Secrets d’État : les trous noirs de la Françafrique

Entre la France et ses anciennes colonies, les affaires ténébreuses et sanglantes abondent depuis des décennies. La déclassification progressive des archives permettra-t-elle de découvrir un jour la vérité ? Rien n’est moins sûr.

Mémorial du génocide à Kigali, au Rwanda, le 5 Avril 2014. © Ben Curtis/AP/SIPA

Mémorial du génocide à Kigali, au Rwanda, le 5 Avril 2014. © Ben Curtis/AP/SIPA

Christophe Boisbouvier

Publié le 13 décembre 2017 Lecture : 9 minutes.

« J’ai pris un engagement clair et je viens de le dire au président Kaboré : ces documents seront déclassifiés pour la justice burkinabè, qui aura accès à tous les documents sur l’affaire Sankara… »

En annonçant, le 28 novembre à Ouagadougou, la levée du secret-défense concernant l’ensemble des pièces du dossier de l’assassinat de Thomas Sankara, le 15 octobre 1987, Emmanuel Macron a créé un véritable appel d’air. Réaction immédiate de Mariam Sankara, la veuve du défunt chef de l’État burkinabè : « Cela me fait plaisir, nous souhaitions la déclassification de ces archives depuis longtemps. Nous attendons maintenant de connaître la teneur de ces documents et de voir quelle sera la suite de la procédure. »

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C’est sans doute l’occasion de revenir sur douze affaires africaines couvertes, à Paris, par le secret-défense.

Thiaroye, Sénégal, 1er décembre 1944

Retour de la guerre en Europe, plusieurs dizaines de « tirailleurs » sont exécutés par l’armée française dans le camp de Thiaroye, près de Dakar. Officiellement, la répression fait suite à une mutinerie. Mais aujourd’hui plusieurs historiens, parmi lesquels Armelle Mabon, dénoncent un « crime de masse prémédité » et évoquent un chiffre compris entre 300 et 400 victimes.

En novembre 2014, François Hollande a solennellement remis « l’intégralité » des archives que la France possède sur le drame de Thiaroye. Mais il manquait, entre autres, la cartographie des fosses communes et la liste des victimes.

Alger, 11 juin 1957

En pleine bataille d’Alger, Maurice Audin, un professeur de mathématiques qui milite pour l’indépendance de l’Algérie au sein du Parti communiste, est enlevé à son domicile, puis torturé par des militaires français. Officiellement, il disparaît au cours d’une tentative d’évasion. Son corps ne sera jamais retrouvé.

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En juin 2014, François Hollande a fini par écrire à Josette, la veuve, que son mari « ne s’est pas évadé » et qu’il est « mort durant sa détention ». Sans plus de précisions.

En 1995, dans le livre Foccart parle, publié par Jeune Afrique et les éditions Fayard, Jacques Foccart ne nie pas que la France ait éliminé Moumié

Genève, Confédération helvétique, 3 novembre 1960

Pendant un dîner dans un restaurant, le nationaliste camerounais Félix Moumié, leader de l’Union des populations du Cameroun (UPC), est empoisonné au thallium par William Bechtel, un agent du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE, l’ancêtre de la DGSE) qui s’est fait passer pour un journaliste. En 1995, dans le livre Foccart parle, publié par Jeune Afrique et les éditions Fayard, Jacques Foccart ne nie pas que la France ait éliminé Moumié. Qui en a donné l’instruction ? De Gaulle ? Debré ? Il ne le précise pas, mais laisse entendre que l’ordre a été donné d’au-dessus de lui.

Félix Moumié est mort le 3 novembre 1960. © Archives Jeune Afrique

Félix Moumié est mort le 3 novembre 1960. © Archives Jeune Afrique

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En juillet 2015, à Yaoundé, François Hollande a évoqué la répression française dans le Cameroun nouvellement indépendant et a ajouté : « Je veux que les archives soient ouvertes à tous les historiens. »

Lomé, Togo, 13 janvier 1963

Un putsch est déclenché contre Sylvanus Olympio, le chef de l’État togolais, qui réussit à échapper aux balles des insurgés en se réfugiant, en pleine nuit, à l’ambassade des États-Unis. Très vite, l’ambassadeur américain en informe son collègue français. Au petit matin, les putschistes commandés, entre autres, par le sergent Gnassingbé Eyadéma pénètrent dans l’enceinte diplomatique, capturent le président et l’abattent.

À ce jour, nulle archive n’a été ouverte. Ni à Paris, ni à Washington.

