Musique : Sahra Halgan, la voix du Somaliland

Icône du pays qui s’est proclamé indépendant de la Somalie il y a vingt-six ans, Sahra Halgan se bat pour que celui-ci soit enfin reconnu. Avec sa voix pour toute arme.

« J’ai appris à recoudre des soldats », raconte Sahra Halgan © Youri Lenquette pour JA

« J’ai appris à recoudre des soldats », raconte Sahra Halgan © Youri Lenquette pour JA

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Publié le 18 janvier 2018 Lecture : 5 minutes.

Lorsqu’elle parle de la guerre, Sahra Halgan en mime tous les gestes. « J’ai tout appris sur le tas, les perfusions, les pansements… Je déchirais des morceaux de tee-shirt pour improviser des bandages, se souvient-elle. Le soir, je lavais à la main ceux qui étaient sales pour qu’ils soient prêts pour les blessés du lendemain. J’ai même appris à recoudre des soldats. »

Vêtue de sa longue robe vert et doré, drapeau du Somaliland soigneusement plié sur la table de sa loge, Sahra Halgan n’est pas devenue médecin mais chanteuse. Une icône, même, pour son pays, le Somaliland. Petite enclave de 4 millions d’habitants située dans la Corne de l’Afrique, cette ancienne colonie britannique est coincée entre l’Éthiopie, Djibouti et la Somalie, dont elle s’est proclamée indépendante en 1991, à l’issue de trois ans d’une féroce guerre civile. « Sahra est un symbole de liberté pour notre pays, explique Jama Musse Jama, directeur de la Red Sea Foundation, centre culturel de Hargeisa, la capitale. Son parcours personnel est aussi tumultueux que celui de son pays. »

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Émancipation par la guerre

Sahra Halgan naît en 1972 dans la Somalie du général Siad Barré, arrivé au pouvoir trois ans plus tôt après un coup d’État. Sa ville, Hargeisa, dans le nord-ouest du pays, est un des foyers culturels historiques de la Somalie. Pendant la dictature, la cité est placée dans l’orbite de Mogadiscio, où la culture et les arts, nationalisés par le régime, sont centralisés.

Issue d’une tribu des Issas, clan majoritaire au Somaliland, à Djibouti et dans les régions somalies de l’Éthiopie et du Kenya, sa famille lui interdit de pratiquer le chant. « C’était très mal vu pour une fille de ma tribu d’être sur le devant de la scène », explique-t‑elle. Les journées sont rythmées par les couvre-feux qu’impose le régime, l’école n’ouvre que sporadiquement, lorsque Mogadiscio ne menace pas le Nord de bombardement. L’émancipation viendra par la guerre.

« Au front, j’étais enfin libre. Les soldats avaient autre chose à faire que de m’interdire de chanter » raconte Sahra Halgan

L’autorité du régime nationaliste, répressif et paranoïaque de Mogadiscio s’effrite au début des années 1980, et les mouvements de résistance soutenus par le gouvernement éthiopien bourgeonnent dans le Nord. En 1988, Siad Barré décide d’éteindre la rébellion par la force et lance une intense campagne de bombardements. L’artiste en devenir n’a que 16 ans. « Mon oncle m’a fait comprendre que l’histoire de notre pays s’écrivait à ce moment. » Sahra Halgan s’engage comme infirmière, sans aucune formation, pour assister les troupes du Mouvement national somalien (SNM) dans leur lutte pour l’indépendance.

Berceuses et chants guerriers

« Au front, j’étais enfin libre, raconte-t‑elle. Les soldats avaient autre chose à faire que de m’interdire de chanter. Nous n’avions quasi rien sur place. Le seul remède que j’avais à offrir, c’était ma voix. » Des chants guerriers et des berceuses rythmés par le fracas des bombes qui s’abattent sur Hargeisa. Rasée, la ville hérite du triste surnom de Dresde de l’Afrique, en référence à la ville allemande pilonnée par les alliés en 1945. Siad Barré est chassé du pouvoir en janvier 1991. Le 18 mai, le Somaliland déclare son indépendance. Vingt-six ans plus tard, aucun État ne l’a reconnu.

