Tunisie : guerres d’influence en politique, le poids des lobbies
Pour consolider leur assise ou gagner des soutiens, les formations politiques tunisiennes actionnent des leviers régionaux, financiers, sportifs… Enquête sur des réseaux, des lobbies, aussi multiformes qu’incontournables.
Tunisie : la guerre des lobbies
Pour consolider leur assise ou gagner des soutiens, les formations politiques actionnent des leviers régionaux, financiers, sportifs… Enquête sur des réseaux aussi multiformes qu’incontournables.
En 2014, Béji Caïd Essebsi, candidat à la présidence de la République, avait ponctué sa campagne de deux images fortes : une visite au mausolée de Bourguiba, à Monastir, et une autre à Sidi Belhassen, saint patron de Tunis. Une manière de rappeler son appartenance à deux cercles d’influence : celui des destouriens se revendiquant de Bourguiba et celui, plus confidentiel mais ancré dans la tradition nationale, des confréries religieuses.
Depuis 2011 et, a fortiori, dans la perspective des municipales de mars 2018, et des législatives et de la présidentielle de 2019, les hommes et partis politiques comptent sur les réseaux établis ou tentent de créer les leurs. Mais « pour faire un réseau, il faut des maillons et des nœuds. Qui sont les maillons, qui sont les nœuds ? Sont-ils régionaux, financiers ou sportifs ? » remarque le statisticien Hassen Zargouni, patron de Sigma Conseil.
Régionalisme
Comme à l’époque de Bourguiba, partis et hommes politiques misent sur les régions dont ils sont originaires, perçues comme un terreau influent. Les réseaux régionalistes sont parmi les plus puissants, comme celui du Sahel, incarné par la figure de l’homme d’affaires Kamel Eltaïef. Ce défenseur de la suprématie sahélienne, laquelle a longtemps perduré, n’a par exemple pas vu d’un très bon œil l’émergence du Sud, avec la désignation d’Ali Larayedh, natif de Boughrara, au poste de chef du gouvernement, en 2012.
Reposant sur une opposition au bourguibisme et consolidé par les émigrés, le réseau du Sud-Est, symbolisé par le député Houcine Jaziri, est l’un des noyaux actifs et financiers d’Ennahdha. Puissant dans la sphère économique, le cercle sfaxien, dont l’économiste et ancien ministre Mansour Moalla a été longtemps le porte-voix, a perdu de son impact depuis que les élites ont migré vers Tunis. Il cherche à se recomposer autour de conservateurs religieux, comme Habib Ellouze, et d’hommes d’affaires, dont le controversé et néanmoins populaire Chafik Jarraya.
Conséquence du régionalisme, les réseaux d’influence passent aussi par les grands clubs sportifs locaux, qui font de Tunis, de Sousse ou de Sfax des rivaux
Ce dernier, actuellement poursuivi pour atteinte à la sûreté de l’État, avait également acté son soutien à Nidaa Tounes en apparaissant au premier meeting du parti à Sfax, en 2014. La ville de Gabès, elle, a pesé en deux occasions : à l’indépendance avec Jallouli Fares, président de l’Assemblée, et dans les années 1990 avec Chedli Neffati, ministre de Ben Ali. Depuis, faute d’entregent, elle participe au maillage des islamistes.
Fidèles à l’action collective, les insulaires de Kerkennah se démarquent de la politique en étant actifs au sein de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), première centrale syndicale du pays. Tunis, sans réelle influence depuis la disparition du pôle théologique de la Zitouna, est revenue en politique par le biais de partis comme Ettakatol, dont nombre de dirigeants, comme Khalil Zaouia, Mustapha Ben Jaafar, Khayam Turki, Mourad Ben Mahmoud, sont des Tunisois de souche.
Influence sportive
Conséquence du régionalisme, les réseaux d’influence passent aussi par les grands clubs sportifs locaux, qui font de Tunis, de Sousse ou de Sfax des rivaux. Pour certains dirigeants, le réseau des supporters et des donateurs constitue une réserve de voix pratiquement assurée, ou du moins un socle de popularité pour une carrière politique.
Slaheddine Zahaf, ex-patron du Club sportif sfaxien (CSS), a ainsi pu être élu à la Constituante. De même, Moncef Sellami, chef d’entreprise apprécié par les supporters du CSS, a réussi à décrocher un siège à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Même trajectoire pour Ridha Charfeddine, président, jusqu’en novembre 2017, de l’Étoile sportive du Sahel (ESS), qui a accédé à l’hémicycle à la faveur de sa position de dirigeant sportif. « Le réseau des supporters est l’un des plus puissants », observe Hassen Zargouni.
