Algérie : quel avenir pour Sonatrach ?
À la tête de la première entreprise du continent, Ould Kaddour fait face à un défi sans équivalent : redonner du souffle au groupe, moteur de l’économie nationale.
Il existe trois hauts lieux de pouvoir en Algérie. Le premier, politique, se situe dans la résidence ultra-protégée de Zéralda, sur le littoral ouest d’Alger, là où le président Bouteflika travaille, se soigne et vit, entouré de sa famille et de sa garde rapprochée. Le deuxième, militaire, est aux Tagarins, sur les hauteurs de la capitale, où se trouve la grande caserne du ministre de la Défense et de l’état-major de l’armée. Le troisième est à chercher dans l’imposant bâtiment qui abrite le siège de Sonatrach, premier groupe pétrolier africain et douzième dans le monde. Et le cœur de ce pouvoir financier, vital à l’État algérien et à ses 40 millions d’administrés (plus de 95 % des recettes extérieures et 60 % du budget), se niche au douzième étage de cette tour de verre sise dans le quartier chic de Hydra.
C’est dans ce bureau aussi vaste qu’un terrain de tennis et dont les larges baies vitrées offrent une vue imprenable jusque sur les monts enneigés de Chréa que se gère ce qu’on peut aisément appeler un État dans l’État. Pour prendre la mesure de celui-ci, il suffit d’égrener les chiffres qui n’ont rien à envier aux mastodontes du CAC 40. Sonatrach, c’est 120 000 employés, 154 filiales et participations dans des sociétés en Algérie et à l’international, 24 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2016 et 13 milliards d’euros de fiscalité payés à l’État algérien la même année.
Abdelmoumen Ould Kaddour, l’homme providentiel
Mais cet empire est plus que jamais en difficulté depuis la chute des cours du pétrole, qui, lorsqu’ils dépassaient de 2012 à 2014 la barre des 120 dollars le baril, permettaient à Sonatrach d’engranger jusqu’à 71 milliards de dollars (environ 54 milliards d’euros) de chiffre d’affaires annuel. C’est Abdelmoumen Ould Kaddour, 66 ans, PDG depuis le 20 mars 2017, qui a été choisi pour le sauver. Le banni d’hier fait aujourd’hui figure d’homme providentiel. Directeur pendant une dizaine d’années de Brown & Root Condor (BRC) – une coentreprise créée par Sonatrach avec Kellogg Brown & Root (KBR), filiale de Halliburton, le géant américain des services pétroliers et de l’ingénierie –, il peut résumer sa mission en quelques points : couper le robinet des dépenses non indispensables, régler les nombreux contentieux avec les partenaires étrangers, redonner confiance au personnel, relancer la production et faire revenir les investisseurs qui boudent le Sud algérien. Vaste programme !
Quand le PDG décrit la situation actuelle de son entreprise, il n’y va pas avec le dos de la cuillère. « Sonatrach est déstabilisé par de nombreux facteurs internes et externes », lâche Ould Kaddour devant ses proches collaborateurs. Un ancien ministre qui a géré ce secteur par le passé va encore plus loin en évoquant une « situation catastrophique ». D’aucuns n’hésitent pas à décrire ce joyau de la couronne comme un grand corps malade ou un géant aux pieds d’argile. En faire porter le chapeau au prédécesseur d’Ould Kaddour, Amine Mazouzi, débarqué après deux ans d’exercice, ou aux devanciers de celui-ci, serait aussi faux qu’injuste. C’est une succession d’événements qui a fragilisé Sonatrach ces dernières années.
La valse des PDG
Le premier d’entre eux est sans doute la mise au jour d’un système de corruption généralisé dès janvier 2010. En cause : des surfacturations, des abus de biens sociaux, des pots-de-vin et autres rétrocommissions impliquant prestataires et partenaires, dont Saipem. L’entreprise, détenue à 30 % par ENI, a versé 198 millions d’euros à l’homme d’affaires Farid Bedjaoui, soupçonné de les avoir utilisés pour corrompre des intermédiaires et des responsables algériens et permettre à Saipem d’obtenir auprès de Sonatrach sept contrats d’une valeur totale de 8 milliards d’euros entre 2007 et 2009. Non seulement ces affaires ont littéralement décapité l’équipe dirigeante en envoyant le PDG d’alors, Mohamed Meziane, et huit de ses adjoints au tapis, mais elles ont également passablement écorné l’image de Sonatrach.
