ceux qui ont trahi leur conscience et abusé de leurs positions », a déclaré la télévision nationale. « Nuit des longs couteaux », « grande purge », ont commenté des médias internationaux.
Personnalités très influentes
L’envergure des personnalités embastillées, à l’image du prince milliardaire Al Walid Ibn Talal, de Bakr Ibn Laden, président du géant local de la construction Saudi Binladin Group, du ministre de l’Économie en exercice ou des princes Mitab, ministre de la Garde nationale, et Turki, ex-gouverneur de Riyad, tous deux fils de feu le roi Abdallah, donnent à ce coup d’éclat judiciaire des airs de coup d’État.
Le lien a été rapidement fait entre la purge anticorruption et la démission surprise
La destruction, le 5 novembre, au-dessus de la capitale, d’un missile balistique tiré par les rebelles houthistes du Yémen, que l’armée saoudienne combat depuis 2015, a projeté sur le drame les lueurs de la guerre. Et le lien a été rapidement fait entre la purge anticorruption et la démission surprise, lue par lui-même depuis la capitale saoudienne le 4 novembre, du Premier ministre libanais, Saad Hariri.
Opération anti-corruption
Approuvant la méthode musclée des maîtres de Riyad, le président américain Donald Trump a tweeté : « Le roi Salman et le prince héritier d’Arabie saoudite savent très exactement ce qu’ils font. » Cette manœuvre risquée à l’audace inédite dans le royaume suscite autant d’interrogations que d’alarme.
Fait vice-prince héritier en avril 2015, il a évincé le puissant Mohamed Ibn Nayef de sa place de dauphin en juin 2017
Mais elle s’inscrit dans la lignée des révolutions de palais qui, depuis l’intronisation du vieux Salman, en janvier 2015, portent méthodiquement son fils favori Mohamed vers le trône. Fait vice-prince héritier en avril 2015, il a évincé le puissant Mohamed Ibn Nayef de sa place de dauphin en juin 2017.
Ce remplacement avait été présenté comme librement accepté, vidéo d’allégeance de l’ancien au nouvel héritier à l’appui. Mais le traitement des personnalités incarcérées au Ritz-Carlton confirme les informations qui disaient alors Ibn Nayef placé en résidence surveillée après avoir été contraint d’accepter sa déchéance.
Assurer la transmission
Début septembre, l’arrestation de trente intellectuels, activistes et religieux au motif qu’ils agissaient contre la sécurité du royaume a amené l’ONG Human Rights Watch à condamner « une répression coordonnée des dissidents ». Des rumeurs au plus haut niveau avaient alors évoqué un coup de balai en vue de la transmission par Salman, avant la fin de 2017, de la couronne à son fils.
L’homme aux affaires florissantes, actionnaire des hôtels Four Seasons, de Twitter, d’Apple et de Citigroup, est accusé de blanchiment d’argent
Certaines personnes avaient même été arrêtées au motif qu’elles n’avaient pas dit haut et fort leur soutien à la politique de Mohamed Ibn Salman. En octobre, le prince milliardaire Al Walid Ibn Talal avait, lui, applaudi la politique de réformes économiques et sociales – dont l’autorisation accordée aux femmes de conduire – de l’héritier : « C’est notre version très paisible du Printemps arabe. »
Rien n’y a fait, l’homme aux affaires florissantes, actionnaire des hôtels Four Seasons, de Twitter, d’Apple et de Citigroup, est accusé de blanchiment d’argent. « Entendre que des princes saoudiens ont été arrêtés pour “corruption”, c’est comme lire que Donald Trump a renvoyé sept secrétaires de cabinet “pour mensonges” », écrit Thomas Friedman, du New York Times, qui a interviewé deux fois Ibn Salman.
Mettre de l’équilibre dans le royaume
Intervenant une semaine après un forum international d’investissement organisé sous l’égide du prince héritier, l’opération anticorruption a été présentée par le gouverneur de l’autorité saoudienne d’investissement comme « une étape vitale à la mise en place d’un terrain juste et équitable pour tous les potentiels investisseurs ». Mais l’arrestation des hommes d’affaires les mieux établis d’Arabie saoudite et le gel de leurs avoirs ont l’effet inverse. « C’est un mauvais signal », observe Joseph Bahout, chercheur invité à la Fondation Carnegie.
On se focalise sur Ibn Talal mais la vraie cible est le prince Mitab, qui dirigeait la force d’élite de la Garde nationale
L’arrestation du président du Saudi Binladin Group et la démission exigée du Libanais Hariri, patron du groupe Saudi Oger, ont mis sur la touche les deux plus grands groupes de construction du royaume. Au profit, futur et colossal, du prince ? se demande Rosie Bsheer dans le Washington Post. Un observateur averti remarque pour sa part que « les dirigeants de Rotana, de MBC et d’ART, les empires médiatiques saoudiens, ont été neutralisés. Le pouvoir veut mettre la main sur ces outils ».
D’une pierre, l’héritier tente de faire une multitude de coups, mais le principal n’est pas le plus évident, souligne Bahout : « On se focalise sur Ibn Talal mais la vraie cible est le prince Mitab, qui dirigeait la force d’élite de la Garde nationale, dernier bastion sécuritaire qui échappait au contrôle du clan Salman après la chute en juin de la citadelle policière d’Ibn Nayef. Secondaire, la mise au pas des milieux d’affaires était aussi nécessaire à la construction du nouveau pouvoir autocratique saoudien. »
Futures conséquences
Présentée comme une phase de la politique de libéralisation du prince, c’est bien une révolution absolutiste qui est en cours, où Ibn Salman se hisse à une place occupée pendant des décennies par des vieillards prudents et où l’autocratie supplante la culture du compromis familial, religieux et social qui prévalait chez les Saoud.
En éradiquant tous les obstacles sur son chemin, l’ambitieux pourrait susciter de nouvelles oppositions
Mais en éradiquant tous les obstacles sur son chemin, l’ambitieux pourrait susciter de nouvelles oppositions. Voire coaliser contre lui des oppositions jusqu’alors inconciliables, menaçant alors sérieusement la stabilité du pouvoir et de l’État saoudien. Sans rapport apparent avec l’opération de police intérieure, les stances virulentes proférées concomitamment à l’égard de l’Iran, les grandes manœuvres diplomatiques de Riyad dans cette partie du monde et les applaudissements de la Maison-Blanche lient le destin national à celui de la région. Et laissent craindre le pire.
Le futur roi cherche-t-il à entraîner les États-Unis et Israël dans une guerre contre le Hezbollah libanais et les milices pro-iraniennes au Liban et en Syrie ? Les Saoudiens démontrent au Yémen leur incompétence militaire et les Israéliens ne font pas de guerre pour les autres, souligne-t-on. Joseph Bahout est plus pessimiste : « Ibn Salman a intérêt à la conflictualité régionale qui galvanise le nationalisme saoudien à son profit. Trop convaincu du soutien américain et d’une complicité israélienne, il a pu se persuader qu’une guerre consoliderait son pouvoir. »
Une manne pour le royaume ?
Au 7 novembre, 1 200 comptes en banque avaient été gelés et 800 milliards de dollars d’avoirs bloqués, potentiellement confiscables par l’État. Plus de trois fois les pertes des réserves en devises enregistrées depuis la chute du cours du pétrole en 2014. Et de quoi amplement financer le projet Neom, une mégacité du futur, présenté au « Davos du désert » et représentant 500 milliards de dollars
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