À telle enseigne que, malgré sa virginité politique notoire, Slim Riahi, président de l’Union patriotique libre (UPL), a remporté 16 sièges à l’ARP en mobilisant le réseau du Club africain, l’un des clubs phares de la capitale et éternel challenger de l’Espérance sportive de Tunis (EST), dont le directeur exécutif de Nidaa Tounes, Hafedh Caïd Essebsi, a été l’un des dirigeants.
Patrons : le gagnant-gagnant
Avec le changement de régime en 2011 et l’incertitude planant sur l’avenir politique du pays, les hommes d’affaires et les décideurs ont souvent distribué leurs appuis financiers à plusieurs formations dans le but de tirer le meilleur parti de leur mise. Ainsi, par le biais d’Ennahdha, qu’il a rejointe, le chef d’entreprise Mohamed Frikha a été élu député, tout comme Zohra Driss pour Nidaa Tounes.
Certains, comme les Elloumi et les Hachicha, figures clés du patronat, ont participé au lancement de Nidaa Tounes.
D’autres ont choisi de soutenir une figure qu’ils connaissaient : Nacer Chakroun, patron du fournisseur d’accès GlobalNet, s’était investi en 2011 aux côtés de Moncef Marzouki, fondateur du Congrès pour la République (CPR) et futur président provisoire de la République. L’homme d’affaires Farid Abbes, en apparaissant avec le leader de gauche Hamma Hammami, semblait se ranger aux côtés du Front populaire, tandis que le patronat se laissait séduire par les propositions libérales de Nidaa Tounes ou d’Afek Tounes pour élargir son audience.
Sollicités par les partis, la plupart des patrons et des dirigeants ont voulu saisir l’occasion de développer une relation gagnant-gagnant, prenant fait et cause pour les plus forts. Certains, comme les Elloumi et les Hachicha, figures clés du patronat, ont participé au lancement de Nidaa Tounes.
Nomadisme
Le poids des hommes d’influence est tel que Béji Caïd Essebsi a inscrit dans son programme la promulgation d’une loi de réconciliation économique mettant fin aux poursuites pour corruption engagées contre d’anciens hauts commis de l’État. Une manière de gagner l’appui de la famille destourienne et des figures de l’ancien régime, qui ont de solides carnets d’adresses et sont introduits à tous les niveaux de la sphère socio-économique. Ils ne sont plus aussi influents, mais connaissent le terrain et ont essaimé dans tous les partis.
Iyadh Ouederni, ex-directeur du cabinet de Ben Ali, a rejoint Nidaa Tounes, tandis que Sadok Chaabane et Riadh Saada, figures du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), ancien parti au pouvoir, optaient pour Machrou Tounes, qui a récupéré, par une opération de fusion, les destouriens du Parti national unifié (PNU), de Mohamed Jegham.
Ces configurations ne sont pas pérennes. Au fil des revers ou des succès électoraux et de la création de nouveaux partis, les réseaux changent. Le Parti démocrate progressiste (PDP), devenu El-Joumhouri, avait capitalisé sur les réseaux. Son rôle dans les accords du 18 octobre 2005 entre islamistes et sécularistes avait fait de lui un point de chute pour différentes tendances et un incubateur de nouveaux politiciens en 2011. Mais ses revers électoraux successifs ont induit un nomadisme qui a renfloué d’autres partis, dont Nidaa Tounes.
« Territoire de microcosmes »
Le chef du gouvernement, Youssef Chahed, le chargé des affaires politiques à la présidence, Selim Azzabi, plusieurs ministres, dont Mehdi Ben Gharbia et Iyed Dahmani, sont des transfuges du PDP. Youssef Chahed compte également parmi ses soutiens des amis de toujours, comme l’homme d’affaires Kouraïch Ben Salem et l’association Nour, alors qu’Afek Tounes s’appuie sur les réseaux de l’Association des Tunisiens des grandes écoles (Atuge).
Aucune des formations récentes ne joue ouvertement la carte des réseaux classiques. Elles se sont rendues à cette évidence que « la Tunisie est un territoire de microcosmes », comme le disait l’ancien Premier ministre français Raymond Barre. Il leur est plus facile d’établir des cercles d’influence que de construire des réseaux, et elles préfèrent interagir avec des figures nouvelles, des groupes d’intérêts ou simplement de solides amitiés. « La Tunisie est régulée par les lobbys. Ce sont eux qui feront les élections », assure Mohamed Bennour, ancien dirigeant d’Ettakatol.
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles