Antonio Guterres : « Il faut garantir à l’Afrique une présence plus juste au Conseil de sécurité »
Terrorisme, opérations de maintien de la paix, déplacement des populations… Le secrétaire général des Nations unies, en poste depuis un an, est conscient de la difficulté de sa mission, mais convaincu que l’ONU a encore un rôle important à jouer dans ces domaines. Entretien.
C’était il y a un peu moins d’un an. Le 1er janvier 2017, Antonio Guterres devenait le neuvième secrétaire général des Nations unies. Son élection, quelques semaines plus tôt, avait suscité beaucoup d’espoir, notamment en Afrique. Et ce n’est sans doute pas un hasard si c’est en Centrafrique qu’il a choisi de célébrer, en octobre, la 70e « Journée des Nations unies ».
Antonio Guterres mesure la difficulté de cette responsabilité. Premier ministre du Portugal de 1995 à 2002 et haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés de 2005 à 2015, il connaît les lourdeurs de l’administration qu’il dirige et se fait peu d’illusions sur ses capacités à imposer les décisions de l’ONU aux chefs d’État. Il sait que les Casques bleus déployés en nombre au Mali, en Centrafrique, au Soudan ou en RD Congo sont régulièrement pris pour cibles.
Le 8 décembre, il disait sa « profonde peine » après l’annonce de la mort de 15 soldats de la Monusco – la pire attaque jamais perpétrée contre une mission de l’ONU. Mais Antonio Guterres demeure malgré tout persuadé que son organisation peut encore jouer un rôle majeur dans le processus de stabilisation dans les zones de conflits. Lui-même défend la réforme d’une institution vieillissante et aime à répéter que celle-ci ne peut agir seule. Entre le Sahel, la Centrafrique et la RD Congo, où des élections vont devoir être organisées, 2018 sera pour lui une année chargée.
Jeune Afrique : Quelles réponses peut apporter l’ONU aux problèmes de l’immigration et de l’esclavage en Libye ?
Antonio Guterres : Des mesures immédiates ont été prises pour punir ceux qui sont responsables de ces crimes horribles. Mais nous devons aller plus loin pour résoudre le fond du problème. D’abord, les politiques de coopération pour le développement doivent avoir comme objectif principal de permettre aux gens de vivre chez eux. Ensuite, il nous faut plus de possibilités d’immigration légale.
Il y a un déficit démographique en Europe. Et la migration est une partie de la solution. Il faut mieux organiser ce mouvement avec les pays d’origine. Enfin, il faudrait que les services de renseignements, de police, des agences douanières, coopèrent de manière bien plus efficace pour infiltrer ces réseaux, les combattre et arrêter les gens impliqués, les traduire en justice. Il n’y a pas suffisamment de volonté politique.
Les migrations ont toujours existé. Elles sont selon moi une partie des solutions aux problèmes du monde
Certains demandent que la CPI se saisisse de ces cas… Êtes-vous d’accord ?
Je crois qu’il y a des circonstances où la CPI peut être saisie.
N’y a-t‑il pas beaucoup d’hypocrisie dans ce débat sur l’immigration ?
Certainement. Les migrations ont toujours existé. Elles sont selon moi une partie des solutions aux problèmes du monde, et pas un problème en elles-mêmes. D’ailleurs, aujourd’hui, il y a une migration Sud-Sud qui est plus importante que la migration Sud-Nord. Et quand mon pays, le Portugal, a connu des difficultés économiques, un grand nombre de mes compatriotes sont allés travailler en Angola. Il faut voir les questions migratoires hors de ce débat quelquefois schizophrénique qui existe en Europe.
Êtes-vous de ceux qui estiment que la baisse de la natalité est une condition nécessaire pour le développement de l’Afrique ?
Il est évident qu’il est de la responsabilité des États de permettre la mise en place d’une planification familiale maîtrisée. Je me rappelle avoir vu dans un village des femmes se marier à l’âge de 12 ou 13 ans. Elles mettaient au monde un grand nombre d’enfants, puis les maris partaient, laissant les femmes seules.
