Tunisie : à quoi servent les partis ?

Une majorité hétérogène engluée dans le consensus systématique, une opposition éclatée et inaudible, une vie parlementaire aussi chaotique que stérile… Les formations politiques portent une grande responsabilité dans l’immobilisme qui plombe le pays.

Avec 136 sièges sur 217, Nidaa Tounes et Ennahdha étaient en 2017 en position de force à l’Assemblée des représentants du peuple (image d’illustration). © Nicolas Fauque/www.imagesdetunisie.com

Avec 136 sièges sur 217, Nidaa Tounes et Ennahdha étaient en 2017 en position de force à l’Assemblée des représentants du peuple (image d’illustration). © Nicolas Fauque/www.imagesdetunisie.com

Publié le 28 novembre 2017 Lecture : 8 minutes.

Depuis 2015, la Tunisie est engluée dans le régime semi-parlementaire choisi par les constituants et qui a conduit le pays à l’immobilisme. En cause : l’alliance contre nature entre les modernistes de Nidaa Tounes et les islamistes d’Ennahdha. Combinée au monopole exercé par les deux mastodontes, la démultiplication des partis n’a pas arrangé les choses. Sur les 250 formations créées en 2011, 209 sont encore actives, 18 comptent des députés à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et 5 seulement disposent de plus de 8 sièges (sur 217). Pour couronner le tout, Nidaa Tounes a connu, depuis sa victoire électorale, en 2014, 19 défections sur 86, ce qui lui a fait perdre son rang de premier parti de l’ARP au profit d’Ennahdha, laquelle aligne 69 élus. Un affaiblissement qui a plombé l’activité de l’hémicycle, à telle enseigne que, depuis juin, les députés ont dû s’y prendre à quatre reprises pour élire le président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), avec pour conséquence le report des municipales, dernière étape de la transition.

Pratique de consensus

Avec 136 sièges sur 217, Nidaa et Ennahdha font ainsi la pluie et le beau temps. Car la bipolarisation initiale s’est rapidement muée en association, donnant lieu à une pratique systématique du consensus qui participe du blocage des prises de décision. « Nous ignorons qui gouverne et qui fait partie de l’opposition », souligne le chercheur Adel Latifi.

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À cette situation confuse et aux querelles d’ego est venu s’ajouter le jeu des alliances.

Pour contrer la formation d’un front progressiste (lire encadré) au sein de l’ARP, Ennahdha et Nidaa se sont ainsi alliés, le 13 novembre, avec l’Union patriotique libre (UPL) du controversé Slim Riahi, qui avait retiré son soutien au gouvernement il y a un an pour n’avoir pas obtenu de maroquin.

On revient ainsi à une configuration qui n’est pas sans rappeler la troïka de 2012-2013, qui avait failli dans la gestion du pays. Une coalition sans autre projet que d’établir une hégémonie au Parlement et d’exercer des pressions sur le gouvernement.

« Si Ennahdha a les moyens humains et financiers de mailler tout le territoire, les autres partis s’appuient sur des représentants locaux »

Par ailleurs, hormis Ennahdha, Afek Tounes et le Courant démocrate, toutes les formations politiques cultivent l’opacité quant à leurs comptes – et au nombre de leurs adhérents –, malgré le décret-loi 87 qui organise la vie des partis et les oblige à présenter leurs rapports financiers.

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Si Ennahdha a les moyens humains et financiers de mailler tout le territoire, les autres partis s’appuient sur des représentants locaux, des lobbys et les réseaux sociaux pour être présents entre deux élections. Pour beaucoup, c’est souvent le buzz créé par la déclaration d’un député ou d’un dirigeant sur les réseaux sociaux qui leur donne une visibilité médiatique.

La formule marche si bien que plus aucune formation ne dispose d’un organe de presse. Tous s’en remettent aux invitations des journalistes, que l’on peut parfois obtenir par un simple coup de fil… D’autant que rien ne régule le temps d’antenne des partis en dehors des périodes électorales.

