Algérie – Cinéma : « Les Bienheureux », chroniques des années amères
Avec son premier film, Les Bienheureux, la réalisatrice algérienne Sofia Djama frappe fort, radiographiant avec lucidité son pays, toutes générations confondues.
«Quand tu aimes, il faut partir », a écrit Blaise Cendrars. Dans Les Bienheureux, de Sofia Djama, c’est l’amour qui conduit Amal à souhaiter le départ de Fahim, son fils, vers la France pour lui offrir un avenir meilleur. C’est aussi le sujet de discorde avec Samir, son mari, qui veut construire en Algérie.
Le premier long-métrage de la jeune réalisatrice native d’Oran, après son court multiprimé Mollement, un samedi matin, se déroule en 2008, date à laquelle ce qu’on appelle la décennie noire est officiellement fini, mais où l’actualité reste endeuillée par des attentats fréquents. Un entre-deux comme le flou du vocabulaire pour qualifier les « événements » des années 1990, une seconde guerre d’Algérie qui n’a jamais voulu dire son nom autrement que par un euphémisme.
« “Décennie noire”, c’est une expression qui n’engage que celui qui l’emploie, mais pas les institutions, par exemple, nous explique Sofia Djama. “Guerre civile”, c’est un tribunal, c’est une responsabilité, ce sont des victimes qu’on recense, qu’on identifie et qu’on tente de réparer, ce sont des familles qui peuvent faire leur deuil, c’est une mémoire, c’est enfin mettre ça dans un cahier d’histoire et espérer que l’humain ne soit pas assez bête pour recommencer. »
Et pourquoi je ne serais pas heureuse, ici à Alger ?
Au-delà des questions sémantiques, il s’agit aussi de destins brisés. Si les deux époux, interprétés tout en sobriété par Sami Bouajila et Nadia Kaci, ont survécu à cette guerre civile, leur couple s’est abîmé dans des choix impossibles dont ont hérité malgré eux leur fils Fahim et ses potes, Fériel et Réda, incarnés par les révélations Amine Lansari, Lyna Khoudri et Adam Bessa.
« Fériel pose la question dans une séquence du film : “Et pourquoi je ne serais pas heureuse, ici à Alger ?” C’est une question que je me pose très souvent : est-ce qu’on peut être heureux dans un contexte politique chaotique ? Est-ce que la situation économique et sociale est totalement responsable du désenchantement ambiant, est-ce que c’est propre à l’Algérie ? Ou est-ce que l’Algérien serait masochiste et cultiverait cette déprime ? Est-ce que cette désillusion que j’évoque est une vue de l’esprit, le mien d’ailleurs ? J’avoue que je n’ai pas de réponse, mais c’est ce que j’ai eu envie de filmer. »
Utopies perdues
Les vingt ans de mariage d’Amal et Samir sont l’occasion d’une épiphanie douloureuse où il apparaît que leurs idéaux se sont envolés en même temps que ceux de leur génération, celle qui a milité pour la fin du parti unique en 1988. Que reste-t-il de leurs rêves ? Une tortue, surnommée Vladimir Ilitch – le véritable nom de Lénine –, souffre-douleur de leur fils et de ses amis, et symbole de leur utopie communiste moquée par la jeunesse.
Les personnages sont englués dans une espèce de fatalisme où patriarcat, hypocrisie sociale, bureaucratie, bigoterie, népotisme, violences, désillusions… se conjuguent. « Amal, la mère, pense que le pays est définitivement fichu, elle n’y voit aucun avenir possible, elle a le sentiment d’un échec cuisant. Tandis que Samir, le père, ne peut pas avoir le même constat que sa femme, puisque ce serait admettre que des potes sont morts pour rien, que les luttes et les souffrances subies ont été vaines, il pourrait aller jusqu’à penser que l’indépendance est un échec.
Le système est l’hydre tentaculaire auquel il est impossible d’échappe
Ce serait trahir ce pourquoi ses parents se sont battus. Ce serait admettre sa propre compromission, ses petits arrangements avec le système qu’il a autrefois condamné. Amal comme Samir sont victimes de leur propre rigidité intellectuelle, ça sera une guerre des nerfs, jusqu’à ce qu’un événement extérieur les rapproche encore une fois. Ou pas. »
Le système est l’hydre tentaculaire auquel il est impossible d’échapper. « L’État a fabriqué une société rigide, voire intolérante, grâce à un système éducatif construit sur le repli, le populisme, l’intégrisme, l’absence de sens critique. J’ai le sentiment qu’il y a une partie importante de la société qui refuse le doute. La bigoterie instaure des certitudes sacrées, et il n’y a pas assez de structures culturelles, éducatives, associatives, même cultuelles, qui relativisent l’orthodoxie enseignée par des imams zélés pour y résister.
Religion, consommation et philosophie
C’est d’ailleurs contre ces gens-là que le personnage de Réda se rebiffe. Lui est à l’opposé, il est en quête de spiritualité, il voit dans la religion une vision philosophique et non un dogme. » Ce dogme écrase de tout son poids l’ensemble de la société : « Comme disait Mohammed Arkoun, on a institutionnalisé l’ignorance, et les bigots l’ont sacralisée. On est à l’ère du fast-roqia [exorcisme low cost], un véritable business en Algérie. La religion est devenue un objet de consommation à défaut d’autre chose, comme si on devait remplir un vide, comme si nous avions retiré de la religion toute sa substance spirituelle, qui élève et grandit, et que l’on compensait par du dogme en le vidant de tout son sens philosophique, voire intellectuel. Ainsi, la bigoterie répond à l’angoisse d’une jeunesse, à toutes ses névroses, à toutes ses frustrations, y compris sexuelles, surtout sexuelles d’ailleurs. »
Entravés par toutes sortes de carcans, les personnages développent des comportements schizophrènes auxquels les pousse l’hypocrisie sociale algérienne, où le voisinage, la rumeur, l’État exercent leur pouvoir comme autant de petits caporaux zélés. Les relations sont troubles, complexes, torturées, violentes.
Le droit au bonheur
Comme Fériel, dont la mère est morte assassinée et qui elle-même a été égorgée, chacun porte une cicatrice : « J’ai eu envie de raconter cet état de sidération, comme une personne qui perdrait connaissance face à un trauma que l’on ne nomme pas. »
Mais les stigmates du passé ne les définissent pas entièrement : « J’ai décidé d’avoir un autre point de vue en racontant la vie par des personnes en résistance, des jeunes qui s’inventent des espaces de liberté, donc des êtres qui sont en mouvement, et la vie c’est le mouvement. Fériel porte sur ses petites épaules le drame de tout un pays, mais ça ne l’empêche pas de revendiquer le droit au bonheur. »
« Qui aurait imaginé que la presse française puisse parler de nouvelle garde du cinéma algérien ? » interroge Sofia Djama
Sofia Djama appartient à une nouvelle génération d’auteurs algériens qui s’emparent de l’histoire récente du pays avec une énergie à soulever des montagnes. « Ma volonté était si forte que j’ai prétendu faire un film, et me voilà ici à commenter mon premier long-métrage. Je suis convaincue que l’on doit être en résistance. Comme le dit l’adage mexicain : “On a voulu nous enterrer, ils avaient oublié que nous étions des graines.”»
« Qui aurait imaginé que la presse française puisse parler de nouvelle garde du cinéma algérien ? Pourtant on est là, nos films existent, ils ne se contentent plus des circuits de festivals, ils sortent désormais en salles. Tout cela, on le doit au fait d’avoir résisté, d’avoir tenté l’aventure. En passant par des maladresses mais à force d’entêtement, nos films, nos photos, nos pièces, nos romans, nos performances sportives, nos entreprises finissent par se réaliser, et un jour ou l’autre le système sera bien obligé de ne plus nous tourner le dos. Mais, entre-temps, on sera à l’ère de Netflix. »
Alger, mon amour
Cette génération qui obtient la reconnaissance du monde entier, comme en témoigne la sélection des Bienheureux à plusieurs festivals internationaux, dont la Mostra de Venise, et des prénominations aux Césars, reste ancrée en Algérie.
« Alger est le personnage central du film, les battements de la ville vont rythmer la narration, les personnages. C’est une ville qu’on aime haïr, qui épuise certes, mais où je me sens en vie. » Une passion torturée, mais un amour viscéral à défaut d’être bienheureux.
Le rire pour salut
L’humour de la réalisatrice, qui se qualifie au second degré de « cinéaste d’auteur déprimant », est l’une des planches de salut de ses personnages.
« Les Algériens sont drôles ! note Sofia Djama. Et pour être drôle il faut savoir observer ses semblables, les situations, il n’y a que comme ça qu’on peut tourner les choses en dérision. C’est une forme d’intelligence. Chez les jeunes, c’est un rythme, une façon de parler, et puis avoir de la repartie à cet âge est nécessaire : ils sont dans la vie. Tandis que chez les adultes, le but n’est pas de faire rire, mais de blesser l’autre, c’est du cynisme, c’est une manière un peu lâche de régler ses comptes. »
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