« Cela a complètement déstabilisé l’entreprise, avoue un cadre proche d’Ould Kaddour. Les responsables qui ont été épargnés et ceux qui sont venus après ont été tétanisés. La hantise de la prison a provoqué des réflexes d’inhibition et de démission morale. » À ces affaires de corruption et de malversations déclenchées en Algérie, en Italie, en France ou au Canada et qui sont liées à la gestion de Sonatrach vient s’ajouter un mal chronique : la valse des PDG.
Multiplication des litiges
En l’espace de quinze ans, pas moins d’une dizaine de patrons, confirmés ou intérimaires, ont défilé au douzième étage du siège de Sonatrach. Quand on sait que la firme française Total n’a connu que trois PDG (Thierry Desmarest, Christophe de Margerie et Patrick Pouyanné) de 1995 à nos jours, on mesure l’effet dévastateur de cette valse sur la gouvernance de la compagnie algérienne. Un de ses dommages collatéraux n’est autre que la multiplication des litiges avec les partenaires étrangers, notamment Total, Technip, ENI, Saipem ou encore Anadarko. De sources internes au groupe, on dénombre treize litiges devant des cours d’arbitrage internationales dont le montant est supérieur à 5 milliards de dollars.
« Nous avons perdu presque tous ces arbitrages, lâche un haut cadre de Sonatrach. Aujourd’hui, une grande partie est réglée. Ce n’est pas le fond ou la préparation de ces contrats qui posent problème, mais plutôt leur gestion. Les responsables n’avaient pas la force ou le courage de prendre des décisions, préférant ainsi que les litiges aillent en arbitrage international plutôt que de discuter, négocier et prendre le risque de subir les foudres des politiques ou de la justice. »
L’année 2017 s’est tout de même terminée sur une bonne note. En décembre, la Cour internationale d’arbitrage a condamné Saipem à verser 135 millions de dollars à Sonatrach en préjudice d’un contrat conclu en 2008 portant sur la construction en Algérie d’un site gazier. « Des discussions sont en cours avec Saipem pour tenter de trouver un règlement à l’amiable des conflits financiers (trois autres procédures d’arbitrage sont en cours), qui pèsent presque 1,7 milliard d’euros », révèle un collaborateur du PDG.
À 150 dollars le baril, on pouvait se permettre de dépenser à tout-va, explique un dirigeant
Comment gérer la compagnie en temps de crise et redresser la barre de ce géant ? La première tâche qu’Ould Kaddour s’est donnée consiste à rétablir la communication avec le personnel, le staff et les patrons des différentes filiales et divisions. « Les gens étaient tellement choqués, désabusés, marginalisés ou blasés qu’ils ne se parlaient plus », confie-t-il à ses amis. Ses prédécesseurs ne sont pas connus pour être de grands communicants, lui a la prétention d’instaurer le dialogue. Chaque mois, il rédige ainsi une lettre à tous les travailleurs pour communiquer sur l’état de la compagnie. Pas de quoi bouleverser la situation, mais l’initiative est plutôt appréciée en interne. Il en faudra cependant plus pour sauver le soldat Sonatrach.
Une nouvelle stratégie est en phase d’élaboration pour la période 2020-2030, durant laquelle le géant pétrolier pourrait investir pas moins de 50 milliards de dollars. Toutefois, elle passe d’abord par des économies à tous les niveaux. « À 150 dollars le baril, on pouvait se permettre de dépenser à tout-va, explique un dirigeant. Avec la crise et la chute des cours pétroliers, il faut rationaliser les dépenses, fermer des bureaux à l’étranger (le choix n’est pas arrêté, mais celui de Londres, principale place de négoce, demeure essentiel) qui ne servent qu’à émettre des factures. Il y a moins d’argent, donc les investissements doivent être mieux ciblés et gérés. Les nombreux chantiers en retard ont des répercussions négatives sur nos finances (le retard dans la réhabilitation de la raffinerie d’Alger a coûté son poste au chef de projet en juillet 2017). »
Nouveaux défis
Ces économies passent par le volet raffinage. Sonatrach, qui dispose de trois raffineries à Hassi-Messaoud, Arzew et Skikda (27 millions de tonnes par an de capacité au début de 2017), auxquelles on peut ajouter celle d’Alger, en cours d’agrandissement, a engagé une réflexion pour l’acquisition de raffineries à l’étranger, qui permettrait de faire des économies sur l’importation de produits raffinés, laquelle se chiffre à 2 milliards de dollars par an. « Nous envisageons en outre de faire raffiner notre pétrole à l’étranger avant de le rapatrier, pour diminuer là encore la facture d’importation », avance un autre collaborateur du PDG. Des discussions sont en cours avec des firmes pétrolières, Exxon entre autres, pour l’achat d’au moins deux raffineries en Europe (un milliard de dollars l’unité).
