Haïti – Littérature : les tremblements de chair de « Belle Merveille », de James Noël
S’inspirant des tragédies qui ont secoué son île, le poète haïtien James Noël livre avec « Belle Merveille » un premier roman puissant, en équilibre entre drame et amour, passion et tragédie.
« Pap pap pap papillon. » C’est la scansion qui ouvre Belle Merveille, le premier roman de James Noël. Auteur de plusieurs recueils, dont La Migration des murs, Le Pyromane adolescent, Cheval de feu, le poète haïtien, né en 1978, éclate le cadre classique du récit pour évoquer le tremblement de terre de 2010, l’épidémie de choléra et l’ouragan Matthew.
Trois catastrophes pour une proposition littéraire inclassable : « Un roman qui se réfère à ce que j’avais déjà lu, ça ne m’intéressait pas, affirme d’emblée l’écrivain. Je voulais tirer l’accordéon sur un drame qui s’étend sur sept ans. »
Comment le poète a-t-il procédé ? « Comme d’habitude, on veut capter l’univers dans un vers, fixer le monde dans un seul mot. “Pap pap pap papillon”, pour moi tout est là. Ça parle d’une ville qui tremble, d’une ville qui s’envole. P-A-P, ce sont aussi les initiales de Port-au-Prince, la capitale d’Haïti, et les battements d’ailes de ce papillon de malheur qui traverse tout le roman. »
Il y a le tremblement de terre et le tremblement des corps qui s’aiment, font l’amour
Entre poésie, chant syncopé, conte et satire, le tourbillon formel de Belle Merveille capte la complexité du magma humain : « Le roman est le lieu de tous les possibles. Je profite de cet espace pour me développer. Là où le poète avançait en anorexique, dans le champ romanesque, je n’ai pas peur de grossir, comme des personnages venant de tableaux de Saint-Louis Blaise ou de Botero, en restant en apesanteur. »
Dualité
En fil rouge, il y a l’histoire d’amour entre Bernard, rescapé haïtien du tremblement de terre, et Amore, Italienne au service d’une ONG. Poussé par Amore, Bernard quitte l’île pour Rome avec « sa belle tigresse de Frangipane ». « C’est une histoire inattendue en plein drame, un coup de foudre. Il y a le tremblement de terre et le tremblement des corps qui s’aiment, font l’amour. Le roman évolue dans cette dualité à tous les instants. Comme cela se passe souvent en Haïti, il pleut en plein soleil. »
La voix de Bernard traverse le roman entre onirisme et réalité, débordements amoureux, jouissance sexuelle et lucidité sur les enjeux politiques et humains qui se jouent. L’humour, inattendu, surfe constamment sur une fragile ligne de crête : « C’était terrible, mais en même temps ce sont des moments de grande révélation, de découverte de soi, de questionnement, de chamboulement. Ça secoue le corps, et le rire émerge. J’étais là lors du séisme, j’ai vécu tout ça. J’ai rarement gardé autant de beaux souvenirs qu’à ce moment-là. J’entendais des expressions de joie, y compris de gens qui perdaient des proches le jour même. »
Lors des tragédies, on devient plus sensible à des petites choses auxquelles on n’accordait pas beaucoup d’importance
Et James Noël de préciser son ambition d’être « photographe des événements » : « J’ai voulu essayer de rendre compte de cet indicible, de cette dimension impensable, c’est-à-dire voir comment la vie est devenue tangible, la beauté beaucoup plus perceptible. Lors des tragédies, on devient plus sensible à des petites choses auxquelles on n’accordait pas beaucoup d’importance. »
Ovni littéraire
Belle Merveille, le titre, n’est ni ironique ni naïf. Il raconte les deux faces d’un drame que les mots désamorcent : « En Haïti, c’est une expression très courante. Elle permet de dire à la fois le sublime et l’horreur. On est dans le pays du réalisme magique décrit par Alejo Carpentier dans Le Royaume de ce monde, et par d’autres, comme Jacques Stephen Alexis… La frontière est très mince entre la réalité et la fiction. Il y a un terrain commun pour ces imaginaires qui pourraient paraître séparés d’un point de vue occidental. En Haïti, il y a beaucoup de porosité entre ces deux mondes. »
Avec cet ovni littéraire d’une grande puissance, James Noël prouve que le battement de plume d’un poète en Haïti peut provoquer un ouragan chez le lecteur, n’importe où dans le monde. Et illustre, selon ses propres mots, que « seul le poète peut transporter le lecteur dans la jubilation en le faisant oublier qu’il est en train de plonger dans l’horreur ».
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