Photographie – Ghana : dans les yeux de Lucky Jim
Récemment redécouvert, le Ghanéen James Barnor expose plus de cinquante ans de travail au Musée du district de Bamako, à l’occasion de la Biennale de la photographie africaine. Rencontre avec un artiste exceptionnel, dont une grande partie de l’œuvre dort encore dans des classeurs.
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La 11e édition des Rencontres de Bamako, le rendez-vous incontournable de la photographie sur le continent, se tient du 2 décembre 2017 au 31 janvier 2018. Un événement organisé par l’Institut français, le ministère malien de la Culture, en partenariat avec Jeune Afrique.
Il y a dans ses yeux les sourires d’une vie hors du commun, les lumières d’un monde dont il a su saisir tous les poudroiements, les étincelles que seules permettent les amours et les rencontres exceptionnelles. À 88 ans, le photographe ghanéen James Barnor peut regarder par-dessus son épaule et contempler le chemin parcouru avec sérénité, à l’heure où son œuvre, redécouverte, entre dans les plus grands musées, révélant l’étendue de ses talents et la justesse de son regard.
Assis à l’ombre, sous les arbres du parc ceignant le Musée national du Mali, c’est avec simplicité et non sans une certaine malice qu’il évoque sa trajectoire, à l’occasion des 11e Rencontres de Bamako. « J’ai l’impression d’être un dinosaure venu vous parler. Ce n’est pas parce que je suis bon que je suis ici, mais parce que je suis né à une époque où les choses se passaient. J’ai été le premier photographe à travailler pour un journal au Ghana, et cela m’a permis d’apprendre un peu plus que les autres. J’ai eu la chance d’étudier la photo couleur alors qu’elle n’existait pas au pays. Et puis j’ai gardé tous mes négatifs… Aujourd’hui, je peux prendre des photos avec un iPad. J’ai été chanceux tout du long. C’est pour cela que je me surnomme Lucky Jim ! »
Numérisation complète
Jusqu’à la fin du mois de janvier, quelque 80 tirages de ses photos sont présentés au Musée du district de Bamako pour l’exposition monographique La vie selon James Barnor. Photographies du Ghana et du Royaume-Uni, 1948-1980, conçue par la galeriste Clémentine de la Féronnière. Quatre-vingts images qui ne représentent qu’une infime partie de l’œuvre de Barnor et laissent imaginer la quantité de trésors que recèlent ses négatifs, pour l’heure conservés entre Londres, Paris, Accra et Johannesburg.
Sur l’île Saint-Louis, à Paris, Clémentine de la Féronnière a entrepris un long travail d’archivage et de numérisation à partir de vieux classeurs à peine annotés contenant des milliers de clichés. « Nous avons entre un cinquième et un dixième de son travail, confie la jeune femme. Certains négatifs ont été détruits, comme les plaques de verre qu’il utilisait au début. Je ne sais pas exactement, mais il en reste peut-être 50 000… Nous numérisons tout, nous ne faisons pas de tri afin de conserver un panorama complet de son travail. Ce qui est sidérant, c’est qu’il y a très peu de mauvaises images. »
C’est un grand tireur de couleur comme de noir et blanc, et il refuse parfois de signer et de valider certains tirages qui ne lui conviennent pas
De temps en temps, James Barnor quitte son petit appartement de Brentford, dans la banlieue londonienne, pour venir à Paris aider à l’archivage. « Il se souvient de la plupart des noms, un peu moins des dates, poursuit Clémentine de la Féronnière. Il les note sur des post-it au fur et à mesure qu’ils lui reviennent. C’est précieux, s’il ne donne pas ces informations aujourd’hui, tout risque de se perdre. »
Vif, toujours alerte, James Barnor n’a pas souhaité continuer à travailler avec l’agence de photo britannique Autograph ABP (Association of Black Photographers), qui conserve les droits exclusifs sur 70 images, pour des tirages d’art vendus entre 2 000 et 6 000 euros. Et ce n’est qu’après des mois d’observation mutuelle qu’il a accordé sa confiance à la galeriste parisienne.
« Notre collaboration est le résultat de deux années d’apprivoisement réciproque. J’ai appris à prendre le temps de l’écouter ; s’il raconte quelque chose, c’est qu’il a un objectif. C’est quelqu’un de très intelligent, doté d’une forte envie de transmettre, qui sait aussi se montrer fort exigeant. C’est un grand tireur de couleur comme de noir et blanc, et il refuse parfois de signer et de valider certains tirages qui ne lui conviennent pas. » Ses images sont aujourd’hui vendues entre 1 100 et 2 100 euros.