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Sahra Halgan part alors se réfugier en Europe, panser les plaies d’une guerre de trois ans. La chanteuse vise l’Angleterre, mais posera finalement ses valises à Lyon, où le statut de réfugiée politique lui est rapidement accordé. S’ensuit une série de petits boulots dans les centres aérés de la ville pour s’impliquer dans la vie de quartier avant de revenir à la musique.

« Je voyais le Somaliland se reconstruire. Je voulais apporter ma pierre à l’édifice » raconte la chanteuse

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En 2009, elle réalise un premier album, Somaliland. « Il n’a pas bien marché », dit-elle. Puis elle travaille sur un second projet avec Aymeric Krol et Maël Salètes, respectivement percussionniste et guitariste de son trio, amis et compagnons de route rencontrés à Lyon. Ce sera, en 2015, Faransiskiyo Somaliland, un album à mi-­chemin entre le rock touareg (guitare électrique et tendé) et les rythmes-transes d’Afrique de l’Est. Sa voix vibre avec intensité, ses chansons ressemblent à des incantations.

« Entre-temps, j’ai continué à faire des allers-retours au Somaliland, je voyais le pays se reconstruire. Je voulais apporter ma pierre à l’édifice. » En 2013 sonne l’heure du retour au pays pour l’artiste, qui se mue en ambassadrice de sa culture. « Depuis quelques années, il y a un véritable effort réalisé par les ministères, les radios, la diaspora et les artistes, à Hargeisa comme à Mogadiscio, pour permettre une renaissance du patrimoine culturel », explique Vik Sohonie, créateur du label Ostinato Records, qui a récemment sorti une compilation de musique somalie des années 1970-1980.

Reconnaissance

C’est ainsi qu’une des rares salles où les artistes locaux peuvent se produire voit le jour à Hargeisa : Hiddo Dhawr. Au sein de ce véritable outil destiné à promouvoir les artistes somalis, Sahra Halgan emploie jusqu’à 52 personnes les jours de concert. « Elle a placé le Somaliland sur la carte de la culture et des arts, c’est sa manière de militer pour sa reconnaissance », résume Jama Musse Jama.

Sans pour autant nourrir d’ambitions politiques ? Elle jure que non. « Je me suis engagée pour le parti Waddani pendant une brève période, mais le milieu politique n’est pas fait pour moi. »

En attendant, le Somaliland poursuit sa route démocratique. Le 13 novembre, 700 000 Somalilandais étaient appelés aux urnes pour la troisième élection présidentielle de l’histoire du pays. « Il faut mesurer le chemin parcouru. Les gens peuvent sortir sans craindre pour leur vie et les enfants recevoir une éducation, les choses évoluent dans le bon sens, se réjouit Halgan. Le monde n’a d’yeux que pour Mogadiscio. Nous voulons que ça change. La musique est un moyen d’y arriver. »

Un territoire convoité

Plus stable que le voisin somalien et jusqu’à présent épargné par la menace Shebab, le Somaliland continue de se construire en silence. Sa position stratégique sur le golfe d’Aden en fait une enclave convoitée dont le principal port, Berbera, attire les investisseurs émiratis. Le 21 novembre, Muse Bihi Abdi, candidat du Kulmiye, le parti de la majorité, a été déclaré vainqueur de la troisième élection présidentielle du pays, avec 55 % des voix.

Le parti Waddani (41 %) a dans un premier temps dénoncé des fraudes avant de concéder sa défaite « dans l’intérêt de la paix et de l’unité du pays ». Une transition paisible dans une région instable qui n’infléchira pas la position de la communauté internationale : la reconnaissance du pays doit venir de l’Union africaine.

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