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Trahison

Dans ce contexte, les deux poids lourds de la scène politique exercent à loisir leur monopole, mais ils ont dû s’adapter à leur propre reconfiguration.

Ennahdha, qui s’essaie à la mue en parti civil, peine à se défaire de son image de formation islamiste. Organisée et disciplinée, forte d’une stratégie parlementaire fiable, Ennahdha est solidement implantée dans le sud du pays et dans les franges conservatrices de villes comme Sfax et Gabès.

Avec un président qui désigne son bureau politique et un conseil de la Choura qui fait office de Parlement, elle fonctionne sur le même modèle que l’État. Mais elle ne dispose toujours pas des compétences et de l’expertise qui lui avaient fait cruellement défaut en 2012.

D’où son choix, y compris après être devenue le premier groupe parlementaire, de ne pas se mettre en première ligne, en se contentant d’occuper des postes ministériels et de se forger une expérience. Ennahdha, même quand elle a fait office de pivot, ne s’est jamais suffi à elle-même.

Depuis son intégration à la vie politique, elle recherche les alliances ; elle avait œuvré avec le Front populaire pour aller vers une Constituante, en 2011, puis a compté, après la parenthèse de la troïka, sur le soutien de partis comme Afek Tounes pour entrer au gouvernement en 2015.

Aujourd’hui, Yassine Brahim, fondateur d’Afek, tire à boulets rouges sur Ennahdha, à l’instar des anciens membres de la troïka, Ettakatol et le Congrès pour la République (CPR), qui ont implosé sous l’effet de leur proximité avec Ennahdha. Un risque dont Nidaa Tounes n’a cure. Du moins le Nidaa version Hafedh Caïd Essebsi.

« Nidaa n’est plus un parti mais un casting de gens, parfois peu recommandables, qui reproduisent les anciens schémas »

Car le parti fondé par son père, Béji Caïd Essebsi, actuel président de la République, s’était inscrit dans la modernité avec l’ambition de faire contrepoids à l’émergence islamiste et avait réuni une base où destouriens et progressistes partageaient l’idée d’un « parti centriste inscrit dans la défense des acquis de l’État moderne, des objectifs de la révolution et des réalisations de la période transitoire ».

Le parti avait ainsi bénéficié du vote des modernistes et d’une majorité de femmes des grandes zones urbaines, qui ont perçu l’alliance gouvernementale scellée entre Nidaa et Ennahdha au lendemain des élections comme une trahison.

Ils se sont juré qu’on ne les y reprendrait plus, ce qui ne sera guère difficile puisque ce Nidaa-là n’existe plus. En prenant la tête du parti, Hafedh Caïd Essebsi a ouvert la porte à « ceux qui évoluaient en troisième division politique à l’époque de Ben Ali. Nidaa n’est plus un parti mais un casting de gens, parfois peu recommandables, qui reproduisent les anciens schémas », tempête un dissident, qui note que tous ceux qui se sont exprimés contre Hafedh, comme Leïla Chettaoui, ont été écartés.

Au point que les transfuges, qui ont rejoint, pour certains, le parti Machrou Tounes, de Mohsen Marzouk, ou qui sont restés indépendants, ont constitué le groupe parlementaire Al-Horra, qui compte 25 députés.

Fiches d’identité :

Purge ou pas, Nidaa Tounes reste populaire. C’est le « parti de Béji ». Même si le président se positionne au-delà des intérêts partisans, il reste la figure tutélaire, sans oublier que le chef du gouvernement, Youssef Chahed, est également issu de Nidaa. «

L’absence d’alternative politique avec un leadership fort explique cette position de force », commente Hassen Zargouni, patron de Sigma Conseil, dont un sondage réalisé en septembre créditait Nidaa de 37,3 % d’intentions de vote aux prochaines municipales.

Pourtant, Nidaa semble n’avoir pour projet que sa relation, généralement conciliante, parfois fusionnelle, avec Ennahdha.

L’appel lancé par cette dernière à voter pour le candidat de Nidaa à une législative partielle dans la circonscription Allemagne en dit long à cet égard.