Paris, 29 octobre 1965

L’opposant marocain Mehdi Ben Barka est enlevé en plein jour par deux policiers et un agent du SDECE, Antoine Lopez – on reviendra sur ce personnage –, qui le conduisent chez un truand français proche des services marocains. On ne retrouvera jamais son corps.

En 1982, François Mitterrand ordonne une levée partielle du secret-défense. D’autres suivront. Au mois de mai dernier, juste avant de quitter l’Élysée, Hollande a ainsi donné son accord à la déclassification de 89 nouvelles pièces. Mais selon Bachir Ben Barka, le fils du disparu, il s’agit là d’une « mascarade ». À l’en croire, « ces documents étaient déjà disponibles, certains depuis les années 1970 » !

Ouagadougou, Burkina, 15 octobre 1987

Le président Thomas Sankara est assassiné par un commando de militaires. Il faudra attendre la chute de Blaise Compaoré, son successeur, en octobre 2014, pour que la justice burkinabè se décide à ouvrir une enquête. Le complot anti-Sankara a-t-il été ourdi à Abidjan ? Ou à Paris ?

En octobre 2016, un juge d’instruction burkinabè lance une commission rogatoire internationale et demande à la France la levée du secret-défense. Ce 28 novembre, la réponse est donc tombée : c’est oui.

Paris, 29 mars 1988

Dans la matinée, Dulcie September, la représentante de l’ANC à Paris, est assassinée à son bureau par deux hommes de type européen armés de revolvers à silencieux. L’enquête n’aboutit pas, mais, dix ans plus tard, le Sud-Africain Eugène De Koch, chef des escadrons de la mort au temps de l’apartheid, reconnaîtra avoir commandité ce crime. Selon lui, l’un des tueurs était un mercenaire français proche de Bob Denard. Dulcie September détenait-elle des informations compromettantes concernant un éventuel contournement par la France de l’embargo anti-apartheid ? À l’époque du crime, Bob Denard entretenait avec les autorités françaises d’excellentes relations…

En avril 2015, Hollande a annoncé la déclassification de toutes les archives de l’Élysée concernant ce génocide

Rwanda, avril-juillet 1994

En quatre mois, selon l’ONU, quelque 800 000 Tutsis et Hutus modérés sont assassinés par les Forces armées rwandaises et les milices Interahamwe. Jusqu’à quel point la France a-t-elle soutenu le gouvernement intérimaire de l’époque ? À partir de la fin juin, quel rôle ont joué les militaires français de l’opération Turquoise, notamment dans le massif montagneux de Bisesero, où étaient traqués des milliers de Tutsis ?

En avril 2015, Hollande a annoncé la déclassification de toutes les archives de l’Élysée concernant ce génocide. Mais Dominique Bertinotti, la mandataire de François Mitterrand, a bloqué l’accès aux archives 1990-1995 concernant ce pays. Le 15 septembre dernier, le Conseil constitutionnel a confirmé la mandataire dans ses droits, mais l’association Survie s’apprête à attaquer cette décision devant la Cour européenne des droits de l’homme.

Djibouti, 18 octobre 1995

Le corps du magistrat français Bernard Borrel est retrouvé à moitié calciné au fond d’un ravin. Après avoir cru à un suicide, la justice française, à partir de 2002, réoriente l’enquête vers la piste criminelle. Le coopérant français avait-il percé des secrets d’État ? Sa veuve, la magistrate Élisabeth Borrel, affirme qu’il a pu être victime d’« un crime d’État qui pourrait impliquer le chef de l’État djiboutien et des ressortissants français » – assertion que, à Djibouti, la présidence a toujours démentie.

Tibhirine, Algérie, 26 mars 1996

Dans leur monastère proche de Médéa, au sud d’Alger, sept moines français sont kidnappés par un mystérieux commando. Le 23 mai, le Groupe islamique armé (GIA) revendique leur assassinat. Seules leurs têtes sont retrouvées. Crime islamiste ? Manipulation des services algériens ? Bavure de l’armée ? Pour la FIDH, les réticences d’Alger à coopérer avec Paris dans l’enquête constituent « une sorte d’aveu d’implication ».

Pourtant, en octobre 2014, un groupe d’experts conduit par le juge Marc Trévidic a bel et bien été autorisé à se rendre dans le monastère où sont enterrés les moines afin de procéder à des prélèvements d’ADN sur leurs crânes. Et, en juin 2016, les autorités algériennes ont donné leur feu vert au transfert des échantillons en France.

