Ces empêcheurs de tourner en rond qui font la vitalité démocratique du Sénégal
Avocats, rappeurs ou syndicalistes… De Senghor à Macky Sall, ils n’ont cessé de contester – voire d’attaquer – les dirigeants de leur pays, le Sénégal. Enquête.
Sénégal : les trublions de la République
Le Sénégal fait figure de modèle démocratique sur le continent. Une vitalité que le pays doit pour beaucoup à sa tradition contestataire. De Senghor à Macky Sall, tous les président y ont été confrontés… Enquête sur ces empêcheurs de tourner en rond qui bousculent la politique sénégalaise.
« Celui-là, vraiment, il nous fatigue ! » Devant son poste de télévision, Macky Sall vitupère. À l’écran, raconte un proche du président sénégalais qui assiste à la scène, l’avocat Seydou Diagne, coordinateur des défenseurs de Karim Wade, pourfend une nouvelle fois une justice qu’il accuse d’être aux ordres du Palais.
Nous sommes en juin 2015. Trois mois plus tôt, le fils de l’ancien chef de l’État a été condamné pour enrichissement illicite au terme du procès emblématique de la « traque des biens mal acquis ». Pourtant, dans le camp présidentiel, la victoire est amère : le groupe de travail sur la détention arbitraire, qui dépend du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, a estimé que Karim Wade devait faire l’objet d’une « réparation intégrale » pour « détention arbitraire ». Seydou Diagne jubile. Il en est sûr, la décision fera date : « C’était un procès politique ! Notre objectif était de le faire reconnaître à l’international et de gagner la bataille de l’opinion. Nous y sommes parvenus. »
Son irruption discrète dans les grands dossiers politico-judiciaires, ce quadra la doit à un éminent confrère : Me Abdoulaye Wade, l’ancien président du Sénégal. Dans une autre vie, en 1963, lui-même avait été l’un des avocats de l’ex-président du Conseil du Sénégal indépendant, Mamadou Dia, lors d’un procès éminemment politique qui reste à ce jour le plus controversé de l’histoire du pays .
Affaire Karim Wade
Pour Seydou Diagne donc, tout commence au lendemain de la défaite d’Abdoulaye Wade face à Macky Sall, en mars 2012. L’ancien président voit l’étau judiciaire se resserrer à vitesse grand V autour de ses anciens ministres et de sa garde rapprochée.
Conseillé par son entourage, il contacte Seydou Diagne, qui se met aussitôt à la tâche et remporte bientôt une première victoire symbolique, en faisant annuler par la Cour suprême les décrets de nomination du substitut du procureur et des magistrats de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei).
En décembre 2012, Seydou Diagne refait parler de lui quand Karim Wade, convoqué par la gendarmerie dans le cadre d’une enquête préliminaire pour enrichissement illicite, fait appel à ses services. Aux côtés de Ciré Clédor Ly, réputé pour sa fine connaissance de la procédure pénale, et de Demba Ciré Bathily, spécialiste des droits humains, l’avocat se plonge dans le dossier.
Dans l’affaire Karim Wade, malgré la condamnation finale, c’est nous qui avons gagné
Cette fois encore, les résultats sont rapides : en février 2013, la Cour de justice de la Cedeao recadre les autorités sénégalaises, remettant en question l’interdiction de sortie du territoire faite à plusieurs anciens ministres d’Abdoulaye Wade, dont son propre fils, et contestant la compétence de la Crei pour les juger.
À Dakar, les proches du chef de l’État s’agacent contre une décision qui s’apparente, selon eux, à une intrusion inopportune dans la souveraineté de la justice sénégalaise, et fulminent contre le trio d’avocats qui s’obstine à leur mettre des bâtons dans les roues.
Quelques mois plus tard, ce sont la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (Raddho) qui pourfendent la Crei, qualifiée de « juridiction d’exception qui viole les droits de la défense et ne garantit pas de procès équitable ».
