Le théâtre en vie de Mohamed El Khatib
Prolifique, le dramaturge français d’origine marocaine de 37 ans, Mohamed El Khatib, brouille les frontières entre art dramatique et réalité de création en création.
Yvette, 85 ans, est arrivée in extremis. La doyenne de la troupe de Stadium a fait un détour par les urgences à cause d’un léger malaise. Le pas lent, vêtue d’un large tee-shirt aux couleurs rouge et or du RC Lens, « mémé » s’avance vers la tribune, plantée au milieu de la scène. Soudain, nous sommes au stade Bollaert, qui, les jours de match, fait vibrer la ville du nord de la France. « Pour moi, Yvette est irremplaçable. Elle est meilleure qu’Alain Delon. Elle a une vérité qu’il n’aura jamais », explique Mohamed El Khatib.
Sur scène, l’auteur et metteur en scène de 37 ans orchestre les prises de parole de la soixantaine de supporters du club de football présents dans la pièce. Tous sont enfants ou petits-enfants de mineurs. Il leur pose les mêmes questions qui ont animé leurs conversations pendant deux ans, à Lens, lorsqu’il venait les filmer et les interviewer un week-end tous les quinze jours.
Pourquoi les pauvres seraient-ils cantonnés à figurer dans des documentaires ?
« Quand j’ai demandé à Yvette : “Ce que tu nous as raconté, tu veux bien le faire sur scène ?” Elle a dit : “Oui, à condition que ma famille vienne.” J’étais d’accord. Je ne savais pas alors qu’ils étaient trente-huit ! » plaisante le dramaturge, dont le calme de la voix dévoile la douceur naturelle.
Prise de la Bastille culturelle
Le texte, ils l’ont écrit ensemble. Il évolue chaque soir. « Pourquoi les pauvres seraient-ils cantonnés à figurer dans des documentaires ? Pourquoi n’auraient-ils pas droit à la fiction ? » lance Mohamed El Khatib. Pour lui, leur performance au théâtre national de La Colline, haut lieu culturel de la capitale, s’apparente à « une prise de la Bastille culturelle ».
Cet ancien joueur amateur de football est le premier de sa famille à naître en France, à Beaugency, une petite ville près d’Orléans. Le seul garçon d’une fratrie de cinq enfants. Son père est arrivé dans les années 1970. « Il a traversé le détroit de Gibraltar dans des conditions chaotiques », explique Mohamed El Khatib. Sa mère l’a rejoint, grâce à la procédure de regroupement familial, avec ses trois sœurs aînées.
Enfant, pendant le ramadan, Mohamed El Khatib porte parfois la gamelle avec la soupe chaude du jour pour la rupture du jeûne. La fonderie de Meung-sur-Loire, où son père casse de l’acier, n’est qu’à deux kilomètres. Quand il ne le trouve pas dans les vestiaires, il entre dans l’usine. « Ça puait, c’était extrêmement bruyant. Les ouvriers risquaient de tomber dans la fonte, il y avait régulièrement des morts », raconte le dramaturge.7
Brillantes études financées par le foot
Le paternel rêve d’une autre vie pour ses enfants. « Il était obsédé par les livres. Il avait compris que c’était par eux qu’on s’en sortirait. » Khâgne, Sciences-Po Rennes, DEA de géographie, thèse en sociologie, Mohamed El Khatib fait de longues études, qu’il finance en partie grâce au football.
L’auteur et metteur en scène vit pendant trois ans du chômage puis du RSA pour se consacrer au théâtre. En 2010, il présente sa première pièce, À l’abri de rien. « Quelque chose n’allait pas. Diriger des acteurs, faire semblant, construire une scénographie, tout ça m’apparaissait d’un coup très scolaire. Ce n’était pas ce dont j’avais envie », raconte-t-il.
Dans Finir en beauté, il commence à mêler vie et œuvre. Seul en scène, il évoque sa mère, disparue des suites d’un cancer du foie. Le dramaturge avait demandé l’autorisation de la filmer à l’hôpital où elle était en soins palliatifs. De leurs conversations, il garde la musique de sa voix et rassemble les matériaux qui ont entouré sa mort – des courriels, des SMS, des notes de carnet… La pièce le propulse : en 2016, il obtient le Grand Prix de littérature dramatique pour ce texte.
Une bouffée d’art
Le dimanche 14 septembre 2014, à 23 h 56, Mohamed El Khatib brouille un peu plus les frontières. Il écrit un courriel à Fanny et à Daniel, comédiens de métier, qui ont tous les deux perdu un enfant. L’une, une fillette de 5 ans, atteinte d’une maladie orpheline ; l’autre, un jeune homme de 25 ans qui s’est suicidé. Objet du message : « C’est la vie. »
Mohamed El Khatib, à l’étroit dans le carcan du théâtre classique, a trouvé un nouveau moyen de prendre une bouffée d’art
« Faire du théâtre avec des acteurs qui disent un texte, ce n’est plus mon truc, si tant est que cela l’ait vraiment été, leur confie-t-il. J’aimerais vous inviter à participer à un travail, qui n’a rien de psychanalytique, qui n’aura aucune vertu apaisante – j’en ai conscience. » Fanny et Daniel acceptent de partager leur intimité sur scène, ouvrant la voie à l’écriture d’une nouvelle pièce, C’est la vie, jouée cet automne à Paris.
En tout, l’auteur et metteur en scène, associé au Théâtre de la ville et qui habite désormais la capitale, a présenté trois nouveaux spectacles pour la rentrée… en poursuivant la réalisation de son premier film, Renault 12. Un road-movie sur le trajet Orléans-Tanger, qu’il a emprunté chaque année pendant l’été, jusqu’à ses seize ans, pour se rendre sur la terre de ses parents. Mohamed El Khatib, à l’étroit dans le carcan du théâtre classique, a trouvé un nouveau moyen de prendre une bouffée d’art.
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