Afrique du Sud : comment les frères Gupta se sont offert Jacob Zuma
State capture, en français « captation de l’État » : phénomène de glissement furtif aboutissant à la mainmise des intérêts privés sur ceux de la collectivité. À l’œuvre en Russie, au Brésil, mais aussi, mais surtout, en Afrique.
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François Soudan
Directeur de la rédaction de Jeune Afrique.
Publié le 26 décembre 2017 Lecture : 5 minutes.
À son niveau, vorace mais somme toute artisanal, Grace Mugabe s’y est essayée avec une prédilection pour les terres et tout ce qui tourne autour : fermes, laiteries, troupeaux, minoteries, champs de maïs. La première dame déchue du Zimbabwe avait l’appétit agricole, au point d’entraîner son vieux mari dans les abysses de la prédation. Mais Gucci Grace n’était qu’une petite frappe en regard du casse du siècle perpétré de l’autre côté du Limpopo par les trois frères Gupta : le plus grand scandale de l’Afrique du Sud postapartheid.
En moins de dix ans, Atul, Ajay et Rajesh Gupta, fils d’immigrants indiens, ont réussi le tour de force de s’offrir le président de la République, la moitié de son gouvernement, une demi-douzaine de PDG de sociétés d’État et les principaux responsables des services de sécurité de la première puissance économique du continent africain. Leur rôle dans la criminalisation d’une partie de la direction du parti au pouvoir, le glorieux ANC, a été déterminant, et comme en cette époque de mondialisation un délit qui se respecte ne saurait être que global, la saga des trois frères étend ses tentacules de Houston à Abou Dhabi, de Dubaï à Hong Kong, de Londres à New Delhi.
Success story
Cette version zouloue du Wall Street d’Oliver Stone commence en 1993, au lendemain de la libération de Nelson Mandela, dans une Afrique du Sud euphorique à qui tous les rêves de liberté et de prospérité semblent permis. Atul Gupta vend des chaussures, puis des ordinateurs. Le commerce marche bien, ses deux frères le rejoignent, et Sahara Computers, leur société, devient rapidement l’une des premières du pays dans son domaine.
Les Gupta, dont l’objectif est d’accéder au juteux marché des contrats d’État, ont l’idée d’utiliser la filière indienne de l’ANC pour approcher les cercles du pouvoir. Un ancien compagnon de Mandela, Essop Pahad, leur sert de mentor. Élu président en 1999, Thabo Mbeki n’est pas insensible à leur entregent, les emmène avec lui lors d’une visite en Inde, mais les tient à distance.
En 2009, Jacob Zuma est élu. Pour les trois frères, c’est le jackpot
Peu importe : les Gupta ont ferré dans son entourage un gros poisson beaucoup moins regardant sur la morale, le vice-président Jacob Zuma. Ils embauchent deux de ses enfants et l’une de ses quatre épouses dans leur société et ne lâchent plus leur prise. Y compris – et c’est là tout leur talent – lorsque le même Zuma, accablé par une affaire de viol, viré de la vice-présidence et poursuivi dans plus de sept cents affaires de racket, blanchiment, corruption et fraude, se retrouve, fin 2007, au fond du trou.
Alors que personne n’aurait parié un rand sur son avenir, les Gupta, eux, ont flairé qu’un ANC en perte de valeurs et gangrené par l’argent finirait par se rallier au moins recommandable des candidats à la présidence. En 2009, Jacob Zuma est élu. Pour les trois frères, c’est le jackpot.
Depuis leur luxueux QG du 5, Saxonwold Drive, à Johannesburg, les Gupta vont littéralement faire exploser leur business à coups de prébendes, de pressions et de mélange des genres. Mines, médias, rail, ports, pipelines, énergie : rien n’échappe à leur appétit. Des mégagroupes comme Transnet et Eskom, des pans entiers de l’industrie agroalimentaire tombent, si ce n’est dans leur escarcelle, tout au moins dans leur zone d’influence.