« La vie des partis ne compte pas pour l’opinion. Beaucoup de Tunisiens sont dans une logique opportuniste. Les municipales mettent en jeu 7 200 sièges, plus 3 500 suppléants. Composer avec un parti dominant est une carte gagnante », conclut Zargouni.

Statu quo

L’opposition, composée de partis de la gauche radicale, dont le Front populaire, de formations issues de courants nationalistes panarabes et de révolutionnaires tous azimuts, ne fait pas le poids face aux deux mastodontes, mais elle ne manque pas une occasion de faire le buzz et peut compter sur un électorat qui lui est tout acquis.

Quant aux dissidents de Nidaa Tounes, ils ont créé plusieurs partis, tels que Machrou Tounes, de Mohsen Marzouk, Tounes Awalan, de Ridha Belhaj, Bani Watani, de Saïd Aïdi, ou encore Tayar el-Mostakbal, de Tahar Ben Hassine. Sociaux-démocrates pour la plupart, ils se réclament des valeurs modernistes chères à Bourguiba.

Mais, hormis Machrou Tounes, ils peinent à s’exprimer, d’autant qu’ils ne jouissent d’aucune représentativité parlementaire.

Les prochaines échéances électorales seront pour eux un test grandeur nature. Mehdi Jomâa, fondateur d’Al Badil Ettounsi, occupe, lui, une position à part et tente de mettre à profit son passage à la tête de l’exécutif.

L’ancien chef du gouvernement, qui n’a jamais été encarté, veut fédérer les Tunisiens en leur proposant des solutions de sortie de crise. Il assure que ses compatriotes « refusent l’esprit partisan, étroit, qui s’apparente au clanisme ».

Pour exister et se maintenir au pouvoir, le Nidaa dénaturé de Hafedh Caïd Essebsi n’a d’autre choix que la stratégie d’un prêté pour un rendu.

Aujourd’hui, la vie des partis, qui oscille entre dynamisme et désordre, loin de conduire à une recomposition du paysage politique, risque au contraire d’aboutir à un statu quo qui perpétuera la vraie fausse bipolarisation actuelle.

Abdelfattah Mourou, vice-président de l’ARP et l’un des dirigeants d’Ennahdha, estime que cette configuration est inévitable, le temps qu’une authentique classe politique se forme.

Une tendance qui semble se confirmer au vu des rapports fusionnels entre Ennahdha et Nidaa, qui, à force de consensus, ne divergent plus sur rien, au point d’apparaître comme les deux faces d’une même médaille.

D’autant que Nidaa ne se positionne plus sur les questions identitaires et qu’Ennah­dha fait siens certains aspects de la ligne moderniste.

Pour exister et se maintenir au pouvoir, le Nidaa dénaturé de Hafedh Caïd Essebsi n’a d’autre choix que la stratégie d’un prêté pour un rendu.

Une option peu glorieuse et inquiétante pour la démocratie, que ne pourra contrecarrer que l’émergence d’un réel leadership et d’un projet faisant fi de tout électoralisme.

Nouveau front progressiste

Si beaucoup, comme Abdellatif Mekki, un des dirigeants d’Ennahdha, estiment que la bipolarisation politique est « un phénomène sain », ce n’est pas l’avis de tous. Pour faire échec à l’hégémonie de Nidaa Tounes et, surtout, d’Ennahdha, liés par une stratégie du consensus qui a pour effet de bloquer le travail parlementaire, 43 élus de partis modernistes, dont Machrou Tounes et Afek Tounes, ainsi que quelques députés de Nidaa et des indépendants, se sont regroupés dans un Front parlementaire progressiste.

La direction de Nidaa Tounes a menacé d’exclure ses députés associés à l’initiative, laquelle vise, selon Sahbi Ben Fraj, élu d’Al-Horra, à « rétablir l’équilibre politique au sein de l’Assemblée et soutenir la lutte menée par le gouvernement contre la corruption ».

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