Importance des gens
Tranquillement installé à la buvette du Musée national du Mali, l’artiste goûte vraisemblablement le bonheur de voir son travail enfin reconnu et exposé, se livrant de bonne grâce aux desiderata des jeunes photographes qui réclament tous leur selfie avec le maître. À son rythme, sans jamais se départir d’un sourire solaire, il se conte avec force détails, ne se défilant qu’aux franges de l’intime.
Ses images exposées au Musée du district laissent deviner le cheminement d’un Ghanéen qui accompagna le siècle entre Londres et Accra, croisant la route de Mohamed Ali et de Richard Nixon, fréquentant de près Kwame Nkrumah et offrant au magazine sud-africain Drum les plus belles femmes du monde. Mais Barnor ne fanfaronne guère au sujet des célébrités croisées, et chaque cliché vient prouver qu’il accordait la même attention au cadre et à la lumière, que l’on soit connu ou anonyme.
J’aurais bien aimé être fermier !
Son récit, de la même manière, rend hommage à ceux qui l’aidèrent et l’encouragèrent, avec ce mantra : « Les gens sont plus importants que les lieux. » Parmi ces gens, il y a d’abord la famille.
« J’avais deux oncles photographes, et deux cousins, dit l’homme né le 6 juin 1929 à Accra. J’ai grandi dans une famille de photographes. Moi, j’aurais bien aimé être fermier ! » À 17 ans, Barnor enseigne la vannerie à Saint Mary’s Parish School quand le directeur lui offre un Baby Kodak Brownie en bakélite.
Deux ans plus tard, il entame son apprentissage chez son cousin, le portraitiste J.P. Dodoo, au studio Yehuwa Aakwe. Il y fait ses armes, récupère le matériel de l’oncle quand ce dernier cesse son activité… « J’ai commencé à développer chez moi et à gagner de l’argent avant même d’avoir terminé mon apprentissage, rappelle Barnor. Je vendais les photos à ma famille, à mes amis… » Travaillant à la chambre avec des plaques de verre, il développe un procédé d’agrandissement ingénieux – sur lequel il est intarissable – utilisant l’appareil lui-même et la lumière extérieure naturelle.
Premier photojournaliste du pays
Son rêve de devenir photographe de la police ne se réalise pas, mais, dès 1949, il ouvre son propre studio mobile, en extérieur, dans le quartier de Jamestown. « J’ai pensé à l’endroit où je travaillerais avant de penser à celui où je dormirais, la chambre noire était prioritaire, se souvient-il. J’ai construit le plan de travail, puis je me suis aménagé un petit lit dans la véranda. Je n’ai pas eu de difficultés à avoir des clients, et quand il n’y en avait pas qui venaient, j’allais les chercher à l’extérieur. »
Le photographe reçoit jour et nuit sans discontinuer, immortalisant sportifs, politiques, artistes, anonymes fêtards ou endimanchés
La naissance du quotidien Daily Graphic, soutenu par le groupe britannique Daily Mirror, lui offre la chance de devenir le premier photojournaliste du pays, « le 2 octobre 1950 ». Et, deux ans plus tard, alors que Kwame Nkrumah accède au poste de Premier ministre de la Côte-de-l’Or, James Barnor commence à travailler aussi pour Drum. Son studio Ever Young ouvrira en 1953, toujours dans le quartier de Jamestown, non loin de la prison et de l’alors fameux hôtel Sea View. Le photographe reçoit jour et nuit sans discontinuer, immortalisant sportifs, politiques, artistes, anonymes fêtards ou endimanchés.
En 1957, la Côte-de-l’Or devient le Ghana. « L’indépendance, pour moi, ce sont des soucis personnels et beaucoup de travail, souffle Barnor. J’étais commissionné par la Black Star Photo Agency pour les représenter. J’ai rencontré de nombreux photographes étrangers qui étaient bien plus rapides que moi et j’ai commencé à penser à une expérience à l’étranger. Et 1957, c’est aussi la première fois que j’ai vu un Hasselblad ! »
Londres
Il a envie d’aller au Canada, mais il partira finalement pour Londres à la fin de 1959, encouragé par son ami et mentor A.Q.A. Archampong. Dans James Barnor, Ever Young, le livre publié par Clémentine de la Féronnière et Autograph ABP, le photographe raconte son arrivée à Liverpool, puis à Londres, ses rencontres, ses contacts et, chose surprenante, le peu de difficultés rencontrées face aux préjugés ou à la discrimination. « James voit toujours le bon côté des choses, c’est sa personnalité », affirme la galeriste.