« Dans l’affaire Karim Wade, malgré la condamnation finale, c’est nous qui avons gagné, veut croire Me Bathily. Le peuple a pris conscience que ce procès était inéquitable et, sur le plan international, la défense a eu gain de cause dans toutes les procédures. »
Artisans de la vivacité démocratique
Avocats donc, mais aussi activistes, rappeurs ou syndicalistes, ils incarnent une liberté de parole ancienne au Sénégal : prompts à dénoncer – avec plus ou moins de mesure – les excès des gouvernants d’hier et d’aujourd’hui, ils contribuent depuis longtemps à rendre vivace la démocratie sénégalaise. Quitte à le payer, parfois, d’un séjour en prison.
Les régimes sénégalais successifs, de Léopold Sédar Senghor à Macky Sall, ont tous eu recours à la justice face à des détracteurs jugés gênants ou trop virulents, rappelle le politologue Babacar Justin Ndiaye : « Souvenons-nous que Cheikh Anta Diop avait été emprisonné sous Senghor, tout comme le turbulent Serigne Moustapha Sy, sous Diouf.
Quant à Wade, qui avait lui-même payé d’un lourd tribut carcéral son statut d’opposant, il n’a pas hésité, une fois élu, à faire incarcérer des journalistes, comme El Malick Seck ou Madiambal Diagne. »
Porté par les échos du dossier Karim Wade, Seydou Diagne a été sollicité dans la quasi-totalité des affaires instruites contre d’anciens dignitaires du régime de Wade père pour de présumés détournements. Il devient ainsi l’avocat de Bara Sady (l’ancien directeur général du Port autonome de Dakar), de Ndongo Diaw (qui dirigeait l’Autorité de régulation des télécommunications et des postes), de l’ex-député Alioune Aidara Sylla, de l’ex-sénatrice Aïda Ndiongue, de l’ancien conseiller présidentiel Thierno Ousmane Sy et de quelques autres.
Affaire Khalifa Sall
« À l’exception d’Aïda Ndiongue devant la Cour suprême, aucun d’entre eux n’a été condamné, s’enorgueillit-il. Certains ont déjà obtenu un non-lieu, et dans plusieurs affaires la chambre d’accusation de la cour d’appel a reconnu la légèreté des poursuites. »
Macky Sall, qui achèvera début 2019 son premier mandat, a vu certains de ses alliés d’hier se transformer en potentiels « enquiquineurs »
C’est donc tout naturellement que le trouble-fête en robe noire intervient depuis mars 2017 dans un autre dossier sensible, celui de Khalifa Sall, le député et maire de Dakar, quitte à irriter une nouvelle fois la présidence.
Sa méthode n’a pas changé : face à une procédure qu’il estime « politique », lui et ses confrères – emmenés cette fois par Me François Sarr – s’appliquent à jouer les grains de sable. « Si Khalifa Sall a été élu député en 2017, il le doit en partie à ses avocats, assure-t-il. L’État entendait le faire condamner au plus vite, mais nous avons multiplié les recours, ce qui lui a permis de se présenter avec succès aux législatives. »
Hier porté au pouvoir par une vaste coalition réunissant les principaux leaders politiques du pays et par une large frange de la société civile, Macky Sall, qui achèvera début 2019 son premier mandat, a vu certains de ses alliés d’hier se transformer en potentiels « enquiquineurs ». « Quand on arrête des leaders politiques au moindre dérapage verbal, quand on interdit des marches pour des raisons injustifiées, cela pose un sérieux problème à la démocratie », déclarait en 2016 sur Walf TV Seydi Gassama, le directeur exécutif de la branche sénégalaise d’Amnesty International.
« C’est une justice à deux vitesses. Si l’opposition n’est pas capable de jouer son rôle, il n’y a plus de démocratie. Macky Sall est en train de se “Yahyajammiser” », ironisait quant à lui le rappeur Thiat, du groupe Keur Gui, l’un des fondateurs du mouvement citoyen Y’en a marre, lequel avait soutenu la candidature de Macky Sall face à Abdoulaye Wade.
