Tunisie : une gauche divisée, à l’avenir incertain

Alors que les manifestations contre la loi de finances rythment l’actualité, les partis progressistes peinent à jouer leur rôle. Divisés et indécis, ils en sont réduits à courir après le mouvement de contestation au lieu de l’encadrer.

Marche de protestation à Tunis le 22 janvier. Les manifestants réclament leur droit à une vie digne. © Riadh Dridi/AP/SIPA

Marche de protestation à Tunis le 22 janvier. Les manifestants réclament leur droit à une vie digne. © Riadh Dridi/AP/SIPA

CRETOIS Jules

Publié le 30 janvier 2018 Lecture : 6 minutes.

Un manifestant porte un portrait de Mohamed Brahmi, le 14 janvier 2014 à Tunis. © Reuters
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Tunisie : la gauche a-t-elle un avenir ?

Les manifestations se multiplient depuis le début de l’année en Tunisie, portées par une colère notamment alimentée par la hausse des prix. Pourtant, la gauche tunisienne peine à exister, sur la scène politique, comme dans la rue. Pourquoi ? Retrouvez notre enquête sur cette gauche en quête d’elle-même et de nouveaux leaders.

Sommaire

La scène est symptomatique. Il est 14 heures, ce 17 décembre, et les esprits s’échauffent à la Fondation Rosa Luxemburg, qui accueille une rencontre de l’association Nachaz intitulée « La révolution et les devenirs de la gauche ». Les présents sont pour la plupart proches d’Al-Massar, issu de la mouvance communiste, et d’Ettakatol, d’obédience sociale-démocrate, et s’échinent à comprendre leur passage à vide.

Au même moment, les leaders du Front populaire (FP), la gauche radicale, conduite par Hamma Hammami, sont réunis à quelques kilomètres de là, dans le centre-ville de Tunis. Autre lieu, autre ton : les militants du Front n’optent pas pour l’introspection et préfèrent donner de la voix.

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La gauche tunisienne est divisée, et son avenir incertain. Tel est le principal enseignement de cette journée d’hiver, deux semaines avant qu’éclate un mouvement de grogne sociale dont les contours sont forcément dessinés par la réalité de la gauche tunisienne.

Une gauche dépassée par le mouvement populaire

Depuis le 3 janvier, les manifestations de mécontentement se multiplient dans tout le pays, emmenées par un collectif informel baptisé Fech Nestannew ? (« qu’est-ce qu’on attend ? »), ce qui en dit long sur l’état de la gauche, laquelle a tenté désespérément de surfer sur le mouvement en défilant le 14 janvier avenue Bourguiba. Fathi Chamkhi, l’élu le plus à gauche de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), reconnu pour son expertise sur les questions économiques, est bien sûr a priori enthousiaste.

Mais il reconnaît que « les manifestations ne sont pas encadrées, les revendications sont souvent confuses… L’absence d’une gauche plus solide facilite sans aucun doute les débordements et les errements… ». « Une bonne partie de la gauche est comme à la remorque des mouvements sociaux », remarque Baccar Gherib, militant d’Al-Massar et auteur de Pour une refondation de la gauche tunisienne.

Pour cet intellectuel, « la question sociale prime », mais l’approche qu’en a la gauche radicale n’est pas à la hauteur des enjeux : pour cette dernière, « être de gauche, c’est soutenir n’importe quelle revendication tant qu’elle apparaît comme issue du peuple ou contestataire… » Gherib est cependant réservé sur la position de son parti, lequel a pris ses distances avec les manifestants.

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Contradictions et divisions

À l’heure où la rue proteste contre l’austérité induite par le projet de loi de finances (PLF) 2018, l’indécision, les contradictions et la division de la gauche sont plus criantes que jamais. Car, en amont, des forces progressistes étaient à la manœuvre lors de l’élaboration du pacte de Carthage en 2016, une union certes hétérogène mais censée au moins garantir un climat propice à la relance économique. « Samir Taïeb [leader d’Al-Massar et ministre de l’Agriculture] a été l’un des cerveaux de ce pacte, confie Gherib. Il fait partie de ceux qui en ont eu l’idée et dessiné les contours. »

Mais, malgré les navettes des militants d’Al-Massar, les partis membres du FP ont refusé de signer le document. La gauche avançait déjà en rangs dispersés. Pis, les élus et cadres du même Front, au lieu d’incarner en bloc la résistance à un PLF décrié comme inégalitaire, tirent à hue et à dia.

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Si ses élus rejettent globalement le projet, quelques-uns ont tout de même voté en faveur d’une de ses dispositions, à savoir la hausse de la TVA, pourtant considérée par plusieurs économistes protectionnistes comme une hérésie. Les députés du Front se divisent également sur la question de savoir s’il faut ou non traiter avec les autres partis au sein de la « commission des compromis » afin de parvenir à l’adoption d’un PLF remanié et plus consensuel. Plusieurs s’y sont résolus.