Dans le Sahel, les pays de la sous-région tentent de mettre en place une force militaire antiterroriste. Mais l’ONU semble divisée sur le soutien à lui apporter…
La résolution adoptée le 8 décembre envoie le signal fort que le terrorisme et l’extrémisme violent seront combattus frontalement. Mais elle n’est pas aussi ambitieuse que je l’aurais souhaité et demeure bien évidemment en deçà des attentes des pays de la région. Le défi sera maintenant de négocier, comme demandé par la résolution, dans les meilleurs délais, un accord technique entre les pays du G5, l’ONU et l’Union européenne pour déterminer les modalités de soutien et pour garantir une prévisibilité financière suffisamment importante.
Il y a aujourd’hui des problèmes de terrorisme qui ne peuvent pas être résolus par les opérations de maintien de la paix classiques
Faites-vous allusion à la position de l’administration Trump dans ce dossier ?
Je ne vise pas un pays en particulier. Ce qui m’inquiète, c’est que les oppositions à l’approche qui est la mienne – une approche multilatérale où les forces africaines doivent être appuyées directement par l’ONU et par un mandat clair du Conseil de sécurité – gagnent du terrain.
Il y a aujourd’hui des problèmes de terrorisme qui ne peuvent pas être résolus par les opérations de maintien de la paix classiques et qui exigent des forces africaines qui doivent agir avec un mandat très fort du Conseil de sécurité et avec un financement prévisible, pérenne. Prenons l’exemple de l’Amisom, la Mission de l’Union africaine en Somalie : elle a réalisé un travail extrêmement important, mais elle connaît aujourd’hui des problèmes de financement. Et pourtant : ce qui se passe en Somalie ou au Sahel ne concerne pas seulement les pays de la région, il en va de notre intérêt à tous.
Comment s’intégrerait la Mission des Nations unies pour la stabilisation au Mali dans la force du G5 ?
Ce sont deux missions complémentaires. La Minusma pourrait fournir un appui logistique important. Mais les forces de maintien de la paix n’ont pas vocation à faire du contre-terrorisme. Elles n’ont ni l’équipement ni les capacités nécessaires. Cela explique pourquoi elles subissent des pertes dramatiques.
Êtes-vous favorable à l’utilisation de drones de combat au Sahel ? Certains mettent en garde contre les risques de pertes civiles…
Dans toutes les guerres, il y a des risques de pertes civiles. Peu importent les instruments que l’on utilise. L’essentiel est le cadre dans lequel les opérations ont lieu.
En Centrafrique, où en est le processus de sortie de crise, et notamment de désarmement ?
Sur le plan politique, il y a désormais une initiative africaine sous l’égide de l’UA. Les Nations unies l’appuient entièrement. En même temps, il y a une aide aux institutions nationales. Car ce qui est le plus dramatique dans ce pays, c’est l’absence de l’État, notamment hors de Bangui. Il faut aussi renforcer le contingent et la capacité d’action de la mission de paix.
L’action de la Minusca est régulièrement critiquée. Avez-vous ressenti cela lors de votre visite à Bangui, en octobre ?
Oui. Mais en même temps il faut reconnaître que sans la Minusca ça serait un désastre. Les critiques devraient en tenir compte. Toutefois, nous avons été amenés à réfléchir et à comprendre qu’il fallait renforcer la capacité de la force, notamment vis‑à-vis des exactions commises par les groupes armés.
Nous allons prendre une série de mesures pour que la tolérance zéro soit appliquée
Y a-t‑il une enquête en cours sur l’action de la Minusca ?
Il n’y a pas d’enquête, mais une révision stratégique de son action. Ensuite, il y a eu des cas de violation des droits de l’homme, d’abus sexuels, qui donnent lieu aux investigations nécessaires. Nous allons prendre une série de mesures pour que la tolérance zéro soit appliquée.
On en revient à la question des mandats et à celle de la pertinence de certaines missions de la paix…
On peut distinguer la nature des risques en Centrafrique et au Mali. En Centrafrique, une mission de maintien de la paix plus robuste peut faire le boulot. Au Mali, en revanche, il faut une force d’imposition de la paix aux capacités élargies, qui puisse aussi faire le travail antiterroriste nécessaire. La mission de maintien de la paix ne peut pas à elle seule résoudre le problème.
