Arts plastiques : ce que le mouvement dada doit à l’Afrique
Au Musée de l’Orangerie, l’exposition « Dada Africa » montre comment ce courant iconoclaste qui révolutionna l’histoire de l’art a en partie puisé son inspiration sur le continent africain.
À feu et à sang, la vieille Europe embrasée sombre depuis deux ans dans une folie mortifère. Alors que le conflit s’enlise dans les tranchées boueuses, un mouvement artistique exceptionnel va naître dans le calme relatif de la neutralité suisse. « Le contexte d’émergence de dada est bien connu : une réaction viscérale à l’horreur de la Grande Guerre, celle des tranchées, des hécatombes et des mutilés, effondrement du projet humaniste et européen, du modèle des démocraties, et qui se cristallise en Suisse, pays neutre, refuge de tous les pacifistes et les réformés », écrit la directrice du Musée de l’Orangerie, Cécile Debray, dans le catalogue de l’exposition « Dada Africa, sources et influences extra-occidentales », qui se tient à Paris jusqu’au 19 février 2018.
C’est très précisément dans la Spiegelgasse de Zurich, en 1916, qu’ouvre le Cabaret Voltaire, se voulant tout à la fois scène de théâtre, de poésie, de musique, de danse et lieu d’exposition. Sa courte durée de vie, six mois à peine, est sans commune mesure avec son influence, perpétuée bien au-delà puisque d’autres turbulents foyers dada s’allumeront à sa suite, à Berlin comme à Paris.
« Les répercussions, les apports de ce mouvement iconoclaste, européen, politique et poétique ont été majeurs, multiples, essentiels pour le devenir de l’art après 1945 : le happening, la poésie sonore, l’art corporel, l’installation, l’agit-prop, le photomontage, l’art textile… », peut-on encore lire dans le catalogue.
Influences
Si l’on en croit le journal du musicien et poète Hugo Ball, le Cabaret Voltaire est « un champ de bataille d’excitations démentes ». S’y retrouvent les artistes Jean Arp, Marcel Janco, Tristan Tzara, Max Oppenheimer, Hugo Ball, Sophie Taeuber, Richard Huelsenbeck… L’histoire est plutôt bien documentée, mais tout l’intérêt de « Dada Africa » est de montrer pour la première fois quelles furent les influences de la création africaine sur ce mouvement, et par conséquent sur une majeure partie de l’histoire de l’art du XXe siècle.
Le premier geste dada fut d’interroger la langue à travers une poésie sonore performative qui se voulait “primitive”
Si les rapports entretenus par Picasso, Braque, Derain, Apollinaire, Matisse, etc., avec les œuvres classiques africaines ont été décortiqués à l’envi – notamment par l’excellente exposition « Picasso primitif », au Musée du quai Branly cette année –, le mouvement dada n’avait jamais été considéré sous cet angle.
Libertés
Et pourtant, il y a de quoi dire ! Peut-être même trop, tant les artistes osent, s’autorisant toutes les libertés. Danser, chanter, écrire, peindre, jouer, sculpter, rien n’est interdit ou impossible. Au Cabaret, Tristan Tzara déclame des poèmes africains et polynésiens, Marcel Janco réalise des masques inspirés par des objets du Cameroun, Sophie Taeuber conçoit des costumes qui empruntent aux productions d’Amérique et d’Afrique du Sud…
La première charge contre le conformisme social et l’ordre établi passe par une attaque contre le langage : « Le premier geste dada fut d’interroger la langue à travers une poésie sonore performative qui se voulait “primitive” », écrit ainsi Cécile Debray. Il serait aisé et convenable de se récrier, cent ans plus tard, contre la poésie aux relents exotiques qu’invente Richard Huelsenbeck avec ses « poèmes nègres », dans lesquels il utilise des onomatopées pseudo-africaines ou des toponymes comme Mpota, Kampampa, Katapena ou encore Umba, du nom d’une rivière tanzanienne.
Ce décloisonnement des pratiques et des arts (…) est souvent considéré comme un tournant majeur dans l’art du XXe siècle
La démarche, pourtant, est plus iconoclaste que méprisante. « Tristan Tzara, quant à lui, déclame de la “poésie nègre” des tribus aranda, kinga, loritja et ba konga [les Arandas et les Loritjas vivent en Australie]. Son intérêt va alors bien au-delà d’un simple exotisme. Il effectue ainsi des recherches dans des ouvrages d’ethnologie et d’anthropologie à la bibliothèque de Zurich pour retrouver ces textes d’origine africaine, malgache ou océanienne », souligne Cécile Girardeau, conservatrice au Musée de l’Orangerie.