Goût pour les débats
L’activiste Guy Marius Sagna a lui aussi rejoint l’autre rive. Entre 2011 et 2013, il était le coordinateur à Tambacounda du Mouvement du 23-juin (M23), qui alimentait la fronde contre le troisième mandat d’Abdoulaye Wade. Mais, depuis 2014, ce travailleur social mène le combat contre les accords de partenariat économiques (APE) avec l’Union européenne, ce qui n’est pas du goût du pouvoir.
« En 2016, on m’a arrêté à quatre reprises lors de manifestations anti-APE. Et depuis 2014, à la suite d’un rapport que j’ai rédigé à propos de détournements financiers à l’hôpital de Sedhiou, on m’a muté à Dakar dans un bureau sans eau, ni électricité ni toilettes », raconte le trublion.
Macky Sall est plutôt blasé par les gens qui critiquent systématiquement son action
En janvier 2017, Sagna a aggravé son cas en rejoignant la croisade anti-franc CFA, puis en dirigeant la coalition ayant porté à l’Assemblée nationale l’ancien inspecteur des impôts Ousmane Sonko, un autre empêcheur de tourner en rond notoire en croisade ouverte contre le camp présidentiel.
Des anathèmes en série relativisés par Babacar Justin Ndiaye : « Pour le meilleur ou pour le pire, les Sénégalais ont vécu un compagnonnage colonial long et intense avec la France dont ils ont notamment retiré un goût pour les débats et la controverse plutôt que pour la violence brute. C’est un tempérament avant que d’être un engagement : c’est notre façon à nous de secouer le cocotier sans toutefois le mettre à terre. »
Macky Sall en est-il affecté ? « Le chef de l’État est plutôt blasé par les gens qui critiquent systématiquement son action, témoigne l’un de ses proches. Je ne l’ai jamais entendu commenter leurs sorties. Il arrive que cela le contrarie, mais généralement il fait le dos rond. »
Les Sénégalais ne se laissent pas faire
Reste une consolation pour le régime actuel, que ses scores électoraux récents incitent à l’optimisme en dépit des interpellations venimeuses : depuis 2012, les journalistes fouineurs se font plus rares. Madiambal Diagne, le patron du Quotidien, ne fait pas mystère de sa proximité avec Macky Sall, même si celle-ci ne l’empêche pas de prendre régulièrement le gouvernement à rebours. Quant à Abdou Latif Coulibaly, fondateur de La Gazette et journaliste d’investigation emblématique des années Wade, il a tourné la page, après vingt-six ans de combat éditorial, pour entrer au gouvernement.
Si des éditorialistes engagés (tel Pape Alé Niang), le site de fact-checking Africa Check et quelques blogueurs aux révélations plus ou moins fiables continuent d’alimenter la flamme du quatrième pouvoir, « les médias sénégalais sont trop tributaires des enveloppes offertes par les politiques », déplore un Twittos à la plume alerte. Plus optimiste, Babacar Justin Ndiaye estime quant à lui que l’on « peut bien interdire les manifestations ou emprisonner les trouble-fête : aujourd’hui comme hier, les Sénégalais ne se laissent pas faire ».
Sus aux « fake news »
« Le PM menace les emmerdeurs », titrait, en septembre 2016, un site d’information sénégalais, après l’avertissement sans frais lancé par le Premier ministre, Mahammad Boun Abdallah Dionne. Dans son viseur, les journalistes, leaders politiques et membres de la société civile qui, depuis la découverte de gisements gaziers et pétroliers en 2014, se répandent en conjectures sur des conflits d’intérêts occultes et autres soupçons de prévarication, quitte à propager fantasmes et rumeurs à propos de cette manne encore virtuelle. « Désormais, quiconque diffusera de fausses nouvelles s’exposera à la rigueur de la loi pénale », avertissait le Premier ministre.
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