En RD Congo, un nouveau calendrier électoral a été publié. Comment s’assurer qu’il sera cette fois respecté ?
La capacité de l’ONU à imposer est limitée. Mais nous avons travaillé avec nos partenaires pour essayer de convaincre les autorités congolaises qu’il est dans leur intérêt de permettre une normalisation de la vie politique en RD Congo. Il y a un risque de crise économique et sociale extrêmement grave. Ce pays a besoin d’autorités légitimées pour qu’elle soit évitée. J’espère que ce nouvel engagement va être respecté, et nous ferons de notre mieux pour appuyer l’organisation des élections à la date prévue.
Quelles relations entretenez-vous avec le président Kabila ?
Une relation de dialogue, mais un dialogue exigeant.
La question du conflit entre le Maroc et la RASD a été très présente lors du sommet UA-UE qui s’est tenu fin novembre à Abidjan. Où en est le processus onusien de règlement de ce différend ?
J’ai nommé un nouvel envoyé spécial pour le Sahara occidental, Horst Köhler. Il a fait une première visite dans la région, et j’espère qu’on pourra relancer le processus le plus vite possible.
Ce processus doit-il, selon vous, mener à la tenue d’un référendum ?
C’est un processus politique de dialogue dans la cadre des résolutions des Nations unies. On fera tout pour le relancer et pour que les résolutions de l’ONU soient respectées.
Il faut aussi que le Maroc et l’Algérie puissent dialoguer…
C’est en effet nécessaire et important. L’ONU fera de son mieux pour que tout le monde puisse coopérer. Il y a un mandat, il a été interrompu du point de vue pratique pendant une certaine période pour des raisons connues. C’est le moment de le relancer.
La coopération entre l’ONU et l’UA était l’une de vos priorités. Comment a-t‑elle évolué concrètement depuis votre élection ?
Je suis très satisfait. Nous avons signé un accord de coopération élargie en matière de paix et de sécurité. Nous préparons un accord en matière de développement durable, en faisant la convergence de l’agenda 2020-2030 et de l’agenda 2063 de l’UA.
Nous avons réussi à aligner nos positions sur toutes les crises africaines. C’est le cas au Soudan du Sud, où l’Igad [Autorité intergouvernementale pour le développement], l’UA et l’ONU sont sur la même ligne, en Centrafrique, où l’ONU appuie l’initiative africaine, mais aussi en RD Congo ou au Burundi.
Et en Libye ?
Un mandat très clair a été donné à Gassam Salamé, qui, selon moi, fait un travail exceptionnel, en dialogue permanent avec l’UA. Nous avons tous en mémoire ce qui s’est passé en Libye. Cela a causé un traumatisme entre le Conseil de sécurité et l’UA. Mais je crois que c’est du passé. La coopération au sein du quartet – UA, ONU, UE, Ligue arabe – est aujourd’hui positive.
La grande préoccupation des pays africains, c’est leur présence au sein du Conseil de sécurité
Où en est la réforme de l’ONU ?
Concrètement, la grande préoccupation des pays africains, c’est leur présence au sein du Conseil de sécurité. À cet égard, ils sont en quelque sorte doublement victimes de la colonisation, parce que, s’ils y sont peu représentés, c’est aussi parce que l’ONU a été créée avant les indépendances. Il faut garantir à l’Afrique une présence plus juste au Conseil de sécurité. Mais c’est une réforme sur laquelle je n’ai aucun contrôle, bien que je favorise les initiatives des États membres.
Y a-t‑il encore de fortes réticences ?
Ce n’est pas une réforme facile.
À titre personnel, n’est-ce pas difficile d’être dans une position où l’on pourrait penser avoir le pouvoir de changer les choses et se rendre compte que l’on est à ce point dépendant de la volonté des États ?
C’est très difficile. Vous avez bien défini la situation.
Mais pensez-vous que l’ONU ait encore un rôle important à jouer ?
Bien sûr. L’ONU, ce sont les États membres, ce n’est pas le secrétaire général. C’est la seule plateforme dans le monde où tous les États membres sont capables de mettre en commun leurs préoccupations, leurs initiatives, pour que l’on puisse surmonter les crises graves du monde actuel.
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