Bouaké, Côte d’Ivoire, 6 novembre 2004

Deux avions ivoiriens bombardent un camp militaire français. Bilan : dix morts, dont neuf soldats. Quelques jours plus tard, les deux pilotes, biélorusses, réussissent à rentrer dans leur pays, via le Togo. Pour la juge française Sabine Khéris, « tout a été orchestré afin qu’il ne soit pas possible d’arrêter, d’interroger et de juger les auteurs du bombardement. Et la décision de ne rien faire a été prise à l’identique par les ministères de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères, ce qui permet d’envisager l’existence d’une concertation à un haut niveau de l’État ». Que voulait cacher Jacques Chirac ? L’instruction est close depuis septembre. Les familles des victimes espèrent un procès par contumace des pilotes et le renvoi devant la justice des trois ex-ministres de Chirac visés par la juge : Dominique de Villepin, Michèle Alliot-Marie et Michel Barnier.

Kidal, Mali, 2 novembre 2013

Deux reporters de RFI, Ghislaine Dupont et Claude Verlon, sont enlevés dans la cité du Nord-Mali et assassinés quelques kilomètres plus loin. Un hélicoptère a-t-il créé la panique chez les ravisseurs ? Quel lien véritable avec la libération, quatre jours plus tôt, des quatre derniers otages kidnappés sur le site minier d’Arlit, au Niger ? En février 2016, une centaine de documents ont été déclassifiés. Ils sont tellement expurgés qu’ils sont inexploitables.

« Les pièces déclassifiées, c’est la bibliothèque rose », raille le juge Marc Trévidic. De fait, il existe dans la loi française trois degrés de classification : le confidentiel-défense, le secret-défense et le très-secret-défense. Durant les dix années qu’il a passées au pôle antiterroriste, Trévidic affirme n’avoir eu accès qu’à des documents confidentiel-défense – le plus faible degré de classification.

Il y a des dossiers où l’on est sûr qu’on vous cache quelque chose. Dans l’affaire Tibhirine, par exemple, à chaque demande, on découvre de nouvelles choses

L’autre parade des services de renseignements sollicités par un juge, c’est le mensonge. Trévidic : « Il est souvent arrivé que je demande un document très précis et qu’on me réponde : “Ah ! ben, désolé, on ne le retrouve pas.” » Dans l’affaire Thiaroye, par exemple, l’historienne Armelle Mabon craint que des archives aient été détruites. Et Trévidic de renchérir : « Il y a des dossiers où l’on est sûr qu’on vous cache quelque chose. Dans l’affaire Tibhirine, par exemple, à chaque demande, on découvre de nouvelles choses. »

Ultime manœuvre, le faux : « Sur le Rwanda et sur Tibhirine, rapporte Trévidic, j’ai eu des doutes sur pas mal de documents qui me paraissaient contredire d’autres documents. J’ai reçu par exemple un rapport reprenant les constatations d’un médecin français en poste à Alger qui avait pu examiner les restes des moines. Mais quand ce même médecin est venu dans mon bureau, il m’a dit : “Ce qui est écrit, ce ne sont pas du tout les constatations que j’ai faites.” »

Y a-t-il néanmoins des documents déclassifiés dignes d’intérêt ? « Oui, dans le dossier de mon père, il y en a un, répond Bachir Ben Barka. En mai 1965, cinq mois avant l’enlèvement, Antoine Lopez [l’agent du SDECE] a écrit dans un rapport : “Les autorités marocaines souhaitent récupérer Ben Barka par des méthodes non orthodoxes.” » À propos du Rwanda, François Graner, de l’association Survie, révèle qu’entre le 28 et le 30 juin 1994 la DGSE a établi une carte très précise et sans cesse réactualisée de la traque des Tutsis sur la colline de Bisesero. L’armée française n’interviendra que le 30.

Pour franchir le mur du secret-défense, autrement dit de la raison d’État, un Collectif secret-défense, constitué en septembre, exige une réforme du système. Pour l’heure, les déclassifications sont soumises au simple avis consultatif d’une commission composée de députés et de sénateurs. « C’est une commission politique. Il faut, comme chez les Anglo-Saxons, une juridiction indépendante et spécialisée qui décide de ce à quoi le juge d’instruction peut avoir accès, estime Élisabeth Borrel. Il est tout de même incroyable qu’un juge d’instruction enquêtant sur une affaire d’État dispose aujourd’hui de moins d’informations que les officiers de la DGSE qu’il est censé diriger ! »

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