Champagne et scandale
Les Gupta convoquent ministres et présidents de société à Saxonwold Drive, donnent leur feu vert ou mettent leur veto aux nominations sensibles et font au besoin intervenir Jacob Zuma, qui ne peut rien leur refuser, sur un simple coup de fil. Au printemps austral de l’an 2013, c’est le climax. À Sun City, cité des plaisirs à deux heures de route de Jo’burg, les trois frères marient leur nièce chérie Vega. Quatre jours de fête extravagante non-stop, 130 des meilleurs chefs de cuisine indienne convoyés depuis New Delhi, un millier d’invités, des cadeaux à gogo, un Airbus affrété spécialement pour amener les VIP.
La Zuma family est là, le champagne coule à flots, on danse comme dans un film de Bollywood. Mais il y a un hic, un accroc au tableau, ce petit dérapage de trop que commettent souvent les nouveaux riches et qui est le début de leurs ennuis. Pour que l’Airbus puisse se poser, les frères ont littéralement privatisé l’aéroport le plus proche, celui de Waterkloof, qui se trouve être une base de l’armée de l’air. Les militaires n’ont rien pu y faire : l’ordre est venu de Union Buildings, la présidence de la République.
Ils n’ont pas apprécié et l’ont fait savoir aux médias. Premier scandale. Désormais, les Gupta sont dans le collimateur d’une presse qui, en Afrique du Sud, est à la fois libre et pugnace.
Zupta case
Dans ce pays, contrairement à d’autres où sévit le syndrome de la « captation de l’État », la justice est, elle aussi, indépendante. Avoir sous-estimé la puissance du couple presse-justice, avoir pensé qu’ils pouvaient l’acheter a été l’erreur majeure commise par la fratrie. À partir de 2014, l’incorruptible procureure générale Thuli Madonsela enquête sur eux dans le cadre des investigations qu’elle mène sur Jacob Zuma.
Bientôt, les deux affaires n’en font qu’une sous le nom de « Zupta case », pour mieux souligner la symbiose entre le président et les hommes d’affaires. Patiemment, Madonsela attend le témoignage qui lui permettra d’accrocher les frères à son tableau de chasse. Il ne va pas tarder. Un jour d’octobre 2015, les trois loups de Saxonwold convoquent le vice-ministre des Finances, Mcebisi Jonas.
Ils lui demandent d’accepter le poste de directeur du Trésor, afin de débarrasser cette institution clé de quelques fortes têtes qui font obstacle à leurs affaires. En échange, il recevra un bonus de… 600 millions de rands (36 millions d’euros) ! Une partie du pactole est disponible en cash, dans des mallettes que le vice-ministre peut emporter séance tenante – sous l’œil des caméras qui filment la scène.
Comme il l’avouera plus tard, Jonas prend peur devant l’énormité du pot-de-vin. Quitte précipitamment le QG et s’en va tout raconter au protecteur public, l’ombundsman sud-africain, lequel transmet son témoignage à Thuli Madonsela.
Profil bas
Dès lors, les médias se déchaînent contre les Gupta, accusés de tous les maux, avec des arguments qui, parfois, relèvent de la xénophobie. S’en prendre à leur influence, à leur puissance et à leurs méthodes permet, il est vrai, d’affaiblir encore un peu plus Jacob Zuma et, par ricochet, la candidature de son ex-épouse, Nkosazana Dlamini, à sa succession.
« Il est absolument incroyable que l’on puisse donner crédit à cette histoire de captation de leaders élus par le peuple » s’étonne Ajay Gupta
À partir du début de 2016, Zuma n’a en effet qu’une seule préoccupation en tête : garantir son impunité judiciaire quand il aura quitté, en 2019, ce qui lui reste de pouvoir. Pour les trois frères, que le président tient désormais à bout de gaffe tant ils sont radioactifs, l’heure est venue de faire profil bas. Plus aucune banque sud-africaine n’accepte de faire affaire avec eux, et ils doivent revendre (à des proches, tout de même) une partie de leurs sociétés.
Prudents, ils se font rares à Saxonwold Drive, préférant se mettre à l’abri à Dubaï. « Il est absolument incroyable que l’on puisse donner crédit à cette histoire de captation de leaders élus par le peuple, s’exclamait il y a peu Ajay Gupta. Si c’était vrai, cela signifierait que nous avons salement foiré cette démocratie. » On ne saurait, hélas, mieux dire.
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