Barnor rencontre notamment Dennis Kemp, alors enseignant pour la firme Kodak, et part en reportage au Nigeria avec lui dès 1960, l’entraînant ensuite dans une visite au Ghana. « Mais James, pourquoi as-tu quitté tout cela pour venir en Angleterre ? » lui demande Kemp. Cette question le tarabuste toujours aujourd’hui, mais à l’époque, il cherche avant tout à se perfectionner. De retour au Royaume-Uni, il suit des cours du soir au London College of Printing, s’initie à la couleur au Colour Processing Laboratory (CPL), entre au Medway College of Art.
Si j’avais voulu m’enrichir, je serais resté en Angleterre
Alors que, pour la première fois, l’une de ses images fait la couverture de Drum, il exerce différents métiers : photographe pour le Centre for Educational Television Overseas (Ceto) et l’agence de pub Campbell-Drayton, tireur couleur pour le CPL… Conteur patient, Barnor aurait de quoi fournir la matière d’une dense biographie. « Je me souviens de tout… J’ai pris quelques notes, mais je suis un peu fainéant à ce sujet. »
En 1969, James Barnor rentre au Ghana, où il ouvre le premier laboratoire couleur du pays et officie comme conseiller technique pour Sick-Hagemeyer, qui distribue Agfa-Gevaert. « Si j’avais voulu m’enrichir, je serais resté en Angleterre, explique-t-il dans James Barnor. Ever Young. Mais je pensais toujours à ce que je pouvais faire pour aider le Ghana, parce que peu de personnes pouvaient bénéficier des occasions qui m’avaient été offertes… »
Reconnaissance et transmission
« Je voulais transmettre mes connaissances, qui étaient plus étendues que celles de beaucoup de photographes au Ghana. En 1973, j’ai ouvert mon deuxième studio, le studio X23. Du nom de mon ancienne boîte postale : “X” pour Jamestown et “23” pour le numéro de la boîte. »
Entre 1977 et 1983, il est employé par le United States Information Service, puis, de 1984 à 1987, il est le photographe officiel du gouvernement au Castle, dans le quartier d’Osu, sous la présidence de Jerry Rawlings. En 1994, il retourne en Angleterre, une partie de ses négatifs avec lui. Il lui faudra attendre quelques années encore, et ses 79 ans, pour que son travail soit exhumé et reconnu bien au-delà du Ghana grâce aux expositions londoniennes des Black Cultural Archives (2007) et d’Autograph ABP (2010).
Il serait sans doute judicieux que ce patrimoine indispensable rejoigne quelque institution, au Ghana ou ailleurs sur le continent
Aujourd’hui, seul l’immense travail d’archivage entrepris par Clémentine de la Féronnière permettra de prendre toute la mesure d’une œuvre qui porte sur la seconde moitié du XXe siècle un regard doux et vibrant d’empathie. Le Musée du Quai Branly ne s’y est pas trompé : il a déjà acquis une collection de 80 pièces.
Mais, sans doute, serait-il judicieux que ce patrimoine indispensable rejoigne quelque institution, au Ghana ou ailleurs sur le continent. James Barnor, lui, sourit avec élégance à une gloire tardive et répète à l’envi son désir de transmettre. Comme s’il avait la vie devant lui.
Toujours jeune : la légende de James Barnor
Dans une grotte vivait Idunn, déesse Asyne de la mythologie nordique. En ce lieu mystérieux, elle gardait de belles pommes dans un coffre en or. Les dieux qui sentaient leurs forces décliner venaient s’adresser à elle et se voyaient offrir un fruit. Après l’avoir croqué, ils se sentaient de nouveau jeunes et forts, ever young. Cette légende scandinave, James Barnor la raconte à l’envi pour expliquer le nom que porta longtemps son studio. Être toujours jeune, n’était-ce pas ce qu’il proposait, d’une certaine manière, en retouchant les photos à la main – une pratique dans laquelle il excellait – bien avant l’existence de Photoshop ?
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