La polarisation de la vie politique autour de Nidaa Tounes et d’Ennahdha empêche tout débat d’ordre économique

Al-Massar, de son côté, préfère prendre position article par article et rejette justement en bloc l’article 39 sur la hausse de la TVA, qui a trouvé grâce aux yeux de certains élus du Front.

Abdelouahab Ouerfelli, un temps seul élu du parti El-Joumhouri (centre gauche) et aujourd’hui indépendant, s’est abstenu, tandis que la députée du Courant démocratique Samia Abbou, ainsi que Salem Labiadh, du Mouvement du peuple, ont voté contre la plupart des articles. « On a suivi les allers-retours et les discussions à l’ARP. On a compris que, sur les questions économiques, on ne gagnerait pas là », explique un militant de Fech Nestannew ?.

Déchirements chez les militants

« La polarisation de la vie politique autour de Nidaa Tounes et d’Ennahdha empêche tout débat d’ordre économique. Les deux partis sont libéraux, et la question sociale passe à la trappe au profit de problèmes de morale », se désole Jilani Hammami, député du FP.

Et la gauche, emmenée sur le terrain des valeurs, s’y embourbe. Sa tradition de scissiparité vient précisément de sa difficulté à hiérarchiser ses combats. À écouter les interventions lors de la rencontre de Nachaz, en décembre dernier, on se serait crus revenus à l’époque où les gauchistes tentaient de mettre le doigt sur « la contradiction principale », ce levier dont ils pourraient se servir pour faire la révolution.

Incapable de choisir entre les combats, la gauche est plongée dans un état d’aggiornamento permanent qui la rend inerte

Cette contradiction, aujourd’hui, où se situe-t-elle ? Les militants se déchirent à ce sujet. Les sociaux-démocrates d’Ettakatol ne se sont toujours pas relevés de leur alliance avec les islamistes, conçue dans l’optique de barrer la route à toute velléité de retour de l’ancien régime : ils n’ont pas d’élus à l’ARP et sont aujourd’hui peu ou prou inaudibles.

De son côté, « Al-Massar s’est résolument engagé dans les combats sociétaux – défense des libertés individuelles, promotion de l’égalité hommes-femmes –, à tel point qu’il est apparu comme un parti “bourgeois” qui néglige la justice sociale », observe Gherib. La composition du parti est parlante.

Déjà, en 2007, lors du congrès historique de son ancêtre, l’ex-Parti communiste Ettajdid, les 40 représentants, hormis un travailleur du rail, étaient tous des intellectuels. Incapable de choisir entre les combats, la gauche est plongée dans un état d’aggiornamento permanent qui la rend inerte. Pis : elle perd des points. « Les accusations pleuvent. Nous sommes accusés de traîtrise, d’athéisme… », se désole Jilani Hammami.

Violence de la parole politque

La gauche fait tout particulièrement les frais d’une parole politique parfois violente. « Le résultat est une espèce d’ultra-idéologisation », regrette en off un militant du Front, lequel, accablé, se réfugie dans des thématiques de niche. « Ils ont un mal fou à faire des propositions, à esquisser des alternatives. Ils sont dans l’opposition pure et simple », remarque un jeune membre d’Al-Bawsala, une ONG qui effectue un travail de veille parlementaire. Depuis le début de la législature, le groupe du FP n’a porté qu’une seule proposition de loi : la criminalisation de la normalisation avec Israël.

On se met juste à soutenir tout et n’importe quoi du moment que ça donne l’impression d’émaner du peuple

Les jeunes de Fech Nestannew ? se sont ainsi pratiquement substitués aux forces politiques censées les défendre. « La gauche a du mal à porter la question sociale dans les institutions, alors nous recentrons le débat par la rue », explique Henda Chennaoui, militante du collectif. « On ne doit pas se dire qu’ils nous échappent. S’ils nous précèdent, alors notre rôle est d’aller dans le sillon de ces jeunes », se rassure Jilani Hammami, qui explique que les jeunes du Front suivent de près les manifestations.

Mais d’autres, en off, avouent leur crainte : « De soutien à suivisme, il n’y a qu’un pas. Parfois, on se met juste à soutenir tout et n’importe quoi du moment que ça donne l’impression d’émaner du peuple et on ne transforme pas l’essai… »

Les manifestations de colère ont reçu un soutien formel du Front populaire et d’El-Joumhouri. Sans que le mouvement n’appelle officiellement à défiler, on retrouve dans la rue des militants d’Al-Massar. Le mouvement Al-Irada, de l’ancien président Moncef Marzouki, qui assumait encore dans JA un positionnement à gauche (voir JA no 2974, du 7 au 13 janvier), pourrait être tenté de se lancer dans la bataille… Un élu du Front populaire glisse : « En réalité, la balle est dans le camp des manifestants. Eux seuls peuvent aujourd’hui faire monter la pression pour que nous puissions aller négocier ensuite. »

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