L’autre défi ? Redonner confiance aux partenaires étrangers, qui ne se bousculent plus pour aller investir en Algérie. Presque tous les appels d’offres lancés ces cinq dernières années par Sonatrach, via sa filiale Alnaft, pour l’exploration de nouveaux gisements dans le Sahara sont restés infructueux. Principale raison de ce désintérêt ? La loi sur les hydrocarbures, qui instaure de lourdes taxes pour les compagnies étrangères qui se sont installées ou veulent s’implanter en Algérie. Elle impose notamment une taxe sur les profits exceptionnels (de 5 à 50 %) dès lors que le prix du baril de Brent dépasse 30 dollars. « Le partenaire qui vient mettre de l’argent a besoin d’être rassuré sur ses investissements chez nous, explique un ancien PDG de Sonatrach. Or, les dispositions fiscales de la présente loi le font fuir. Ajoutez à cela notre environnement administratif tentaculaire, les impôts, les lourdeurs et les tracasseries bancaires, les douanes qui pinaillent. Bref, l’Algérie n’est plus si attractive. »
Nous devons miser sur le gaz naturel, dont les potentialités restent encore considérables, admet la direction
Le gouvernement a annoncé que la révision de cette loi, votée en 2005 et plusieurs fois modifiée depuis, devrait intervenir au premier semestre de l’année 2018. De bon augure alors que de nombreux contrats passés par la firme algérienne avec des partenaires étrangers arrivent à échéance en 2020-2021 et doivent être prorogés. « La plupart de nos partenaires ne veulent plus les rediscuter sur la base de la loi actuelle », assure un conseiller du PDG de Sonatrach. Cette réforme devient d’autant plus nécessaire que la production pétrolière algérienne connaît une baisse depuis une dizaine d’années et que les champs les plus importants (Hassi R’mel et Hassi Messaoud) commencent à décliner.
« Nous ne pouvons pas aller au-delà du quota de production qui nous a été fixé par l’Opep (1,087 million de barils/jour), admet-on à la direction de Sonatrach. Du coup, nous devons miser sur le gaz naturel, dont les potentialités restent encore considérables. » Sa production représente environ 95 milliards de mètres cubes, dont 53 milliards sont exportés, notamment vers l’Europe. Le 20 décembre, la compagnie pétrolière a annoncé la signature d’un accord de 500 millions de dollars avec les compagnies BP et Statoil pour extraire 11 milliards de mètres cubes de réserve supplémentaire du complexe gazier de Tiguentourine.
La piste du gaz de schiste
Le gaz de schiste, dont l’annonce de l’exploration avait provoqué de vives tensions en Algérie en 2015, constitue une autre piste pour Sonatrach. Si cette option n’est pas encore à l’ordre du jour, elle n’en est pas moins étudiée. Des propositions existent, notamment de la part de BP et de Total, pour explorer les gaz non conventionnels, admet-on dans l’entourage de la direction de Sonatrach. Un premier forage d’exploration avait été réalisé en 2014, dans le bassin d’Ahnet (sud de l’Algérie).
« Mais nous sommes encore au stade de la réflexion. En revanche, l’offshore dans les gisements de gaz en Méditerranée avec des firmes internationales revêt un vif intérêt pour nous », observe un proche collaborateur du PDG. Au début de 2017, une source interne avait révélé des négociations avec Anadarko, Exxon Mobil et ENI, et un intérêt particulier pour les zones de Béjaïa et d’Oran.
Cap sur l’Afrique
Peu d’Algériens le savent, mais Sonatrach est aussi présent à l’étranger, notamment via sa filiale Sipex. La compagnie exploite un gisement gazier au Pérou et possède des champs d’exploration au Niger et au Mali. Elle compte aussi reprendre ses activités en Irak, déserté depuis la guerre de 2003, ainsi qu’à Ghadamès, en Libye, dont les blocs de gaz et de pétrole ont été abandonnés pour les mêmes raisons. Des contacts sont entrepris pour prospecter en Angola, en Namibie, en Éthiopie et au Mozambique. « L’Afrique constitue dorénavant l’une de nos priorités stratégiques », nous explique un collaborateur d’Ould Kaddour. Sonatrach a reçu ces derniers mois de nombreuses lettres d’intérêt de la part de partenaires africains pour développer des projets dans le pétrole, le gaz et la pétrochimie
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