Tristan Tzara écrira lui-même, plus tard : « Dada préconisait l’art et la littérature nègres non seulement parce que les expressions artistiques et littéraires des peuples africains et océaniens étaient considérées comme primordiales sur l’échelle de l’évolution humaine, mais aussi parce que dada essayait d’identifier sa manière de s’exprimer à la mentalité expansive des primitifs sous les aspects de danse et d’inventions spontanées. »
Une vision de la création africaine qui peut paraître simpliste, datée, caricaturale, mais qui joue un formidable rôle de catalyseur, bouleversant de fond en comble la vieille manière de faire de l’art. N’est-ce pas là que naissent la performance, le bruitisme, le photomontage, l’assemblage, l’installation, la poésie sonore ? N’est-ce pas là que de nombreux cadres formels sont pulvérisés ? « Ce décloisonnement des pratiques et des arts puisant dans de multiples sources d’influence est souvent considéré comme un tournant majeur dans l’art du XXe siècle, ouvrant la voie à l’art performance et aux happenings », poursuit Cécile Girardeau.
Absence de hiérarchie
Le Cabaret Voltaire ferme à l’été 1916, mais le mouvement se prolonge autour du galeriste et collectionneur d’art africain Han Coray, qui, en 1917, organise l’exposition « Dada. Cubistes. Art nègre » – en lien avec un autre collectionneur précurseur en matière d’art africain, Paul Guillaume, vraisemblablement influencé par l’ouvrage fondateur de Carl Einstein, Negerplastik. Pour la première fois en Suisse, un espace propose un dialogue entre des œuvres venues d’Afrique et des créations européennes. Notamment une figure baoulée de Côte d’Ivoire…
« La revitalisation de l’art par le mouvement dada, en particulier à travers la référence aux cultures extra-occidentales, constituait l’unique réponse possible aux modes de pensée et formes d’expression traditionnels, encroûtés dans les valeurs bourgeoises », écrivent les commissaires Ralf Burmeister, Michaela Oberhofer et Esther Tisa Francini. Pour les artistes dada, il n’y a pas plus de hiérarchie entre les arts, toutes les hybridations et toutes les expérimentations sont possibles et souhaitables.
Altérité
En choisissant de présenter une vaste palette d’œuvres différentes, le Musée de l’Orangerie donne une idée juste non seulement de la révolution intellectuelle que représente dada, mais aussi de l’incroyable inventivité de ses membres. Il serait vain d’essayer de la circonscrire, mais il convient de signaler le travail saisissant de deux femmes, Hannah Höch et Sophie Taeuber-Arp, lesquelles créent parfois en collaboration avec leurs compagnons respectifs, Raoul Hausmann et Jean Arp.
Les institutions muséales françaises semblent avoir enfin pris la mesure du rôle de la création africaine dans l’histoire de l’art
La première s’illustre notamment avec des collages, comme ceux de sa série Aus einem ethnographischen Museum, où elle emprunte des images à des journaux de mode comme à des revues d’avant-garde. « Höch dénonce les stéréotypes féminins et réassemble yeux, bouches, jambes et chaussures à talon en les rendant grotesques ; mais elle s’interroge également sur l’altérité et le colonialisme en utilisant drapés de statue antique cambodgienne, jambes de boxeur noir, corps tatoué maori, éléments de sculpture de Nouvelle-Guinée pour composer des figures disproportionnées, aux bras balayant le sol, sans tronc, ou au regard hypnotique », écrit Valérie Loth, chargée de recherche au musée. Ainsi le pendentif ikhoko en ivoire (Pendé, actuelle RD Congo) apparaît dans deux collages, dont le superbe Surtout ne pas avoir les pieds sur terre.
Quant à Sophie Taeuber-Arp, artiste pluridisciplinaire s’il en est, elle réalise entre autres peintures, sculptures et broderies, des objets en perles colorées à la manière des femmes sud-africaines…
Dada comptemporain
En contrepoint de l’exposition, le Musée de l’Orangerie a fait le choix de présenter deux artistes africains contemporains, la Nigériane Otobong Nkanga et le Sud-Africain Athi-Patra Ruga, prouvant que, cent ans après sa naissance, le mouvement dada reste bel et bien d’actualité. « Dada Africa » vient ainsi clore en majesté une année 2017 au cours de laquelle les institutions muséales françaises semblent avoir enfin pris la mesure du rôle de la création africaine dans l’histoire de l’art.
Tristan Tzara, ce précurseur
Écrivain, essayiste et poète d’origine roumaine, Tristan Tzara (1896-1963) est l’un des fondateurs du mouvement dada, et son chef de file. En 1951, il est le premier à utiliser la formule « les arts dits primitifs », mettant l’accent sur le caractère péjoratif de cette appellation. En 1955, il emploie le terme générique « les arts des peuples de l’Afrique noire » pour en finir avec le terme « art nègre ».
Quelques années plus tard, en 1962, lors de son bref discours introductif à l’International Congress of African Culture (Icac), à Salisbury, il rappelle : « Déjà à l’époque [autour de 1916], nous affirmions que l’art africain devait être considéré non pas en tant que curiosité, mais méritait la même attention que la sculpture grecque archaïque ou toutes autres formes de sculptures considérées comme grand art ».
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